Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-23).

CHAPITRE I

LA JEUNESSE DE J. DE MAISTRE

I

Beaucoup d’écrivains, la jeunesse passée, la gloire venue, aiment à se reporter vers le temps de leurs débuts dans la vie, à conter les plus futiles incidents de leur enfance, à nous initier aux sentiments qui les animaient avant l’heure de la célébrité. À ce goût assez naturel nous devons quelques livres exquis. Il y aurait donc un peu d’ingratitude à reprocher à ceux qui les ont écrits le plaisir qu’ils ont pu prendre à se mettre en scène et la vanité qui se mêle toujours à ce genre de plaisir. Joseph de Maistre vivait trop complètement dans le domaine de la pensée et de l’action pour songer à se raconter à ses contemporains. Nul écrivain n’a été moins que lui préoccupé de se faire connaitre. Ses œuvres complètes ne fournissent que bien peu de lumière sur ce que furent son enfance et sa jeunesse : quelques rares lettres sauvées par hasard, quelques passages de ces ouvrages évidemment inspirés, sans qu’il en eût peut-être conscience, par les impressions profondes et ineffaçables des premières années.

Ce Savoyard, épris de ses montagnes et si attaché à la dynastie nationale du vieux duché de Savoie, n’était pas de sang allobroge. Son père, François-Xavier Maistre, né dans le comté de Nice d’une famille qui paraît originaire du Languedoc, était magistrat depuis quelques années déjà quand un décret du roi de Sardaigne l’envoya, en 1740, siéger au sénat de Savoie. Ce sénat était une cour souveraine ayant à peu près les mêmes attributions que nos anciens parlements. Il rendait la justice en dernier ressort et possédait le précieux droit de remontrance, qui faisait de lui une sorte de pouvoir pondérateur de la puissance royale. Le sénateur Maistre était un homme intègre, d’un caractère droit et ferme, d’un jugement sûr. Son visage, dont un buste du temps nous a conservé les traits, a quelque chose de sévère, de presque dur. Il appartenait à l’école de ces magistrats d’autrefois, qui se faisaient une si haute idée de la dignité et des devoirs professionnels, un point d’honneur de ne jamais céder. Chargé par le roi, de concert avec le premier président Salteur, de rédiger les royales constitutions, vaste compilation du droit politique, civil, administratif et pénal de la Savoie, qui parut en 1770, il fut récompensé de son intelligente coopération à cette grande œuvre par le litre de comte et par la charge fort considérée de second président du Sénat. Mais une vie de travail et d’honneur ne suffit pas à fixer l’attention de la postérité, et le vieux président comte Maistre serait depuis longtemps oublié sans doute, si deux de ses fils, Joseph et Xavier, n’avaient illustré son nom. De son mariage avec Mlle Demotz, appartenant à une famille distinguée de la Savoie, il eut dix enfants, dont cinq fils. Joseph, l’aîné de ceux-ci, naquit, le 1er avril 1753, dans un vieil hôtel de la place de Lans à Chambéry.

