Journal (Eugène Delacroix)/20 mai 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 353-355).

20 mai. — Parti à Augerville avec Berryer, Batta[1] et M. Hennequin[2]. Parti triste ; je redeviens jeune pour mes tristesses à propos de tout. L’état de la santé y était pour quelque chose. Enchanté du voyage, surtout à partir d’Étampes ; nous nous sommes mis là en voiture, et nous avons fait nos sept à huit lieues, comme autrefois, au petit trot à travers une campagne un peu poudreuse, grâce à la grande chaleur, mais de cette vraie campagne, qu’on ne trouve pas aux environs de Paris ; cela m’a rappelé de jeunes années et de bons moments : le Berry, la Touraine sont ainsi.

L’arrivée charmante : c’est un séjour arrangé par lui, plein de vieilles choses que j’adore. Je ne connais pas d’impression plus délicieuse que celle d’une vieille maison de campagne ; on ne trouve plus dans les villes la trace des vieilles mœurs : les vieux portraits, les vieilles boiseries, les tourelles, les toits pointus, tout plaît à l’imagination et au cœur, jusqu’à l’odeur qu’on respire dans ces anciennes maisons. On trouve là reléguées de ces images qui ont amusé notre enfance et qui étaient nouvelles alors. Il y a ici une chambre dont les peintures à la détrempe existent encore, qui a été habitée par le grand Condé. Ces peintures sont d’une fraîcheur étonnante ; les dorures rehaussées n’ont point souffert.

Berryer, qui est la bonté et la facilité mêmes, nous a promenés partout. Il a un vivier dans son parc et de l’eau partout ; étables magnifiques avec un taureau superbe. Il faut absolument être loin de Paris pour trouver cela ; je n’ai pas une de ces émotions-là à Champrosay.

Le soir, nous nous sommes mis tous les quatre au coin du feu. Berryer nous contait qu’il était à la première représentation de la Vestale, avec des bottes à revers de soixante-douze francs : c’était alors le dernier goût. Ces malheureuses bottes étaient si étroites que, n’y pouvant tenir et ne goûtant pas du tout la musique, il demanda à des voisins un canif pour les fendre et se mettre à l’aise. Désaugiers était derrière lui ; il lui dit : « Monsieur, vous devez être content de votre cordonnier ; il vous sert (serre) bien. »

  1. Alexandre Batta, célèbre violoncelliste, qui pendant vingt ans a donné un grand nombre de concerts, suivis avec beaucoup d’intérêt par les amateurs.
  2. Amédée Hennequin était le fils d’un avocat célèbre, ami de Berryer. À ce titre, il faisait partie du groupe des intimes d’Augerville Dans ses Souvenirs, Mme Jaubert le mentionne assez brièvement.