Grasset (p. 95-107).

IX

Et sur tout le pays le soleil était répandu. Beau pays que c’est, si varié ! On y trouve tout ce qu’on veut. Dans les bas, il y a la vigne ; plus haut, il y a les arbres fruitiers ; des forêts de pins viennent ensuite ; et, au-dessus de ces forêts, c’est-à-dire à l’étage où se tient le village, il y a l’herbe, il y a le seigle, il y a le froment, il y a le blé noir.

Toute cette grande vallée vous était offerte aux yeux du village et c’était la terre nouvelle, mais c’est l’ancienne en même temps. Toujours la même belle rivière blanche comme du lait coulait dans le fond ; il y avait cette belle rivière blanche. Suspendu au-dessous de vous, on voyait le bon-oiseau tracer de plus en plus étroitement ses cercles, puis il se laissait tomber comme une pierre.

Le bon-oiseau planait et était un point dans ce grand vide contenu entre des montagnes de trois mille mètres, comme dans une espèce d’auge, comme dans un immense bassin de fontaine, où à la place d’eau il y aurait eu de l’air ; et telle était bien, en effet, la forme de cette vallée, belle à voir sous le grand soleil, bleue dans l’éloignement, verte ou grise plus près de vous, verte d’herbe, grise de rochers, et puis, plus haut, sur le versant d’en face, rose de neige.

Augustin et Augustine se tenaient assis l’un à côté de l’autre ; la main d’Augustine était sur les genoux d’Augustin, la main d’Augustin était sur les genoux d’Augustine. Ils regardaient le bon-oiseau pendre à son fil.

Un vol de pigeons partait aussi pour faire la traversée de la vallée ; on ne pouvait pas les suivre de l’œil jusqu’à l’autre bord ; ils fondaient peu à peu dans l’air comme des morceaux de sucre dans l’eau.

On entendait les cris de toute espèce d’oiseaux ; partout, dans les buissons, nichaient le pinson et le merle ; la perdrix courait sous les haies. Et Bonvin, le chasseur, qui passait par là :

— Autrefois, le plaisir était de détruire ; à présent le plaisir est de voir que rien ne peut plus être détruit.

Augustin lui disait :

— Qu’avez-vous fait de votre fusil ?

— Je ne l’ai pas retrouvé…

— Pourtant, reprenait-il, je me souviens qu’il était pendu à un clou au-dessus de mon lit ; eh bien, quand on est revenus (comme il disait), le clou était bien toujours dans le mur, mais le fusil n’y était plus…

Une femelle-lièvre, à ce moment, se montra, qui jouait avec son petit.

— Et alors voilà une chose, continuait Bonvin, que, dans le temps, on n’aurait sûrement pas vue, parce qu’ou bien elles se cachaient ou bien on leur tirait dessus… La lièvre (comme il disait) traînait alors dans l’herbe son train de derrière ; on se jetait sur elle comme sur un chien qui n’a pas mangé depuis trois jours. Elle avait beau se désoler, la pauvre ; on l’empoignait par les pattes, on vous la laissait pendre dans sa peau qui ne tenait plus, et, quand elle redressait la tête, cra !…

Il faisait le geste avec le tranchant de la main.

Un troupeau de brebis venait, accompagnées de leurs agneaux. Un petit garçon marchait derrière. Les agneaux avaient de grosses jambes raides qui semblaient avoir été taillées dans du sapin avec un couteau qui coupe mal. Mais une jolie laine frisée était sur leur dos et si douce.

Et ce ne fut pas tout encore, ce jour-là, parce que, tout à coup (à l’endroit où la pente casse, faisant ainsi avancement et comme rebord sur rien du tout) — de derrière ce rebord, la tête d’un mulet s’est montrée.

D’abord rien que la tête et un instant rien que la tête, puis on vit sortir les jambes de devant.

Ensuite il y eut le dos, ensuite il y eut la croupe : elle se balança un moment sur le vide, puis fut tirée en haut comme avec une corde.

Et toute la bête ainsi devint visible, mais elle ne fut pas seule à l’être : en effet, derrière, parut un chapeau, sous le chapeau une barbiche, sous la barbiche un habit brun et des guêtres de drap à boutons de cuivre.

Augustine se mit à battre des mains :

— Le marchand de foulards, Augustin !… Mathias le marchand de foulards ! Lui aussi, qui est revenu !

