Journal (Eugène Delacroix)/17 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 244-250).

Lundi 17 octobre. — Après une journée de travail et un peu, je crois, de sommeil, parti tard vers Soisy. La pluie a détrempé les routes. J’ai fait le croquis du lavoir au soleil couchant. Descendu dans la ruelle où j’avais une fois trouvé un chat charmant. Rencontré Baÿvet en revenant. Voilà un homme à l’ancienne mode, à la mienne : il était pataugeant sur la route comme moi, et visitant ses travaux ; il portait de vieux habits dont son domestique ne voudrait certes pas ; son pantalon était retroussé de peur de la crotte. C’est ainsi qu’on faisait quand on désirait ne pas se gêner chez soi ou à la campagne. M. X… ou M. Y…, enfin tel sot à la moderne, serait bien malheureux d’être rencontré dans l’équipage où le pauvre Baÿvet se promenait tranquillement avec la conscience tranquille de ses cent mille livres de revenu, au milieu de tout cela.

J’éprouve tous les jours, et particulièrement quand il fait du soleil, un charme pénétrant en ouvrant ma fenêtre ; il y a dans le spectacle de la tranquillité de la nature un attrait plus particulier encore pour l’homme qui vieillit et qui apprécie la tranquillité et le calme. Il me semble que ce spectacle est fait pour moi. Une ville ne peut rien offrir de semblable : partout l’agitation qui ne convient qu’à la sotte jeunesse.

— J’écris à Piron :

« Je ne voulais venir ici que pour cinq ou six jours ; en voilà bientôt quinze que j’y suis, et je ne pense pas à revenir. La campagne m’est nécessaire de temps en temps. Comme j’y travaille, elle ne m’assomme pas, comme ceux qui se condamnent à y passer six mois de suite. Les gens du monde y vont mécaniquement au mois de juillet, et ils en reviennent en décembre ; moi, j’y vais quinze jours de temps en temps et de loin en loin. Plus il y a longtemps que je n’y ai été, plus j’en jouis ; j’aime aussi à y mener une vie opposée à celle de Paris ; j’abhorre les visites et les dérangements des voisins… Cette nature que je vois rarement me parle alors et me renouvelle. Une promenade dans la forêt, après que j’ai consacré ma matinée au travail, est un véritable délice, mais il faut absolument faire quelque chose. »

Toujours sur l’emploi du modèle et sur l’imitation.

Jean-Jacques dit avec raison qu’on peint mieux les charmes de la liberté quand on est sous les verrous, qu’on décrit mieux une campagne agréable quand on habite une ville pesante et qu’on ne voit le ciel que par une lucarne et à travers les cheminées. Le nez sur le paysage, entouré d’arbres et de lieux charmants, mon paysage est lourd, trop fait, peut-être plus vrai dans le détail, mais sans accord avec le sujet. Quand Courbet a fait le fond de la femme qui se baigne, il l’a copié scrupuleusement d’après une étude que j’ai vue à côté de son chevalet. Rien n’est plus froid ; c’est un ouvrage de marqueterie. Je n’ai commencé à faire quelque chose de passable, dans mon voyage d’Afrique, qu’au moment où j’avais assez oublié les petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et poétique ; jusque-là, j’étais poursuivi par l’amour de l’exactitude, que le plus grand nombre prend pour la vérité.

— J’ai travaillé toute la journée par la pluie à la petite Sainte Anne, et j’ai fait une esquisse du Soleil couchant que j’ai dessiné hier, au lavoir.

Petit tour avant dîner, malgré les mauvais chemins dans la forêt, le long de Baÿvet, avec ma bonne et pauvre Jenny[1], dont la santé paraît meilleure et m’enchante… Quel profond bon sens dans cette fille de la nature, et quelle vertu au fond de ses préjugés les plus singuliers !

J’avais refusé le dîner de Mme Villot ; j’ai été la joindre et sa société, comme elle était au dessert, et nous avons achevé la soirée chez Mme Barbier. J’ai ri aux larmes presque tout le temps, aussi bien de ce que je lui disais que de ce qu’elle me répondait. Elle m’a raconté l’aventure de son ami Chevigné, qui vient un de ces jours derniers pour la voir, et qui trouve dans le chemin de fer cet être antipathique qui se trouvait venir aussi chez elle et qu’il voyait par conséquent sans cesse à ses côtés ou devant lui tout le temps, y compris la voiture qui devait les ramener du chemin de fer chez elle.