« Ce qu’on appelle l’homme, c’est-à-dire l’homme moral, a dit l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, est peut-être formé à dix ans. S’il ne l’a pas été sur les genoux de sa mère, ce sera toujours un grand malheur. Rien ne peut remplacer cette éducation. Si la mère surtout s’est fait un devoir d’imprimer profondément sur le front de son fils le caractère divin, on peut être à peu près sûr que la main du vice ne l’effacera jamais. » Assurément Maistre pensait à lui-même en écrivant ces lignes. Sa mère en effet fut sa véritable éducatrice. C’est à cette femme austère, d’une piété profonde, qu’il dut les premières leçons qui ne s’oublient pas. Son enfance s’écoula près d’elle, puis il fut confié aux Jésuites, grands amis de sa famille, qui prirent de bonne heure sur lui l’influence qu’ils ont toujours gardée. Sa jeunesse fat celle des jeunes gens appartenant aux familles qui avaient conservé au XVIIIe siècle, au milieu du relâchement général des mœurs et des croyances, l’austérité de l’âge précédent. Encore enfant, il est affilié à une pieuse congrégation, qu’on appelait la congrégation des Messieurs et dont les membres faisaient en commun une retraite annuelle, sous la direction des pères Jésuites. À quinze ans, il fait partie de l’association des Pénitents noirs, braves gens se recrutant un peu dans tous les mondes, qui se donnaient pour mission d’accompagner les condamnés au dernier supplice, de les ensevelir et de prier pour eux. Le jeune pénitent a pu ainsi, à travers les trous ronds de sa cagoule, observer l’horreur des exécutions capitales : il s’en est souvenu certainement quand, trente ans plus tard, il écrivit une page célèbre sur le bourreau. Envoyé à Turin pour suivre les cours de droit à l’Université, il est un étudiant exemplaire. Ses études achevées, il revient à Chambéry, où, en 1774, il entre dans la magistrature, comme substitut surnuméraire de l’avocat fiscal général du Sénat, nous dirions aujourd’hui attaché au parquet du procureur général.

II

Au siècle dernier, alors qu’en France commençait à bouillonner l’esprit révolutionnaire, alors que l’on y avait conscience de l’instabilité d’un équilibre tout artificiel, certains pays jouissaient d’un calme profond. Des institutions traditionnelles, incontestées, qui n’avaient été ni faussées, ni avilies, assuraient à chacun sa place. Quand la bonne fortune plaçait sur le trône un prince bienfaisant, exerçant avec justice ce gouvernement paternel qui était le principe de l’ancien régime, quand l’État n’était pas entraîné dans les grandes guerres qui ravageaient périodiquement l’Europe, le sort du peuple était enviable. Tel était le cas du royaume sarde dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À cheval sur les Alpes, entre la France et l’Italie, il participait aux avantages de ces deux pays, dont il parlait les langues. Pendant les cinquante années qui précédèrent la Révolution, il vécut en pleine paix. Contrairement aux traditions de leurs ancêtres, Charles-Emmanuel III, puis, à partir de 1773, Victor-Amédée III s’appliquèrent avec succès à rester neutres dans les conflits armés entre les grandes Puissances. Ils s’occupaient de réformer l’administration. Sans écraser leurs sujets d’impôts trop vexatoires, ils faisaient tracer des routes, construire des ponts, établir des digues. En même temps, subissant plus ou moins consciemment l’influence de l’esprit de leur temps, ils s’efforçaient de supprimer les vestiges, encore si nombreux alors, de la féodalité. En 1762, l’affranchissement des personnes était décrété dans le duché de Savoie. En 1771, on mettait à l’étude l’affranchissement des terres frappées de droits féodaux. Au reste, les distinctions de castes, qui étaient si marquées en France, étaient peu importantes en Savoie. Le clergé se recrutait dans toutes les classes : nombre de roturiers parvenaient à l’épiscopat. La noblesse était grossie constamment par des anoblissements d’hommes distingués, militaires, fonctionnaires et magistrats. Elle ne possédait pas la plupart des privilèges qui l’avaient rendue si impopulaire en France. Elle avait d’ailleurs une existence trop simple pour exciter l’envie du peuple, avec lequel elle restait en contact permanent. En somme, il faisait assez bon vivre dans l’ancienne Savoie, sous un gouvernement sage, qui maintenait chacun à sa place sans violenter personne. Les moins favorisés n’avaient pas trop de peine à se résigner à un sort qui n’avait rien de cruel. Les privilégiés jouissaient sans scrupule de conscience des avantages que leur conférait leur rang et que nul ne se serait avisé de leur contester. Aux yeux de la plupart des sujets savoyards du roi de Sardaigne, cette société profondément imprégnée de l’esprit religieux, rattachée par des liens séculaires à des princes le plus souvent justes et bons, présentait la forme normale de l’organisation des sociétés humaines. Certes il y avait des imperfections, des vices d’administration à corriger, des réformes à opérer ; mais, sur le fond des choses, tout le monde était d’accord. Joseph de Maistre partageait tout naturellement cet optimisme. C’était le fruit de son éducation, c’était le résultat de la silualiun qui lui était faite. Pour lui, la religion catholique était la meilleure des religions, la monarchie traditionnelle des rois de Sardaigne la meilleure des monarchies, et le petit monde, sage, vertueux où il vivait, le meilleur des mondes possibles. Son originalité fut de devenir le théoricien d’un état social qui n’était qu’un incident dans l’histoire de l’humanité, de croire et de professer que cet état social était l’ordre nécessaire et universel conçu par Dieu pour le gouvernement des hommes. Au fond, cet esprit à large envergure est resté toute sa vie sous le charme des images qui ont séduit son enfance et sa jeunesse. Dans les traditions de presque tous les peuples, on trouve le mythe de l’âge d’or. Les individus sont comme les peuples. Ils poétisent les souvenirs de leurs premières années. Ils parent des plus charmantes couleurs les lieux, quels qu’ils soient, qui ont frappé leurs yeux s’ouvrant à la lumière.

