Joies errantes/La journée

Alphonse Lemerre (p. 106-108).

LA JOURNÉE

À Anne Durand.

Les heures courent, rampent et volent —
Lourdes ou légères,
Graves ou folles,
Tissées d’ombre et de lumière —
Apportant chacune sa spéciale mélancolie
Ou son charme qui console.

Le matin nous fait audacieux,
Comme des dieux ;
Il veut nous emporter aux vastes horizons,
— Tel un fringant cheval, —
Et, plus amèrement, alors, nous sentons
La ville être une prison
Où se morfond notre vie.


Le temps du repas, taciturne ou joyeux,
Efface cet élan vers les ciels
Et fait désirer à nos yeux
Des décors artificiels.
De la courte flamme qu’il allume
Naît une effervescence de projets
Où notre activité se consume.

Selon l’heure — claire ou rembrunie —
Flotte, épave, notre fantaisie.
Un peu de soleil sur le mur entrevu
Rend l’espoir à notre cœur fourbu,
Puis, le retire : — jouet cassé,
Et le cache parmi tes nuages amassés.

Mais, sur les foules affairées,
La lumière gaie
Met une tristesse de plus.
— Ô la course à l’abîme des souhaits éperdus !
Avec la Mort, en somme, pour but. —

Heureux ceux, pour qui l’heure forcenée,
Frappe, amortie, aux tentures fermées,
Sur d’intimes fêtes, d’Amour, de Rêve et d’Amitié,
Où le mal de vivre peut être oublié.


Jusqu’à la minute fraîche du crépuscule qui revêt
De tendresse et de songe
Les maisons, les gens, les villes et les quais.
Cependant que dans son sang se plonge
Le soleil aux rayons apaisés.

Et, plus tard, jusqu’à la Nuit sorcière —
Couronnée de belladone, de pavots et de lierre —
Berceuse maléfique : bienfaisante et cruelle,
Qui porte le sommeil ingénu ;
Aussi les fantômes et les angoisses mortelles
Sous ses pesantes ailes.