Journal (Eugène Delacroix)/17 avril 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 332-334).

17 avril. — Reçu le matin, pendant que je travaillais, une invitation pour le soir à l’Élysée : parti vers quatre heures.

Trouvé dans le chemin de fer une famille, mère, fils, fille, avec des cheveux magnifiques : se rappeler ces effets vraiment charmants dans le jeune homme, dont les cheveux étaient très bruns, et dans le jeune enfant, qui les avait déjà châtains et tournés en boucles les plus capricieuses et pleines de grâce.

Fatigue pour arriver jusque chez moi et ennui profond jusqu’au moment d’aller à cette corvée, dont j’ai rapporté le même sentiment d’amertume et de mépris de moi-même, de me confondre avec tous ces coquins… On avait éclairé le jardin en lanternes de couleur et feux de Bengale, d’un joli effet. Voilà le beau pour ces gens-là ! Une matinée d’avril les laisse indifférents.

Parti le lendemain, sans voir personne. J’ai été au Jardin des Plantes[1] passer une heure à voir les animaux, mais ils étaient paresseux et ne m’offraient pas grand’chose à étudier ; d’ailleurs, la chaleur était excessive.

Revenu avec bonheur et toujours avec cette extase intérieure ; cette jouissance que me donne le sentiment de la liberté dont je jouis et la vue de ces simples objets, si connus de mes yeux et (j’allais dire) de mon cœur, et pourtant si nouveaux chaque fois que je les retrouve en sortant du gouffre empesté qui nous prend le meilleur de nos jours.

  1. Delacroix allait souvent au Jardin des Plantes faire des études d’animaux. Dans une note de sa correspondance, M. Burty dit à propos du sculpteur Barye : « Ils avaient fait en compagnie, m’a dit M. Delacroix, des études au crayon ou à l’encre, de lions, de lionnes, de tigres, dans une superbe ménagerie qui s’était établie à la foire de Saint-Cloud, et aussi des études d’écorché, d’après une lionne morte au Jardin des Plantes. » (Corresp., t. I, p. 131.)