III

L’influence de Rousseau était si générale à la fin du dernier siècle que nul ne pouvait s’en dégager entièrement, même dans les milieux où l’on était le moins accessible aux doctrines du philosophe de Genève. Le premier écrit de Joseph de Maistre, qui devait avoir une manière si personnelle, semble être un pastiche de celui qu’il combattit plus tard si ardemment. C’est un discours prononcé, en 1775, à l’occasion d’un voyage de Victor-Amédée III en Savoie, et suivi, deux ans plus tard, d’une mercuriale sur la vertu. On lit dans le premier des phrases comme celle-ci : « La louange est un crime, quand elle se prostitue au vice ; elle n’est que ridicule lorsqu’on l’accorde à la médiocrité ; mais elle est le plus doux des devoirs quand elle est le prix de la vertu ». Et le jeune substitut loue chez le roi l’honnêteté de la vie privée, la pureté des mœurs, la bonté et l’affabilité paternelles. En même temps, il se montre animé d’idées libérales et parlementaires, dans le vieux sens du mot. Il se félicite de la suppression progressive des coutumes féodales. Il croit à la vertu des remonstrances du sénat de Savoie. Il ne veut pas le gouvernement des prêtres ; mais il veut que la religion soit prospère et honorée, car pour lui, déjà, « la religion est le plus puissant des ressorts politiques, le vrai nerf des États ». C’est pour cela que, s’il admet la liberté de penser (qu’il serait d’ailleurs malaisé d’atteindre), il n’admet pas celle de publier ce qu’on pense, quand on pense mal. Le discours sur la vertu respire le même esprit relativement libéral. Telles étaient les idées qui régnaient alors à Turin, que Joseph de Maistre, coupable de pareilles hardiesses, reçut un blâme de la Chancellerie. Chose curieuse ! il en porta toujours le poids. Certes jamais roi de Sardaigne n’eut de sujet plus fidèle, et jamais personne ne se montra dans la suite plus imbu que lui des principes d’autorité ; mais il était le moins courtisan des hommes. Il lui manquait déjà et il lui manqua toujours cette souplesse plus nécessaire que le talent pour être bien noté. Étranger aux habitudes de la toute-puissante bureaucratie, incapable de se plier à la routine administrative, il choquait les préjugés de ses chefs, qui le desservaient auprès du roi. On verra qu’il souffrit toute sa vie de ce malentendu.

