Journal (Eugène Delacroix)/20 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 250-255).

Jeudi 20 octobre. — Quelle adoration que celle que j’ai pour la peinture ! Le seul souvenir de certains tableaux me pénètre d’un sentiment qui me remue de tout mon être, même quand je ne les vois pas, comme tous ces souvenirs rares et intéressants qu’on retrouve de loin en loin dans sa vie, et surtout dans les toutes premières années.

Hier je revenais de Fromont, où je me suis fort ennuyé : j’arrive chez Mme Villot, à qui j’avais à rapporter son ombrelle de la part des habitants de Fromont. Elle était là avec Mme Pécourt, qui a parlé des tableaux de son mari[1]. Là-dessus, Mme V… a rappelé quelques-uns de ceux de Rubens qu’elle a vus à Windsor. Elle a parlé d’un grand portrait équestre, d’une de ces grandes figures d’autrefois, armées de toutes pièces, avec un jeune homme près de lui. Il m’a semblé que je le voyais. Je sais beaucoup de ce que Rubens a fait, et crois savoir tout ce qu’il peut faire. Ce seul souvenir d’une femmelette qui certes n’a pas éprouvé, en voyant le tableau, l’émotion que je ressens seulement en me le figurant, sans l’avoir vu, a réveillé en moi les grandes images de ceux qui ont tant frappé ma jeunesse à Paris, au Musée Napoléon, et en Belgique, dans les deux voyages que j’y ai faits.

Gloire à cet Homère[2] de la peinture, à ce père de la chaleur et de l’enthousiasme dans cet art où il efface tout, non pas, si l’on veut, par la perfection qu’il a portée dans telle ou telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l’âme qu’il a mise partout. Chose singulière ! le tableau qui m’a peut-être donné la sensation la plus forte, l’Élévation en croix, n’est pas celui où brillent le plus les qualités qui lui sont propres et où il est incomparable. Ce n’est ni par la couleur, ni par la délicatesse ou la franchise de l’exécution que ce tableau l’emporte sur les autres, et, chose bizarre, c’est par des qualités italiennes, qui chez les Italiens ne me ravissent pas au même degré ; et je trouve à propos de me rendre compte ici du sentiment tout à fait analogue que j’ai éprouvé devant les batailles de Gros et devant la Méduse, surtout quand je l’ai vue à moitié faite. C’est quelque chose de sublime, qui tient en partie à la grandeur des personnages. Les mêmes tableaux en petite dimension me produiraient, j’en suis sûr, un tout autre effet. Il y a aussi dans celui de Rubens et dans celui de Géricault un je ne sais quoi de style michelangesque qui ajoute encore à l’effet que produit la dimension des personnages et leur donne quelque chose d’effrayant. La proportion entre pour beaucoup dans le plus ou moins de puissance d’un tableau. Non seulement, comme je le disais, ces tableaux ne seraient qu’ordinaires dans l’œuvre du maître exécutée en petit ; mais même grands simplement comme nature, ils n’atteindraient pas à l’effet sublime. La preuve, c’est que la gravure du tableau de Rubens ne me le produit nullement.

Je dois dire que la dimension ne fait pas tout, car plusieurs de ses tableaux où les figures sont très grandes ne me donnent pas ce genre d’émotion, qui est le plus élevé pour moi ; je ne puis dire non plus que ce soit exclusivement quelque chose de plus italien dans le style, car les tableaux de Gros qui n’en offrent point de trace et qui ne sont qu’à lui, me transportent au même degré dans cette situation de l’âme que je trouve la plus puissante que cet art puisse inspirer. C’est un mystère curieux que celui de ces impressions produites par les arts sur des organisations sensibles : confuses impressions, si on veut les décrire, pleines de force et de netteté, si on les éprouve de nouveau, seulement par le souvenir ! Je crois fortement que nous mêlons toujours de nous-mêmes dans ces sentiments qui semblent venir des objets qui nous frappent. Il est probable que ces ouvrages ne me plaisent tant que parce qu’ils répondent à des sentiments qui sont les miens ; et puisque, quoique dissemblables, ils me donnent le même degré de plaisir, c’est que le genre d’effet qu’ils produisent, j’en retrouve la source en moi.

