Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/14

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 76-82).

CONFESSION

DE DÉLIA BRIOCHE

Je vous vois toutes sourire à ce nom trivial de Brioche, dit Délia ; effectivement il est très plaisant. Je vais vous en expliquer la cause.

J’ai été fort sagement élevée à l’île St-Louis ; mais les rigueurs de mon éducation, l’abstinence et le jeûne dans lequel on me tint sevrée de toute espèce de plaisirs jusqu’à l’âge de vingt-six ans, causèrent ma perte. Il n’est que trop vrai que trop de sévérité dans la manière d’élever les filles peut les perdre aussi bien que trop de liberté.

Un soir qu’un de mes oncles paternels arriva du Mans pour passer quelque temps à Paris et y jouir du spectacle de quelques fêtes publiques, ma mère voulut bien consentir à ce que nous allions voir un très beau feu d’artifice qui devait se tirer sur le Pont-Royal : quelle joie !… quel bonheur ! je n’en fermais pas l’œil ; vingt-quatre heures d’avance j’avais déjà disposé ma belle toilette ; enfin, nous partons. J’avais les yeux ouverts sur tous les objets, comme une grande sotte : tout me semblait admirable ; j’étais dans un véritable ravissement. Nous arrivâmes aux Champs-Élysées ; les mâts de cocagne, les comestibles gratis, les danses, la foule, la cohue, tout attirait mon admiration ; je riais tout haut comme une imbécile, je battais des mains aux choses les plus simples, et quand quelque théâtre, quelque scène venait à m’enlever tout à fait, alors je trépignais, je serrais les mains de mes voisins, j’embrassais avec passion mon oncle, mon père, ma mère, notre servante, jusqu’à Félix, notre vieux domestique, qui portait nos provisions du dîner dans un grand panier à compartiments. Bientôt parvenus devant le théâtre des Funambules, quel fut mon nouveau ravissement, quand je vis deux belles dames, une marquise avec sa soubrette, raisonner sur l’amour en phrases bien articulées ; quand un sémillant cavalier leur baisa la main, etc. Ce monde tout nouveau pour mes sens toujours tenus dans les plus profondes ténèbres à cet égard, me confondait d’admiration ; mes questions à mon bon oncle ne finissaient pas. J’en étais à ce degré de cette heureuse journée, quand la nuit venant à tomber, et la foule à s’épaissir davantage, un beau jeune homme très bien mis me serra la main, et trouva même le moyen de me la baiser avec une ardeur indicible. Je n’entreprendrai pas de vous peindre le ravage que ce baiser fit dans tous mes esprits, j’étais hors de moi, et loin de me fâcher et de retirer ma main, j’appelai, je provoquai en quelque sorte de nouvelles entreprises, pour pouvoir démêler ce qui se passait dans mes sentiments. Dès ce moment délicieux, plus de mât de cocagne, plus de pierrot des Funambules, je ne voyais que le bel inconnu qui, lui-même, toujours autour de moi, me dérobait à chaque instant de nouvelles faveurs. Il avait été déjà fort loin, et je ne sais si les clartés que répandaient les fusées volantes ne l’eussent arrêté, jusqu’où il aurait pu aller derrière mon oncle et ma mère, tant j’étais docile à ses désirs. Nous rentrâmes au logis par le quai des Tournelles ; mon nouvel amant, loin de m’abandonner, se glissa sous la remise, au moment où le portier nous ouvrit la porte cochère, en ayant soin de me faire apercevoir son dessein. Heureusement que mes fenêtres donnaient sur la cour, et que le toit de la remise y touchait presque, ce qui permit à Édouard, c’était son nom, de pénétrer jusqu’à ma chambre.

Quand il y fut, d’abord il se précipita à mes genoux, en me faisant, en termes pompeux, le serment que l’excès de son amour l’avait porté à cet acte de témérité, mais qu’il n’avait au surplus que des intentions légitimes ; comme mon ingénuité et mon innocence ne voyaient rien de coupable dans sa démarche, et que sa figure d’ailleurs me plaisait infiniment, je lui répondis qu’il était bien honnête et qu’il n’y avait pas de mal à ça ; sur cette assurance, voilà que ses transports ne finissaient pas ; si bien que de transports en transports, il me précipita sur le pied de mon lit, et cueillit dans mon jardin virginal une fleur que je ne savais même pas posséder ; il est vrai qu’il se piqua un peu et moi aussi. Je ris encore de ma naïveté :

— Vous êtes un méchant, disais-je à Édouard ; vous m’avez empêchée de dire mes prières et ma mère me grondera, car j’étais de force à lui tout conter.

