Journal (Eugène Delacroix)/14 février 1848

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 344-346).

Mercredi 14 février. — Dîné chez le président du Corps législatif[1], avec Poinsot, Gay-Lussac, Thiers, Molé, Rayer, Jussieu. Vieillard et Chabrier y étaient. Le premier m’a présenté à Léon Faucher.

J’ai une longue conversation après dîner avec Jussieu, sur les fleurs, à propos de mes tableaux : je lui ai promis d’aller le voir au printemps. Il me montrera les serres et me fera obtenir toute permission pour l’étude.

Thiers a été très froid avec moi, et plus que je ne le pensais encore. Je commence à croire ce que Vieillard me disait lundi chez C…, qu’il a l’esprit élevé et l’âme petite. Il devrait au fond m’estimer de la résistance que je lui ai opposée dans une chose qui choquait mes sentiments… Tant pis pour lui assurément.

Je n’ai pu causer avec Poinsot[2], ni l’entendre causer. Ces hommes là et leur sang-froid me font beaucoup d’effet. Celui-ci est un des plus remarquables qu’on puisse voir…

Le Prince a fait compliment à Ingres sur son beau tableau des Capucins, lequel est de Granet, et dont il est propriétaire. La figure d’Ingres était curieuse en entendant ce coq-à-l’âne.

— Chez Mme Marliani, en sortant. Elle m’a fait lire une lettre de Mme Sand. Elle s’excuse grandement dans l’affaire du mariage et ne croit pas ou feint de croire qu’elle n’a jamais pensé au Clésinger pour son compte. À la bonne heure.

— Fleury a eu l’idée qu’on imprimerait avantageusement la toile avec de la pâte de papier ; il me semble effectivement que ce sera un dessous excellent, absorbant à la fois et hors d’état d’influer sur la peinture comme la céruse à laquelle il attribue la plupart des changements, surtout dans les parties qui ne sont que frottées, comme dans les ombres des Flamands. Il pense que les tableaux et toiles de maîtres étaient imprimés avec toute autre chose que la céruse : plâtre avec colle de pâte, terre de pipe, etc.

  1. Armand Manast était alors président de l’Assemblée constituante, et Léon Faucher ministre de l’intérieur.
  2. Louis Poinsot (1777-1859), géomètre, membre de l’Académie des sciences, ancien pair de France. Il est célèbre par ses découvertes scientifiques et ses importants travaux.