Le livre de Véron[2] était là sur la table… Une femme qui n’est pas sotte, et qui est là, le trouve ennuyeux ; c’est une façon d’exprimer qu’il lui a déplu, et il déplaira à la moindre personne qui a quelque notion de ce que c’est qu’une chose passable. Nulle philosophie (grand article sur ce mot à propos des arts en général : sans cette philosophie que j’entends, nulle durée pour le livre ou pour le tableau, ou plutôt nulle existence) ; ce tas d’anecdotes, les unes intéressantes, les autres niaises et dignes d’amuser des laquais ; des nomenclatures, des répétitions textuelles de pièces historiques, qui sont partout, pour qui veut les y aller chercher, ne constituent pas un livre. C’est une anonyme réunion de pièces de toutes couleurs, auxquelles il a ôté la couleur en les ajustant… Quoi ! pas une réflexion pour souder un fait à un autre, ou plutôt quelles réflexions !… Car je me trompe : il met du sien de temps en temps ; mais quelle vulgarité ! Le pauvre homme a donné prématurément sa mesure. Après avoir pris la peine de nous ôter la pensée qu’il était capable d’écrire quelque chose qui eût le sens commun, il s’amuse même à détruire ce faible prestige qui l’entourait, à savoir qu’il avait quelque capacité pour les affaires, et que son savoir-faire du moins l’avait conduit à la fortune… Point du tout ; il établit que toutes ses combinaisons pour faire ses affaires ont été déjouées par le hasard, et que c’est le même hasard qui l’a fait réussir souvent par les moyens les plus inattendus et les plus opposés à ses prévisions.

Je n’ai, dans le jugement que je porte, nulle animosité ; au contraire, je l’aime beaucoup, malgré ses airs cavaliers ; mais ils sont inséparables du parvenu. Je crois qu’il perdra beaucoup à ce livre malencontreux. Il gagnait beaucoup, au contraire, à ne pas le publier, mais à laisser croire qu’il s’en occupait. Il confirme malheureusement tout ce que les gens plus fins que le vulgaire pouvaient augurer de lui… Je l’ai toujours pensé plus important par son air que par ses qualités réelles.

Un certain tact m’a rarement trompé ; j’écrivais ici, il y a quelque temps, sur la quantité des hommes médiocres ; mais que de degrés encore dans la médiocrité ! En voici un de la dernière catégorie ! J’entends parmi ceux qui se piquent d’œuvres d’esprit. Il sert à faire voir la valeur de ceux qui sont des chefs de bande, comme Dumas, par exemple, dont il est tant question depuis quelques jours. Mis en regard de Véron, Dumas paraît un grand homme, et je ne doute pas que ce ne soit son opinion à lui-même ; mais qu’est-ce que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd’hui, en comparaison d’un prodige tel que Voltaire, par exemple ? Que deviennent, à côté de cette merveille de lucidité, d’éclat et de simplicité tout ensemble, ce bavardage désordonné, cet alignement sans fin de phrases et de volumes semés de bonnes et de détestables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans ménagement pour le bon sens du lecteur ! Celui-là donc est médiocre dans l’emploi de facultés qui sont pourtant au-dessus de l’ordinaire ; ils se ressemblent tous… La pauvre Aurore[3] elle-même lui donne la main pour des défauts analogues, à côté de qualités de beaucoup de valeur. Ils ne travaillent ni l’un ni l’autre, mais ce n’est pas par paresse. Ils ne peuvent pas travailler, c’est-à-dire élaguer, condenser, résumer, mettre de l’ordre. La nécessité d’écrire à tant la page est la funeste cause qui minerait de plus robustes talents encore. Ils battent monnaie[4] avec les volumes qu’ils entassent ; le chef-d’œuvre est aujourd’hui impossible.

  1. On sait que Delacroix laissa par testament à Jenny Le Guillou une somme de cinquante mille francs, en outre de ce qui serait à sa convenance dans son mobilier, et du beau portrait qu’elle-même légua à sa mort au Musée du Louvre.
  2. Mémoires d’un bourgeois de Paris.
  3. George Sand.
  4. Ce jugement dans lequel Delacroix réunit Véron, Dumas et George Sand, rappelle un fragment d’étude de Barbey d’Aurevilly sur George Sand, où il parle de cette littérature dont elle a fait métier et marchandise. Nul passage dans le Journal du maître ne nous semble mieux venir à l’appui de ce que nous avons dit dans notre Étude à propos de ses appréciations sur les contemporains.