Ce genre d’émotion propre à la peinture est tangible en quelque sorte ; la poésie et la musique ne peuvent le donner. Vous jouissez de la représentation réelle de ces objets, comme si vous les voyiez véritablement, et en même temps le sens que renferment les images pour l’esprit vous échauffe et vous transporte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose même à une certaine partie de votre être intelligent, semblent comme un pont solide sur lequel l’imagination s’appuie pour pénétrer jusqu’à la sensation mystérieuse et profonde dont les formes sont en quelque sorte l’hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe bien autrement parlant qu’une froide représentation, qui ne tient que la place d’un caractère d’imprimerie : art sublime dans ce sens, si on le compare à celui où la pensée n’arrive à l’esprit qu’à l’aide des lettres mises dans un ordre convenu ; art beaucoup plus compliqué, si l’on veut, puisque le caractère n’est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l’on considère qu’indépendamment de l’idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l’esprit dans l’ouvrage du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance, c’est-à-dire la satisfaction que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté, la proportion, le contraste, l’harmonie de la couleur, et tout ce que l’œil considère avec tant de plaisir dans le monde extérieur, et qui est un besoin de notre nature.

Beaucoup de gens trouveront que c’est précisément dans cette simplification du moyen d’expression que consiste la supériorité de la littérature. Ces gens-là n’ont jamais considéré avec plaisir un bras, une main, un torse de l’antique ou du Puget[3] ; ils aiment la sculpture encore moins que la peinture, et ils se trompent étrangement s’ils pensent que quand ils ont écrit : un pied ou une main, ils ont donné à mon esprit la même émotion que celle que j’éprouve quand je vois un beau pied ou une belle main… Les arts ne sont point de l’algèbre où l’abréviation des figures concourt au succès du problème ; le succès dans les arts n’est point d’abréger, mais d’amplifier, s’il se peut, de prolonger la sensation, et par tous les moyens… Qu’est-ce que le théâtre ? Un des témoignages les plus certains de ce besoin de l’homme d’éprouver à la fois le plus d’émotions possible ! Il réunit tous les arts pour sentir davantage : la pantomime, le costume, la beauté de l’acteur, doublent l’effet de l’ouvrage parlé ou chanté. La représentation du lieu dans lequel se passe l’action augmente encore tous ces genres d’impression.

On comprend donc tout ce que j’ai dit de la puissance de la peinture. Si elle n’a qu’un moment, elle concentre l’effet de ce moment ; le peintre est bien plus maître de ce qu’il veut exprimer que le poète ou le musicien livré à des interprètes ; en un mot, si son souvenir ne s’exerce pas sur autant de parties, il produit un effet parfaitement un et qui peut satisfaire complètement ; en outre, l’ouvrage du peintre n’est pas soumis aux mêmes altérations, quant à la manière dont il peut être compris dans des temps différents. La mode qui change, les préjugés du moment, peuvent faire envisager différemment sa valeur ; mais enfin il est toujours le même ; il reste tel que l’artiste a voulu qu’il fut, tandis qu’il n’en est pas de même d’un ouvrage livré à l’interprétation, comme les ouvrages de théâtre. Le sentiment de l’artiste n’étant plus là pour guider les acteurs ou les chanteurs, l’exécution ne peut plus répondre à l’intention primitive : l’accent disparaît, et avec lui la partie la plus délicate. Heureux encore l’auteur, quand on ne mutile pas son ouvrage, affront auquel il est exposé même de son vivant ! Le changement seul d’un acteur change toute la physionomie.

  1. Pécourt, peintre demeuré obscur.
  2. Rubens est certainement celui de tous les peintres qu’il a le plus constamment vanté.
  3. Voir l’étude qu’il consacra à ce maître. Elle fut publiée dans le Plutarque français et réunie aux autres fragments critiques dans le volume de M. Piron, déjà cité.