Le style des premiers discours du futur auteur des Considérations sur la France est d’un bon élève, nourri aux plus pures sources de la tradition classique qui expirait alors dans la puérilité. Un curieux document, conservé par hasard, montre l’idée qu’il se faisait, vers 1780, des conditions de l’art oratoire. Ce sont les corrections qu’il apporte à une mercuriale préparée par un de ses collègues. « Aucun terme technique, déclare-t-il, ne doit paraître dans un ouvrage d’éloquence. » Et, conformément à l’oracle qu’il a rendu, il biffe ferment, il biffe branche gourmande, il biffe capitulation, estimant que ce mot ne peut pas « s’employer au moral dans le style noble ». Son ami avait écrit un petit maitre. « Petit maître ! dans une harangue ! y pensez-vous !![1] »

En 1784, il prononça un discours de rentrée sur le caractère extérieur du magistrat. Ici, ce n’est pas seulement le style de Rousseau, c’est quelque chose même de sa pensée que nous retrouvons. Le jeune magistrat croit au contrat social, comme tout le monde y croyait alors. Il parle de ces parlements de sauvages dont il se moquera si spirituellement plus tard, de ces hommes primitifs qui abdiquent une partie de leur liberté naturelle « autour de l’autel de la patrie qui vient de naître ». Rien encore ne fait présager l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ; mais on y trouve une admirable élévation de sentiments, une haute idée du devoir. Nul n’a porté plus haut que Maistre la dignité humaine et il est beau de voir comment le jeune substitut se trace à lui-même le rôle qui lui est dévolu. Il demande au magistrat d’inspirer la confiance par la sévérité de sa tenue, par le choix des relations, par la pureté de la vie, d’écarter les solliciteurs par une réserve pleine de dignité. Le magistrat doit penser qu’on l’observe toujours, qu’on est porté à le juger sévèrement. Son attitude, dans toutes les circonstances de la vie, doit être telle qu’on se rende compte qu’aucune séduction ne peut avoir prise sur lui. Il ne doit jamais parler des affaires en cause, ni même traiter dans la conversation des questions de droit. Car le magistrat n’est pas un légiste qui ergote, mais un oracle qui prononce.

Ce langage, dans la bouche d’un homme si jeune, ne pouvait passer inaperçu. Si, à Turin, on en prit encore ombrage, croyant voir quelque arrière-pensée satirique, à Chambéry, Maistre se plaça d’emblée au premier rang de la jeunesse studieuse et intelligente. Il s’efforçait de réaliser lui-même le type du magistrat tel qu’il l’avait représenté. Exemplaire dans ses mœurs, il consacrait au travail de longues heures chaque jour. Il accumulait ainsi ce trésor de connaissances variées dont il a tiré tant de profit plus tard. Ses penchants le poussèrent à apprendre la théologie, d’où une pente naturelle le conduisit à l’étude des doctrines secrètes qui révèlent aux initiés les arcanes du monde invisible. Il subissait ainsi ce goût de l’occultisme qui était si commun à la fin du siècle dernier, comme il l’est à la fin du nôtre. On appelait alors illuminés les personnes — et elles étaient nombreuses — qui prétendaient posséder des lumières particulières sur le monde, ses origines et ses destinées, sur Dieu, sur ses rapports avec l’homme. Il y avait des illuminés de toute espèce. Maistre donne même ce nom aux francs-maçons, comme à tous ceux qui cherchaient à se créer pour eux-mêmes une religion spéciale, en dehors ou au-dessus des confessions reconnues et des credo arrêtés. Le mot était plus communément appliqué aux disciples de Weisshaupt, professeur de droit canon à l’université d’Ingolstadt, qui eut de son temps une assez grande célébrité. Ces sectaires avaient ceci de particulier qu’ils professaient contre les Jésuites une haine violente et qu’ils avaient, ou qu’on leur attribuait le dessein de détruire la Compagnie par les moyens que les ennemis de celle-ci l’accusaient d’employer, c’est-à-dire par tous les moyens. Mais il y a illuminés et illuminés. Tout autres étaient de braves gens dont Maistre fit la connaissance à Lyon, où il se rendait quelquefois pour assister à leurs séances. Lyon, qui est la vraie capitale religieuse de la Fiance, est aussi la ville où les doctrines mystiques s’acclimatent le plus facilement. Une étude de psychologie lyonnaise montrerait chez les hommes distingués de la région, avec une constante préoccupation morale, une imagination, interne en quelque sorte, qui pour être contenue n’est quelquefois que plus ardente. Ceux qui y joignent le sens de la vie pratique sont aptes aux grandes affaires et capables de s’élever très haut dans tous les ordres de l’activité humaine. Mais combien restent des rêveurs, des esprits chimériques, mal armés pour les luttes de l’existence, arrêtés dans leur essor par une certaine difficulté de concréter, empêchés de faire bien par la poursuite du mieux ! De pareils êtres sont une proie facile du mysticisme. Les illuminés que Maistre visitait à Lyon étaient disciples du juif cabbaliste portugais Martinez Pasqualis, qui fut le maître de Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », auteur de l’Homme de désir. Ces « Martinistes » étaient chrétiens et, comme le fit longtemps Saint-Martin, ils observaient les pratiques de la religion catholique. Mais il leur fallait quelque chose de plus que le catholicisme traditionnel et banal. Ils rêvaient d’un christianisme supérieur. Ils croyaient qu’en s’inspirant des premiers chrétiens qui avaient vécu en contact avec Jésus, ils arriveraient à pénétrer les secrets de la nature, à approfondir la notion de Dieu, à se mettre en communication avec le monde des esprits. Maistre fut attiré par ces doctrines séduisantes, qui satisfaisaient ses aspirations intimes, sans trop heurter sa foi.

