Journal (Eugène Delacroix)/26 novembre 1860

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 416-418).

26 novembre. — J'écris à M. Lamey :

« Nous avons en nous comme une roue qui fait tout mouvoir comme dans un moulin. Il faut absolument la faire tourner, sans cela elle se rouille, et tout s’arrête dans notre machine, corps et esprit. Votre excellent régime vous entretient dans cette bonne disposition ; moi, il me faut exercice et travail.

Vous me demandez des nouvelles du bon Guillemardet : il est de sa personne d’une mauvaise et bien chancelante santé, et il vient d'éprouver un malheur de famille. Il a perdu sa nièce, Mme Coquille, qui vient de mourir après une maladie qui a duré plus de quinze ans et dans un âge où elle pouvait encore se promettre de vivre. Il y a vraiment des existences condamnées à des souffrances particulières, ce qui ne les garantit pas des chagrins et des souffrances qui affligent tous les hommes en général. Le pauvre Félix que vous avez connu, l’oncle de cette même Coquille, s’est vu, avant trente ans, assassiné lentement par une maladie implacable qui le retranchait du nombre des vivants, de son vivant même, en lui interdisant toute espèce de plaisir et en l’accablant de maux incessants.

Tenons-nous bien, cher et respectable ami. Que dans trente ans nous puissions nous revoir encore tantôt à Paris, tantôt à Strasbourg !

Je lisais dernièrement l’histoire du vieux Law, mort sous Charles II à cent quarante et quelques années. Il se portait comme un charme et n’observait aucun régime particulier. Le roi voulut le voir : on l’accabla de prévenances et, entre autres, d’excès de nourriture auxquels il n'était nullement accoutumé ; une indigestion l’emporta. A l’ouverture de son corps, on ne trouva pas un organe malade ou affaibli.

Voilà de beaux exemples à se proposer. Vous voyez que vous avez le temps de faire des projets, pourvu toutefois que les rois ne vous donnent pas d’indigestions. »

J'écris sous la même inspiration à Mme Sand :

« Sachez, ma bien chère amie, que quelques années de trop, qui délient dans l’intelligence certains ressorts, rendent singulièrement lourds ceux qui nous font mouvoir et digérer. Je crois certainement au perfectionnement de notre esprit par le fait de l'âge ; je parle d’un bon esprit, sain naturellement et juste surtout. Mais, ô condition cruelle de l’implacable nature ! il n’y a bientôt plus ni corps, ni circulation dans ce corps pour aider cet esprit ; l’homme de bien s’en va quand il commence à bien faire, disait Thémistocle. Bref, vous voilà hors d’affaire avec un renouvellement de santé. Quel bonheur, comme vous le dites si justement, de revoir autour de soi tout ce qu’on aime et de revenir à cette lumière qui vous montre de si belles choses ! Que trouverons-nous au delà ? La nuit, l’affreuse nuit. Il n’y aura pas mieux ; c’est du moins mon triste pressentiment : ces tristes limbes dans lesquels Achille, qui n'était plus qu’une ombre, se promenait en regrettant, non pas de n'être plus un héros, mais l’esclave d’un paysan pour endurer le froid et la chaleur sous ce soleil dont grâce au ciel nous jouissons encore (quand il ne pleut pas). »