Journal (Eugène Delacroix)/1er mars 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 66-68).

Lundi 1er mars. — Je n’ai point travaillé de la journée.

— J’ai dîné chez Mme. Guillemardet.

Vu Cicéri[1], Riesener, Leblond, Piron.

— Passé une triste soirée seul au café. Rentré à dix heures. Relu mes vieilles lettres.

Écrit à Philarète la lettre suivante :

« Je m’attends à te voir d’une surprise extrême : Lui ! m’écrire, un peintre : che improvisa novella !… et devine ce qui me fait t’écrire : c’est peut-être ce que tu cherches bien loin, tandis que le plus simple à imaginer ne te sera pas venu.

Je vous écris, mon ancien ami, par ce besoin que nous comprenions mieux autrefois. Mais nous sommes avancés l’un et l’autre dans cette carrière qui se défile à mesure sous nos pas. Certains sentiments deviennent ridicules. Les objets ou dédains philosophiques de nos naïves imaginations de seize à vingt ans deviennent par contre des objets très sérieux de notre culte. J’ai passé une soirée à relire toutes mes vieilles lettres, car je suis plus conservateur qu’un Sénat, qui n’a rien conservé que ses plâtres. Tandis que vous étiez au bal de l’Opéra, au moins j’ose le penser, je suis à deux heures de la nuit enfoui dans des souvenirs doux et affligeants. Vous étiez à cette époque dégoûté de la vie et des vanités prétendues de la vie ; aujourd’hui, je prends de cette maladie de ce temps-là, et vous pourriez bien avoir pris de mon insouciance philosophique d’alors. Mais qu’en fais-je et S*** ? Mon cœur a saigné tout à l’heure au souvenir de tout ce que cet homme m’a inspiré. Cette vie d’homme qui est si courte pour les plus frivoles entreprises est pour les amitiés humaines une épreuve difficile et de longue haleine. Dans la carrière que vous suivez, vous ne devez pas trouver beaucoup d’amis et surtout d’amis pour la vie comme nous l’étions avec Sousse, avant qu’en effet la vie eût été retournée pour chacun de nous… Si tu en trouves, tant mieux, tu es plus heureux que moi.

Malgré quelques attiédissements passagers, je crois qu’il faut de loin en loin, pour quelques figures passagères, se conserver les anciens. Profitons-en surtout pendant que l’amitié peut encore entre nous être désintéressée. Si tu étais ministre, je ne t’aurais pas écrit ce soir. J’aurais relu tes lettres, rentré mon émotion, et j’aurais dit : « C’est un homme mort, n’y pensons plus. » Je ne dis pas non plus que je l’aurais écrite à mon vieux camarade resté en arrière, si c’était moi qui eus été ministre ou le parvenu. Le cœur humain est une vilaine porcherie ; ce n’est pas ma faute, mais qui ose répondre de soi ? Écris-moi, fais reprendre à mon cœur la route de certaines émotions de la jeunesse, qui ne revient plus ; quand ce ne serait qu’une illusion, ce serait encore un plaisir. Adieu, etc. »


— J’ai relu aussi des lettres d’Élisabeth Salter… Étrange effet, après tant de temps !

— Retrouvé dans une lettre de Philarète ce sujet de la mort de R…, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Après avoir défendu avec beaucoup de véhémence, dans le barreau de Thèbes, la cause d’un ami accusé d’un crime capital, il expira la tête appuyée sur les genoux de sa fille.

  1. Cicéri, peintre décorateur, né en 1782 ; encore enfant il dirigea l’orchestre du théâtre Séraphin et entra à dix-sept ans au Conservatoire. Obligé de renoncer à la carrière dramatique par un accident qui le rendit boiteux, il étudia le dessin sous la direction de l’architecte Bellange et la peinture de décors dans les ateliers de l’Opéra dont il fut bientôt nommé décorateur en chef. Il avait été chargé des décorations ornementales de la bibliothèque du Palais-Bourbon.