Grasset (p. 109-111).

X

Une seule semblait ne s’être aperçue de rien.

Elle allait comme avant, sans voir la différence ; c’était déjà Thérèse Min dans l’autre vie, — c’est encore Thérèse Min. Une figure jaune comme du beurre d’herbe, une toute petite tête ronde ; un cri toujours le même et deux ou trois gestes toujours les mêmes, dedans.

Toujours la même Thérèse Min ; — la même guenille de robe, les mêmes gros souliers gris sans forme faisant penser à deux cailloux, le même chapeau de paille dont on aurait dit que les bords avaient été rongés par les souris.

Et c’est bien le même métier aussi ; on est gardeuse de chèvres, alors on a perdu jusqu’à l’habitude de parler. Le langage qu’on parle aux chèvres n’est pas celui dont se servent les hommes. Le langage qu’on leur parle est une pierre qu’on leur jette, quand elles s’écartent trop de vous ; un certain cri aussi qu’on pousse, en même temps qu’on leur présente sa main vide comme s’il y avait du sel dedans.

Elle s’en allait tout près des rochers, là où l’herbe n’est plus d’assez bonne qualité, ni assez fournie pour les vaches. Elle s’asseyait par terre, elle tricotait son bas. Quand elle avait faim, elle ouvrait un petit sac de cuir qu’elle portait pendu autour du cou à une courroie ; quand la soif lui venait, il y avait l’eau du ruisseau.

Bien toujours la même Thérèse, bien toujours le même métier ; — et bien toujours aussi ces bêtes un peu folles.

Elles vont et se déplacent comme des morceaux de neige, on pense : « Il y a des petites avalanches » ; c’est comme quand des paquets de neige dégringolent ; on se dit aussi : « Pourquoi est-ce que ce tronc de sapin s’est mis à bouger ? »

C’est pointu, anguleux, ça ressemble à une toile de tente mal tendue sur ses piquets ; c’est brun comme de l’écorce, gris comme la roche, brun-noir comme la terre des forêts de sapins ; c’est blanc, ça n’est pas blanc ; ça reste un long moment sans bouger ; tout à coup…

Et : « Té… té… »

(Un petit bruit aussi d’oiseau qui pique un ver ; le bruit se tait.)

« Té… te… »

(Un autre petit bruit, c’est l’oiseau qui s’envole.)

« Té… »