Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/13

Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 70-75).

CONFESSION

ou

HISTOIRE VÉRITABLE

DE JULIE LA GROSSE RIEUSE

Ce n’est pas par des jérémiades que je vais fixer votre attention, mesdames, se mit à dire Julie, surnommée la Grosse Rieuse ; d’ailleurs mon sobriquet seul vous annonce assez que ma vie n’est qu’une chaîne de bouffonneries… Dès que je commençai à balbutier quelques mots dans mon enfance, je ne faisais que rire comme une petite folle ; cette disposition philosophique n’a fait qu’augmenter avec l’âge. À seize ans, jolie, bien faite, on s’empressa dans ma petite ville de Melun, où mon père était huissier à verge, de me parler d’amour, surtout notre maître clerc, espèce de cul sec qui ne me revenait pas du tout, malgré tous ses exploits ; mais, bien loin de vouloir donner mes prémices à cet aigrefin, je m’en moquai avec un bel officier de dragons qui, depuis quelques semaines, faisait caracoler son cheval sous mes fenêtres ; c’était Mars même sous un casque français ; mon père venant donc à me persécuter très chaudement pour épouser sa momie d’écrivain, je filai sans tambour ni trompette, un soir avec mon beau militaire qui m’emmena à Saint-Germain où son régiment allait tenir garnison. Mon père mourut de chagrin de ma fuite, ce qui me fit hériter d’une trentaine de mille francs que nous mangeâmes très joyeusement, moi et mon cher Saint-Évremont. L’argent dissipé, vous croyez que je vais me lamenter, larmoyer, faire des élégies ?… Pas du tout ; insensible à l’infidélité, à l’abandon de Saint-Évremont, qui ne reparut plus chez moi, car voilà comme sont tous ces hommes ! je partis pour Paris dans un honnête pot-de-chambre ; j’y trouvai un pauvre romancier qui n’était pas sans esprit, mais tout à fait sans argent ; ce qui arrive souvent aux hommes de génie.

Il me plut au premier abord, malgré ses habits râpés et son front à hémistiches : je lui plus aussi ; mes gros attraits rebondis, mes joues colorées comme une sauce tomate, mes yeux brillants, et une paire de… fermes comme de l’ivoire, tout cela ne pouvait pas manquer d’être fort appétissant pour un pauvre diable d’auteur habitué à faire fort maigre chair, et à ne vivre que des langueurs chimériques de ses héroïnes de roman. Je répondis donc à ses timides œillades, ou plutôt je fis toutes les avances, pour prendre aussitôt le roman par la queue ; j’avais encore une vingtaine de louis des débris de ma grandeur passée, c’était une grosse somme pour un auteur aussi sec que le mien. Enfin, arrivés tous deux rue de la Huchette, j’y montai au septième au-dessus de l’entre-sol, et un lit fort étroit, même pour une personne, reçut les deux nouveaux époux. Césure, c’est ainsi que se nommait mon poète, avait de l’esprit, de la facilité, mais on sait combien cette denrée est ingrate à Paris, où la plupart du temps les sots et les fripons seuls prospèrent. Fort habile à faire un manuscrit, c’était le diable pour le placer : les libraires aussi bons vendeurs que mauvais juges, le trouvaient tantôt trop sérieux, tantôt trop prolixe.

— Tiens, prends la plume, dis-je à Césure, un soir qu’il revenait de faire des démarches inutiles ; nos vingt louis seront bientôt épuisés, il nous faut de l’argent, et je suis sûre d’en trouver avec l’idée qui me vient à l’esprit. En effet, je me mis à dicter à mon cher Césure le roman le plus comique qui soit sorti du cerveau d’une femme. À mes propres aventures je joignis mille plaisantes imaginations ; tantôt voluptueuse, tantôt distinguée, élevée même dans mon style, ou triviale selon l’occasion, je m’efforçais de charmer l’esprit de mon lecteur par une variété pleine d’attraits. J’y dévoilais surtout les pensées les plus secrètes, les tactiques les plus adroites de mon sexe, et, soit par les événements, soit par les réflexions, j’avais enfin composé une œuvre galante en deux parties in-12, fort piquante. Césure y mit un beau titre, qui fut celui-ci :

MES ESPIÈGLERIES
DE GARNISON
OU JULIE LA GROSSE RIEUSE

et notre chef-d’œuvre sous le bras, il alla le proposer aux libraires des barraques. À peine eût-on parcouru le manuscrit, que, comme séduit par la vapeur d’un encens embaumé, on lui en offre aussitôt vingt-cinq louis. Césure accepte, et pendant quelque temps, nous nous livrons sans réserve à toute la joie de ce succès. Césure ayant été atteint par la conscription, il fallut m’en séparer ; tout ce que je pus faire pour témoigner ma tristesse, fut de ne pas rire en nous séparant : c’était, je vous assure, mesdemoiselles, prendre beaucoup sur mon naturel. Sans ressource, j’entrai alors dans un restaurant en qualité de Demoiselle. Rien ne m’amusait comme ces commandes aux criées, un bœuf pour un, une cuisse de volaille au naturel, la cervelle de monsieur, les pieds de cochon de madame, la tête de veau de monsieur… puis, vous êtes sur le gril… — Tout cela me divertissait infiniment. Naturellement observatrice, j’examinai les caractères et les physionomies. Un pauvre diable d’employé, par exemple, mettait une partie de son pain dans sa poche, et son ragoût dans une petite boîte de fer-blanc. La dame de la maison recevait les rendez-vous d’un étudiant en droit. Cet autre me pressait le genou et me disait tout bas :

— Julie, je suis dans mes meubles, mon lit est une couchette de mariage, nous pouvons être heureux.

À tout cela, je répondais à haute voix : les prunes de monsieur… —

Mais Saint-Laurent vint tant de fois à la charge, que ma foi j’acceptai sa couchette de mariage. Malheureusement son cours de droit vint à finir ; il me laissa généreusement dans ses meubles ; je jouai donc quelque temps à la dame, en prenant une bonne très complaisante qui m’amenait chaque soir un nouvel époux, jusqu’au moment où, lasse des entreprises à mon compte, je pris patente et me fis desservante de Vénus dans toutes les règles. Au surplus, quoique rieuse, toujours bonne, sensible au malheur, et incapable d’une vilaine action ; j’aimerais beaucoup la sagesse, si elle était moins sage, sérieuse, et je pourrai bien l’être un jour, quand j’aurai perdu ma grosse gaîté. Jugez-moi maintenant sur cette franche confession.

C’est ainsi que Julie finit sa harangue, toujours le sourire sur les lèvres, et respirant le bonheur et l’insouciance dans tous ses traits fleuris. L’assemblée lui applaudit par un rire gracieux, pendant qu’on faisait avancer Délia Brioche.