Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 24-53).

CHAPITRE II

LES ANNÉES D’ÉMIGRATION

I

Maistre passait, avant la Révolution, pour un libéral. Il était, suivant un mot de son fils Rodolphe, « pour ces libertés justes et honnêtes qui empêchent le peuple d’en convoiter de coupables ». Mais il était trop intelligent pour ne pas comprendre, après 1789, que le flot populaire ne serait pas contenu dans les faibles digues que l’on cherchait à lui opposer. Aussi, alors qu’autour de lui, parmi ses amis, ses collègues, les partisans des idées nouvelles étaient nombreux, se signalait-il par son esprit autoritaire et son intransigeance. Les émeutes de Chambéry en 1790, la faiblesse du gouvernement royal l’indignaient. « La grande thèse populaire, écrit-il en 1791 au garde des sceaux à Turin, est que tout acte de l’autorité réprimante est une tyrannie ou une imprudence, et que le pouvoir ne se conserve qu’en n’agissant point ou en ne se montrant qu’avec tous les symptômes de la peur. Ce système prêché depuis deux ans par des ignorants qui le croient et par quelques gens d’esprit qui le font croire a produit des effets dont Votre Excellence, qui est à la tête des affaires, peut juger mieux que personne[1]. » Et il constate que les idées du pays se transforment tous les jours, que la propagande française marche à grands pas dans tous les rangs de la société. C’était vrai. De part et d’autre, on n’attendait qu’une occasion de prendre et de se donner. Assurément le peuple de Savoie, de lui-même, n’eût pas fait la Révolution. Mais, grâce à l’identité de langue, grâce aux relations constantes entre deux pays que séparait une frontière tout artificielle, l’esprit nouveau se répandait dans le duché. Nombre de gens allaient assister, à Lyon et à Grenoble, à ces fêtes de la première époque de la Révolution où l’enthousiasme était si sincère et si contagieux. Livres et journaux pénétraient de toute part, malgré la police. À Chambéry, le Réveil de la marmotte poussait le pays à s’unir à la France. Les autorités étaient impuissantes, terrorisées par l’audace des meneurs qui sentaient le pays avec eux. Le Roi, à Turin, sous la protection des Alpes, entouré d’émigrés français qui le trompaient, gardant à sa cour ses gendres les comtes de Provence et d’Artois, qui le compromettaient, lançait des foudres impuissantes qui le discréditaient sans pouvoir le sauver.

En 1792, au premier prétexte que le roi Victor-Amédée se chargea de fournir, l’invasion de la Savoie fut décidée. Pendant que l’armée royale passait précipitamment les monts, les troupes françaises du général Montesquieu se répandaient dans les villes et les villages. Le plus grand nombre leur faisait fête par sympathie, les autres par engouement ou par peur. Le comte de Maistre n’était accessible à aucun de ces sentiments. Il partit avec tous les siens. Mais, quelque temps après, parut un décret ordonnant aux émigrés de rentrer, à peine de confiscation. Mme de Maistre, effrayée pour ses enfants de cette perspective redoutable, revint à Chambéry. L’ancien sénateur l’y suivit et se laissa même enrôler dans la garde nationale.

Le changement qui s’était opéré soudain dans les esprits le frappa vivement. Sur un petit cahier où il notait parfois ses impressions, il inscrit, le 20 janvier 1793, ces mots prophétiques empruntés à Virgile :

Novus rerum nascitur ordo.

« Je monte ma première garde à la maison commune, écrit-il quelques jours plus tard, sur le même calepin. Une belle question serait de savoir si je monterai la deuxième. » Un secret instinct lui faisait comprendre que cet état de trêve entre l’autorité révolutionnaire et lui ne pourrait pas durer. Il refusa de payer l’impôt de guerre levé sur la Savoie, déclarant hautement qu’il ne donnerait pas d’argent pour combattre l’armée royale, dont ses frères faisaient partie. Cette attitude le rendit suspect. Des miliciens vinrent opérer une perquisition chez lui. Il doit fuir de nouveau en toute hâte, au moment où Mme de Maistre venait de mettre au monde un troisième enfant, sa fille Constance, qu’il ne devait revoir qu’après plus de vingt ans. Il prit le chemin de la Suisse et s’établit à Lausanne, où sa femme, son fils Rodolphe et sa fille Adèle le rejoignirent successivement.

