Joies errantes/Avant-propos

Alphonse Lemerre (p. v-viii).

AVANT-PROPOS


En cette époque où il est fort à la mode d’être chef de quelque école ou, au pis aller, disciple, nous tenons à déclarer notre indépendance littéraire, estimant d’ailleurs qu’un artiste ne vaut que par la miette de personnalité propre.

Si l’on remarque des analogies entre nos poèmes libres et ceux contenus dans les volumes et plaquettes parus en ces dernières années, nous rappellerons l’antériorité des dates de publication (1881-1882) afin que nous demeure la propriété de l’initiative bonne ou mauvaise.

Nous déclarons en outre n’avoir jamais prétendu révolutionner quoi que ce soit, ni remplacer aucun mode prosodique par celui affectionné de nous — mais simplement faire de notre mieux et adopter à cette fin la formule qui nous convenait.

Notre proposition d’art est celle-ci : atteindre au plus de Beauté expressive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprévues de l’image, et rechercher assidûment la surprise de style comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit déterminer le caractère poétique déjà établi par le ton ou pour mieux dire le diapason élevé du langage.

Le sacrifice de la rime et de la coupe symétrique du vers n’est d’ailleurs qu’une apparence de sacrifice, pour les yeux accoutumés aux prosodies régulières ; car le dispositif inattendu, asservi aux attitudes de l’idée et de l’image — est un moyen d’effet de plus[1].

Telle pièce traduisant quelque capricieux coin de nature, ou quelque anxieux état de rêve, perdrait toute son intensité à être enfermée dans un cadre régulier — alors que d’autres sujets appellent à eux les rigides architectures du vers, que nous admirons dans les immortels chefs-d’œuvre des Maîtres.

L’artifice de l’assonance et, plus tard, de la rime, fut à l’origine l’ingéniosité d’un seul : — le premier qui s’en fut avisé — et non point la raison de vivre de la Poésie. Seul le caractère rythmique est significatif ; mais qui dit rythme est bien éloigné de dire symétrie.

À quelles lois dès lors obéira le poète déserteur des prosodies modernes ?

Mon Dieu, tout comme le peintre, le sculpteur et le musicien : — aux lois subtiles de l’Équilibre et de l’Harmonie, dont seul le goût de l’Artiste peut décider.

Nous tenons à exprimer ici toute notre reconnaissance non seulement aux chroniqueurs qui ont accueilli si gracieusement nos premiers Rythmes Pittoresques, MM.  Aurélien Scholl, Ph. Gille, Henri Bauër, Anatole France, F. Champsaur, G. Montorgueil, G. Rodenbach, C. de Sainte-Croix, Ch. Maurras, G. Doncieux, F. Féneon, etc., mais également à ceux qui, hostiles à la formule du vers libre, ont bien voulu, en judicieux et équitables critiques, examiner la matière d’art contenue en cette formule et reconnaître l’effort — seul digne des soins d’un artiste — vers quelque beauté neuve et l’expressif inattendu.

Marie Krysinka.
  1. La division linéaire n’étant plus motivée par la rime ou l’assonance qui sont facultatives devient un moyen de ponctuation, un arrêt suspensif et aussi un moyen d’inscription décorative. (N. de l’A.)