La vertu de ces Martinistes lyonnais, leur douceur de caractère, le charmèrent à tel point que, trente ans plus tard, il se rappelait encore avec plaisir leurs réunions auxquelles il avait assisté. Il étudia les écrits de leur chef Saint-Martin, et lui emprunta, dans l’ordre social et dans l’ordre métaphysique, beaucoup plus qu’on ne le pense communément. Le « Philosophe inconnu » était d’ailleurs une des plus attachantes figures de son temps. Ayant quitté l’armée pour s’adonner tout entier à l’étude et à la méditation, plein de douceur et d’originalité, il exerçait une grande séduction personnelle. Quand il alla s’établir à Paris, il y fut fêté dans le monde des salons élégants. Aux femmes vivant dans un milieu démoralisé et pervers, aux hommes blasés par le sarcasme et l’ironie voltairienne, il plaisait par une grâce naïve, par la simplicité du cœur. C’est moins par l’action directe — il n’eut pas l’occasion de le fréquenter beaucoup — que par ses écrits qu’il séduisit Joseph de Maistre. Celui-ci n’admettait pas la raillerie sur les conceptions abstruses de Saint-Martin. Quand parut l’Homme de désir qu’il admirait beaucoup, sa sœur, Mlle Thérèse de Maistre, se permit de formuler dans une lettre quelques objections au nom de l’orthodoxie et aussi du sens commun, à propos notamment de ces théories des nombres, conceptions puériles, sous des apparences de profondeur, qui ont troublé bien des cerveaux depuis Pythagore. « Tu dis, réplique Joseph de Maistre, que ce prophète te paraît tantôt sublime, tantôt hérétique, tantôt absurde. Le premier point ne souffre point de difficulté. Je nie formellement le second et je m’engage à soutenir son orthodoxie sur tous les chefs Sur le troisième point, je n’ai rien à te dire, ou, si tu veux, je te dirai qu’il est très certain qu’avec une règle de trois on ne peut pas faire un ange, ni même une huître ou un savant du café de Blanc. Ainsi le prophète est fou, s’il a voulu dire ce que tu as cru : mais s’il a voulu dire autre chose ?… »

