Journal (Eugène Delacroix)/12 septembre 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 116-118).

Dimanche 12 septembre. — Très belle journée : le soleil de bonne heure. J’avais devant mes fenêtres les bâtiments pavoisés.

J’ai trouvé sur la jetée Mme Sheppard. Elle m’a invité à dîner pour demain. J’ai esquivé la jeune dame d’hier, qui devient assommante ; elle et son monde ont encore gâté ma soirée ; impossible de les éviter à la jetée… En vérité, je suis d’une bêtise extrême : je suis simplement poli et prévenant pour les gens ; il faut qu’il y ait dans mon air quelque chose de plus. Ils s’accrochent à moi, et je ne peux plus m’en défaire. Entré un moment à l’établissement le soir, grâce à l’instance de Possoz[1], qui est là comme chez lui : la mer, qui était pleine, se brisait avec une belle fureur.

— Je fais ici d’une manière assez complète cette expérience qu’une liberté trop complète mène à l’ennui. Il faut de la solitude et il faut de la distraction. La rencontre de P…, que je redoutais, m’est devenue une ressource à certains moments. Celle de Mme Sheppard de même pour quelques instants. Sans Dumas et son Balsamo, je reprenais le chemin de Paris, si bien que maintenant ces interruptions à ma solitude sont ce qui me prend le plus de temps, et je suis loin de regretter mes vagues rêveries.

Tout ce qui est grand produit à peu près la même sensation. Qu’est-ce que la mer et son effet sublime ? celui d’une énorme quantité d’eau… Hier soir, j’écoutais avec plaisir le clocher de Saint-Jacques qui sonne très tard, et en même temps je voyais dans l’ombre la masse de l’église. Les détails disparaissant, l’objet était plus grand encore ; j’éprouvais la sensation du sublime, que l’église vue au grand jour ne me donne nullement, car elle est assez vulgaire. Le modèle exact en petit de la même église serait encore plus loin de faire éprouver ce sentiment. Le vague de l’obscurité ajoute encore beaucoup à l’impression de la mer : c’est ce que je voyais à la jetée pendant la nuit, quand on n’entrevoit qu’à peine les vagues, qui sont tout près, et que le reste se perd dans l’horizon. Saint-Remy me produit beaucoup plus d’effet que Saint-Jacques, qui est cependant d’un meilleur goût, plus ensemble et d’un style continu. La première de ces deux églises est d’un goût bâtard tout à fait semblable à l’église de l’abbaye de Valmont, et qui prêterait beaucoup à la critique des architectes. Saint-Eustache, qui est dans le même cas, quoique plus conséquent dans toutes ses parties, est assurément l’église la plus imposante de Paris. Je suis sûr que Saint-Ouen[2] regratté ne fera plus d’effet ; l’obscurité des vitraux et les murs noircis, les toiles d’araignée, la poussière, voilaient les détails et agrandissaient le tout. Les falaises ne font d’effet que par leur masse, et cet effet est immense, surtout quand on y touche, ce qui augmente encore le contraste de cette masse avec les objets qui les avoisinent et avec notre propre petitesse.

  1. Possoz, ancien maire de Passy, membre du conseil municipal de Paris.
  2. L’église Saint-Ouen, de Rouen.