Enfin, le jour nous surprit, moi, prenant une dernière leçon d’amour, Édouard éparpillant encore quelques roses sur les lis de mon sein. Il fallut bien se séparer ; moment cruel !… Édouard s’esquiva adroitement pendant que notre vieux portier balayait le devant de la porte ; j’avais de la peine à marcher, j’avais le pied très petit, et l’entorse que je m’étais donnée me cuisait singulièrement. Pâle, défaite, abattue, ma mère, mon oncle me demandèrent si notre promenade m’avait incommodée ; je répondais gauchement, et des esprits plus pénétrants auraient bientôt deviné qu’un nouveau Faublas s’était conduit avec moi comme avec la petite Mésange.

Le soir j’allais mélancoliquement dans notre jardin, lorsqu’une orange dans laquelle était placé un petit billet d’Édouard, tomba à mes pieds ; il me suppliait de lui accorder une seconde nuit autant pour l’intérêt de son amour, disait-il, que pour mon bonheur à venir. Cette nuit il fut convenu qu’Édouard m’enlèverait : c’était un commis de la guerre : il m’engagea d’ailleurs à emporter mes effets et ce que j’avais de plus précieux, et finit par me promettre mariage. Ici croiriez-vous, mesdames, que je fis des façons, que j’eus des scrupules :

— Comment, lui dis-je, M. Édouard, y songez-vous ?… Vous voulez être mon mari, mon amant, obtenir le don de mon cœur et de ma main, et nous nous connaissons à peine !…

Édouard ne pouvait retenir ses éclats de rire sur mon ignorance comique ; que voulez-vous, mes théories n’allaient pas plus loin, je voyais du mal à faire de mon amant mon époux, car ma mère n’avait jamais prononcé devant moi le mot de mariage qu’avec une sorte d’effroi, et je n’avais cru commettre aucune faute en livrant tous les trésors de ma personne. Expliquez-vous à vous-mêmes, si vous pouvez, ce comique raisonnement de ma grosse innocence. Bref, je quittai le toit paternel pour aller rue de Malte, me nicher à un cinquième étage avec mon amant : tout alla bien tant que l’argent fut de la partie : mais Édouard, plus occupé de mes jeunes attraits que de ses écritures, perdit sa place ; il est vrai que sa famille le soutint quelque temps, en payant ses mémoires du mois, sur lesquels il ne cessait de mettre tant pour une brioche (j’étais cette coûteuse brioche, mais elle se lassa, et un jour, au lieu du cher Édouard, je trouvai sur son secrétaire un billet d’adieux et de regrets. Je retournai à l’Île Saint-Louis, dans l’intention d’obtenir mon pardon de ma mère ; mais tout le monde était parti pour la province, probablement pour étouffer le bruit de ma honteuse évasion : il ne me restait plus que le Palais-Royal, heureux refuge du malheur ; je m’y rendis et y souscrivis un bail de trois, six, neuf.

Vous jugez bien que j’y perdis cette grande innocence qui d’ailleurs causa ma ruine ; j’appris ce que c’était qu’un homme, mais aucun d’eux ne sut plus avec moi ce que c’était qu’une vierge. Le nom de Brioche me resta ; mes compagnes savaient mes aventures, et cette idée d’Édouard leur parut si plaisante, qu’elles me baptisèrent aussitôt pour toujours de ce sobriquet. Le reste de ma vie galante n’est pas digne d’être raconté.

La naïveté de Délia plut infiniment ; ce cachet de bonhomie et d’ignorance empreint dans tout son récit, divertit beaucoup l’auditoire ; un thé brillant était servi dans les salles voisines : on interrompit donc les interrogatoires galants, pour se livrer aux charmes de la société. Après la collation on entendit un charmant concert ; les amis du cœur y avaient été invités ; le lecteur peut donc bien imaginer que tous les genres de plaisirs s’étaient donné rendez-vous dans ce voluptueux asile.