À Chambéry, il n’y avait pas de Martinistes. L’illuminisme n’y était représenté que par des francs-maçons, auxquels Maistre s’affilia de bonne heure. À cette époque, la maçonnerie n’avait pas encore attiré les foudres de l’Église. Les hommes des familles les plus distinguées de Savoie, les femmes du meilleur monde, les membres du clergé eux-mêmes assistaient volontiers aux réunions de la loge des Trois-Mortiers ou de celle de la Parfaite Union. Maistre ne dépassa pas le vestibule du temple de Jérusalem, bien qu’il eut été investi de la dignité de « Grand Orateur « à la Parfaite Union. Si inoffensive que fût son action, cette loge attira pourtant la défiance de l’autorité. Le gouvernement sarde crut y voir un foyer d’idées subversives. Le « Grand Orateur » fut député à Turin pour plaider la cause de ses frères auprès du roi. Il fut écouté avec bienveillance et crut avoir convaincu Sa Majesté de l’inanité des soupçons qu’on lui avait fait concevoir. La loge ne fut pas moins dissoute quelques jours plus tard. On pense bien que cet incident n’accrut pas la faveur dont jouissait à la cour le jeune substitut.

IV

Chambéry possédait, à la fin du XVIIIe siècle, une société intelligente et cultivée, comme il arrivait souvent jadis dans des villes de second ordre, où toute flamme intellectuelle semble être éteinte aujourd’hui. On aimait les lettres, on cultivait la poésie, on goûtait extrêmement le théâtre, souvent on jouait des pièces classiques dans les salons. Le jeune Maistre fréquentait volontiers dans le monde où sa situation l’avait placé. Là, ce n’était plus le mystique rêveur, ni le magistrat sévère, c’était le jeune homme plein de vie et de gaîté. Dans les réunions mondaines, soirées, dîners, ou « journées anglaises » — lesquelles duraient parfois de midi jusqu’à quatre heures du matin, — il était recherché pour sa belle humeur et son esprit. De ses premiers succès date ce goût du monde qu’il garda toujours et qui lui fut une grande ressource aux heures de détresse. Sa conversation n’était pas l’art raffiné des causeurs professionnels qui florissaient alors dans les salons de Paris, c’était l’expansion naturelle et spontanée d’une pensée riche, originale, avec le tour le plus imprévu, mais parfois avec des rudesses provinciales qui auraient choqué peut-être les délicats habitués de Mme Geoffrin. « C’est une excellente terre, disait de lui Saint-Martin, qui l’avait vu vers cette époque à Chambéry, mais qui n’a pas reçu le premier coup de bêche. » — Maistre, en rappelant ce propos, trente ans plus tard, ajoute : « Je ne sache pas que, depuis lors, personne m’ait labouré ».

