Journal (Eugène Delacroix)/10 février 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 80-81).

Mardi 10 février. — Soirée chez M. Chevalier, rue de Rivoli, dans des appartements très splendides au premier. Détestables tableaux sur les murs, livres magnifiques dans des armoires qu’on n’ouvre pas plus que les livres. Point de goût. J’y ai vu Mme Ségalas[1], qui m’a rappelé que nous ne nous étions pas rencontrés depuis 1832 ou 1833, chez Mme O’Reilly. C est là aussi et chez Nodier[2] d’abord, que j’ai vu pour la première fois Balzac[3], qui était alors un jeune homme svelte, en habit bleu, avec, je crois, gilet de soie noire, enfin quelque chose de discordant dans la toilette et déjà brèche-dent. Il préludait à son succès.

  1. Mme Anaïs Ségalas, un des plus célèbres bas bleus du temps, auteur de contes enfantins et de petits ouvrages humoristiques.
  2. Charles Nodier avait été nommé en 1823 bibliothécaire de l’Arsenal. Son salon devint alors le rendez-vous de tout le monde littéraire et artistique. « Là, dit J. Janin, il recevait tous ceux qui tenaient honorablement une plume, un burin, une palette, un ébauchoir. »
  3. Balzac, nous l’avons déjà fait observer dans notre Étude, était antipathique à Delacroix. L’artiste ne lui pardonna jamais ce je ne sais quoi de décousu et de débraillé qui caractérisait sa personne. Delacroix n’avait pas su discerner — et ce fut une de ses rares incompréhensions — l’admirable puissance de génie que dissimulait mal son absence de goût. Et pourtant on trouve à maintes reprises, dans le Journal, des fragments détachés, des citations tirées des œuvres de Balzac, notamment tout le passage sur les artistes et les conditions de production, une des maîtresses pages de la Cousine Bette. Nous pensons que la personnalité encombrante et souvent arrogante de Balzac ne contribua pas médiocrement à écarter de lui Delacroix, car il écrivait à Pierret en 1842, de Nohant, où il se trouvait installé chez Mme Sand : « Nous attendions Balzac qui n’est pas venu, et je n’en suis pas fâché. C’est un bavard qui eût rompu cet accord de nonchalance dans lequel je me berce avec grand plaisir. » (Corresp., t. I, p. 262.)