Journal (Eugène Delacroix)/11 septembre 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 115-116).

Samedi 11 septembre. — En me réveillant, j’ai vu de mon lit le bassin à peu près plein et les mâts des bâtiments se balançant plus qu’à l’ordinaire ; j’en ai conclu que la mer devait être belle ; j’ai donc couru à la jetée et j’ai effectivement joui, pendant près de quatre heures, du plus beau spectacle.

La jeune dame de la table d’hôte, qui se trouve être seule, y était à son avantage ; il est vrai que le noir lui sied mieux et ôte un peu de vulgarité. Elle était vraiment belle par instants, et moi assez occupé d’elle, surtout quand elle est descendue au bord de la mer, où elle a trouvé charmant de se faire mouiller les pieds par le flot. A table, sur le tantôt, je l’ai trouvée commune. La pauvre fille jette ses hameçons comme elle peut : le mari, ce poisson qui ne se trouve pas dans la mer, est l’objet constant de ses œillades, de ses petites mines. Elle a un père désolant… J’ai cru longtemps qu’il était muet ; depuis qu’il a ouvert la bouche, ce qui, à la vérité, est fort rare, il a perdu encore dans mon opinion ; car auparavant, c’était l’écorce seule qui était peu flatteuse.

Ce soir, je les ai retrouvés à la jetée.

Rentré, lu mon cher Balsamo[1].

Déjeuné vers une heure et demie, contre mon habitude. — Habillé et sorti. — J’ai été finir mes emplettes chez l’ivoirier et ai passé mon temps délicieusement jusqu’à dîner, au pied des falaises.

La mer était basse et m’a permis d’aller fort loin sur un sable qui n’était pas trop humide. J’ai joui délicieusement de la mer ; je crois que le plus grand attrait des choses est dans le souvenir qu’elles réveillent dans le cœur ou dans l’esprit, mais surtout dans le cœur. Je pense toujours à Bataille, à Valmont[2], quand je m’y suis trouvé pour la première fois, il y a tant d’années… Le regret du temps écoulé, le charme des jeunes années, la fraîcheur des premières impressions agissent plus sur moi que le spectacle même. L’odeur de la mer, surtout à marée basse, qui est peut-être son charme le plus pénétrant, me remet, avec une puissance incroyable, au milieu de ces chers objets et de ces chers moments qui ne sont plus.

  1. C’est la première fois qu’une épithète louangeuse pour Dumas parait dans ce Journal. On lira plus loin les jugements les plus sévères sur l’œuvre du romancier.
  2. Delacroix évoque ici des souvenirs d’enfance et de jeunesse. À ce propos, M. Riesener dit dans ses notes : « A Valmont, en Normandie, nous avons passé quelques vacances. Tantôt il était tout feu pour le travail, et faisait des aquarelles délicieuses qui ont été vues à sa vente ; tantôt, ne pouvant s’y mettre, il se mettait à mouler avec passion des figurines qui ornent les tombeaux des moines d’Estouteville, fondateurs de l’abbaye de Valmont. »