En 1774, en perdant sa mère, qu’il pleura toujours, il perdit la seule femme qui ait jamais pris sur lui une influence réelle. Les autres, d’une manière générale et en tant que femmes, occupèrent très peu de place dans sa vie. Le sentiment qu’il professait pendant sa jeunesse à leur égard se traduit dans quelques lettres de ce temps qui nous sont parvenues. Il parle d’elles à peu près comme ferait un séminariste. Ce qui le frappe surtout, c’est la fonction spéciale qui leur est dévolue en vue d’assurer la perpétuité de la race humaine : elles sont des « pondeuses », des « couveuses ». Si, écrivant à quelque ami marié, ces mots lui semblent un peu crus, il recourt à d’autres vocables empruntés aussi à l’histoire naturelle, il dit ta poule ou, pour être plus gracieux, ta tourterelle. Quand le moment lui parut venu d’avoir lui-même sa couvée, il se maria. C’est dire que son mariage n’eut rien de bien romanesque. Il était fondé sur une affection profonde et raisonnée, et précédé de fiançailles qui avaient duré sept ans. « M. de Morand, écrit Maistre à son ami Costa de Beauregard, en 1786, m’a donné une grande marque d’estime, en n’opposant jamais le moindre obstacle à ma liaison avec sa fille. Je puis enfin lui témoigner ma reconnaissance en travaillant au bonheur de mon amie. Au surplus, mon cher, vous croirez sans peine que le mariage, pour l’homme tant soit peu sage, se fait, comme le salut, avec crainte et tremblement… Mon plan dans ma nouvelle carrière est court et simple, c’est de me servir des avantages que le ciel m’a donnés. Je suis la première et l’unique inclination de la femme que j’épouse. C’est un grand bien qu’il ne faut pas laisser échapper. Mon occupation de tous les instants sera d’imaginer tous les moyens possibles de me rendre nécessaire et agréable à ma compagne, afin d’avoir tous les jours devant les yeux un être heureux par moi. Si quelque chose ressemble à ce qu’on peut imaginer du ciel, c’est cela. » — Ce langage n’est pas celui d’un homme bien épris : Maistre parle du bonheur de sa fiancée plus que du sien, qui ne paraît être qu’un bonheur indirect. Il faut reconnaître que si, par certains côtés de son caractère, Mlle de Morand était très digne de l’union qu’elle allait contracter, elle n’avait peut-être pas l’envergure nécessaire pour suivre son futur mari dans les hauteurs où il planait. Mme de Maistre était douée d’un remarquable bon sens. Elle se montra pleine de courage dans des circonstances difficiles. Maistre fut pour elle un époux dévoué et affectionné ; il rendait pleine justice à celle qu’il appelait volontiers, avec une condescendance non dénuée de quelque ironie, « Madame Prudence ».

Les années qui précédèrent la Révolution ne furent marquées pour lui que par des événements de famille : la mort de son père, auquel il succéda bientôt comme sénateur, la naissance de son fils et de l’aînée de ses filles. Absorbé par ses tristesses et ses joies intimes, correspondant avec ses frères, ses sœurs, ses amis, menant de front ses études particulières et ses devoirs professionnels, poursuivant ses lectures, mêlé en même temps à tous les incidents locaux du monde et de la politique, mais n’ayant aucun but à poursuivre, aucune œuvre à accomplir, il succombait, comme il l’écrivait plus tard, sous « l’énorme poids du rien », Enlizé par les circonstances dans cette vie à la fois stérile et affairée, il est peu probable qu’il s’en fût jamais dégagé, si la Révolution française n’eût pas éclaté. Il serait resté un magistrat instruit et honoré, il eût été appelé peut-être à présider le Sénat ou même à siéger un jour à Turin dans les conseils du Roi. Il aurait écrit pour ses collègues quelques savants mémoires. Il aurait enrichi les archives des académies de sa province de travaux remarquables, que quelque compatriote curieux aurait peut-être exhumés après sa mort. Mais jamais sans doute il ne fût devenu le grand écrivain qu’il a été. La Révolution française fut l’aiguillon qui stimula son génie. Et son génie avait besoin d’être stimulé. C’est qu’en effet Maistre n’avait pas le tempérament d’un littérateur dans le sens que ce mot comporte souvent de nos jours. L’état d’esprit d’un écrivain de profession, écrivant pour écrire, se creusant la tête pour trouver le sujet d’un article ou d’un livre, lui eût fait horreur. Il n’écrivit jamais par métier, ni même par plaisir. Il prenait des notes pour fixer ses idées ; il composait des livres pour les répandre. Ainsi s’explique qu’à l’âge où l’imagination est la plus féconde, jusqu’à quarante ans environ, n’ayant rien à dire, il se tait. Quand sonne l’heure de l’action, c’est-à-dire quand la Révolution vient menacer tout ce qui lui est cher, détruire les institutions auxquelles il est attaché, détrôner le souverain légitime de la Savoie, n’étant pas homme d’épée, il prend la plume. Écrire, pour lui c’est agir.

  1. Voir l’intéressante publication de M. Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, 2 vol. in-8, Paris, 1893.