II

Lausanne avait été pendant une grande partie du dernier siècle un centre fort intéressant de culture intellectuelle. Quelques débris de la société qui avait gravité jadis autour de Mme Necker subsistaient encore en 1793. Parmi eux était l’illustre Gibbon, qui, comme tant de ses compatriotes, avait passé sa vie presque tout entière hors de son pays. Maistre eut ainsi l’occasion de fréquenter l’historien sceptique, l’apologiste de Julien l’Apostat, l’adversaire de tout ce qu’il vénérait le plus. C’était cependant pour lui une bonne fortune que cette rencontre : mais Gibbon partit bientôt pour l’Angleterre et y mourut. Maistre, pour qui causer était une habitude lude et un besoin, s’était créé des relations parmi les habitants les plus distingués de la ville, auxquels se joignaient quelques émigrés français, pauvres gens naïfs qui se croyaient toujours à la veille de rentrer en possession de leurs biens, quelques Savoyards, ayant mis le lac de Genève entre eux et l’autorité française. Au nombre de ces derniers était la famille du marquis Costa[2], un ami intime de Maistre, officier dans l’armée du roi. Le soir, on se réunissait pour échanger les nouvelles reçues, pour se communiquer ses espérances ou ses craintes. Maistre était l’âme de ces réunions. Le chagrin, les privations, les inquiétudes du lendemain n’altéraient pas sa sérénité, ou plutôt telle était sa mobilité d’impression que dans les pires moments la moindre distraction lui rendait sa belle humeur. Un court séjour que Necker et sa fille firent à Lausanne, pendant qu’il y demeurait, lui fut une diversion précieuse. Mme de Staël le charma par l’éclat de sa conversation et la profondeur de ses idées. Mais ni lui ni elle n’aimaient beaucoup écouter. Un jour que l’auteur de Corinne parlait, Maistre s’endormit, éprouvant pour la première fois l’inconvénient d’une légère infirmité qui s’aggrava plus tard — des accès instantanés de sommeil, — dont ses ennemis abusèrent souvent pour le desservir. Il se rappelait avec plaisir ces entretiens, bien qu’il mêlât un peu de raillerie au souvenir des « scènes à mourir de rire » qui avaient marqué ce qu’il nommait ses a Soirées helvétiques ». Plus tard, oubliant tout à fait la séduction qu’il avait subie, il en vint à juger Mme de Staël avec une sévérité injuste et presque cruelle. Si celle-ci eût prolongé son séjour à Lausanne, le charme n’eût pas duré longtemps. Elle avait trop d’esprit, trop d’éclat, trop d’idées. Elle étonnait, elle éblouissait, mais elle fatiguait vite. Que l’on compare l’accueil qu’elle reçut lors de son premier voyage en Allemagne à celui qu’elle y trouva quelques années après. Gœthe prolongea son séjour à Carlsbad jusqu’à ce qu’elle eût quitté Weimar.

Joseph de Maistre supportait avec dignité l’épreuve qui lui était infligée par les circonstances. Le roi de Sardaigne lui avait demandé des rapports politiques. Il écrivait ce qu’il pouvait apprendre ou deviner des événements[3] ; mais, obsédé par la pensée de la Révolution, que tout lui rappelait sans cesse, il pensa qu’il pourrait utilement la combattre en publiant les sentiments qu’elle lui inspirait. C’est ainsi que l’ex-sénateur de Chambéry devint écrivain. Ici commence sa vie nouvelle.

Son premier écrit fut tout de circonstance. Il s’agissait de détacher les Savoyards de la France. Quoi d’étonnant que la Savoie ait subi l’entraînement général qu’on éprouvait alors pour la Révolution dans toute l’Europe, en Allemagne, en Italie, en Angleterre même, où les poètes chantaient la prise de la Bastille comme une victoire de l’humanité ? Mais comment les événements qui ont suivi ne dessilleraient-ils pas les yeux ? Le peuple a cru qu’il obtiendrait la liberté avec et par son roi. Où l’a-t-on mené ? Il s’est donné à la France, ou a paru se donner à elle, car la prétendue assemblée nationale des Allobroges n’était pas légale et ne représentait personne. Qu’en est-il résulté ? À un régime paternel et doux, à une administration sage, honnête, juste, a succédé la tyrannie de la plèbe. Le pouvoir royal n’est pas illimité, comme on le croit. Des freins multiples l’arrêteraient s’il voulait excéder certaines limites : la religion que professe le roi, la honte qui rejaillirait sur lui, sur sa famille, l’opinion de ceux qui l’entourent, la politique même dont il ne peut pas méconnaître les obligations. La tyrannie de la plèbe, au contraire, n’a ni frein, ni limites. Dans une assemblée, les mesures les plus injustes, les plus vexatoires peuvent être votées, parce qu’aucun des votants ne se sent responsable. La responsabilité appartient à la collectivité, autant vaut dire à personne. Que les Savoyards secouent donc le joug qui les écrase ! qu’ils rappellent leur souverain légitime ! c’est l’intérêt bien entendu de tous. Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/41 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/42 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/43 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/44 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/45 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/46 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/47 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/48 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/49 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/50 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/51 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/52 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/53 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/54 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/55 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/56 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/57 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/58 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/59 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/60 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/61 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/62 Page:Cogordan - Joseph de Maistre, 1894.djvu/63

  1. Archives de Turin. Cette pièce a été communiquée par M. le B<exp>on</exp> Bollati de Saint-Pierre, surintendant des Archives du Piémont, que l’auteur est heureux de remercier ici de son obligeance.
  2. Le marquis Costa dont il est ici question est celui dont le petit-fils, le marquis Costa de Beauregard, a fait revivre le souvenir dans un de ses livres les plus remarquables (Un homme d’autrefois).
  3. Cette correspondance n’a pas été conservée aux Archives royales du Piémont. C’est une lacune d’autant plus regrettable que l’on sait, par le souvenir qu’en ont gardé les contemporains, qu’elle était du plus haut intérêt.