Alors elle devint rouge, elle devint toute rouge : l’homme aux foulards (qui vend aussi du fil, des rubans, des petits miroirs, des épingles), l’homme aux choses pour se faire belles, et voilà qu’on se souvient…

Mais déjà les filles arrivaient. Les filles ont vite fait de tout voir (et c’est comme au temps d’autrefois). Les filles avaient eu vite fait de tout voir du village ; elles venaient à la rencontre de Mathias. La grosse Marie ne s’était même pas donné le temps d’ôter son tablier de cuisine et courait tant qu’elle pouvait, avec ses bonnes joues bien rondes et une poitrine pas moins ronde ; la petite Lucie qui était noire, maigre, pâle, et autrefois toujours triste, mais qui ne l’est plus, courait aussi ; couraient Angèle, Marguerite, Rose, une qui s’appelait Cécile, une qui s’appelait Rosine ; et à présent elles se poussaient autour des paniers suspendus au bât, parce qu’on est curieuses, et qu’il ne vous suffit pas de voir, et qu’on veut tenir et qu’on veut toucher ; alors Mathias : « Attention ! Mesdemoiselles… » Mais elles :

— Combien ?…

Une qui tenait un mouchoir rouge à dessins jaunes, une une pièce de dentelles, une une chose, l’autre autre chose :

— Combien ? dit Mathias, ça dépend.

Il reprit :

— Ça dépend de ce que vous valez vous-mêmes, il faudrait d’abord que je vous regarde… D’ailleurs, il me semble qu’on se connaît.

— Bien sûr, qu’on se connaît ! Nous sommes des vieilles pratiques… Vous ne vous souvenez pas ? dans le temps… Encore qu’on n’était pas riches…

Mais Mathias :

— Dans le temps on vendait pour de l’argent, maintenant ce n’est plus pour de l’argent…

À présent, il ne vend plus pour de l’argent.

Il ne vendait plus pour de l’argent ; il disait : « Ce mouchoir ? chantez-moi une chanson contre… »

C’est ce qu’il a dit à la grosse Marie ; il a dit :

— Chante-moi une chanson de l’autre vie, Marie, et tu auras ton mouchoir.

Marie pencha la tête de côté, parce qu’elle était un peu honteuse ; puis l’envie d’avoir le mouchoir fut quand même la plus forte :

— Laquelle ?

— Celle que tu voudras.

— Faut-il chanter celle du Cœur consolé ?

Et les autres filles :

— Oh ! oui, celle du Cœur consolé ; c’est la plus belle.

Et la grosse Marie chanta ; la grosse Marie eut son mouchoir.

Lucie, elle, eut un miroir ; elle n’avait pas eu besoin de chanter pour l’avoir ; Mathias lui avait dit :

— Il faut seulement que tu sois contente.

Beaucoup de petits paquets étaient faits sans qu’il y eût besoin d’ouvrir son porte-monnaie, — on ouvrait seulement son cœur. Et c’est à ce moment qu’Augustin et Augustine arrivèrent ; tout de suite, Augustine s’était mise à fouiller dans les paniers ; elle y trouva une petite boîte : ce qu’il y avait dans la boîte, c’était un collier de corail à fermoir d’argent.

Et vite elle referma la boîte, parce qu’il devait être bien trop cher, mais Augustin avait tout vu ; il se tourna vers Mathias.

Mathias se mit à rire.

— Vous voulez savoir mon prix… Ah ! c’est vrai, vous n’étiez pas là… Eh bien, dit-il, pour vous, ce sera de vous aimer encore plus que vous ne faites…

Et comme Augustin disait :

— Je ne sais pas si je pourrai.

— Vous essayerez.

Il laissa pendre le collier qu’il tenait au bout des doigts :

— Promettez-vous ?… Une fois… deux fois… trois fois…

Après quoi :

— Adjugé !

Quelle douceur c’était, et quelle tranquillité quand même ! L’eau de la rigole avait une petite voix comme quand l’écolier récite sa leçon. L’ombre du sorbier sur le chemin était percée de trous comme une passoire. On avait mis à Augustine le collier, la grosse Marie avait son mouchoir autour de la tête, Lucie son miroir à la main, Angèle ses rubans pliés dans du papier ; et l’air bleu, plein de papillons, tremblotait autour des épines blanches.

L’église sonna onze coups, c’était l’heure où les hommes rentrent des champs ; on les aperçut, sur les pentes, dans leurs chemises bleues ou roses, qui s’en venaient de tout côté.

Comme autrefois, quand onze heures sonnaient ; mais, au lieu qu’en ce temps-là, ils venaient lentement, pesamment, difficilement, ils venaient comme malgré eux, à cause de leur grande fatigue, — maintenant le plaisir les faisait aller sans peine, maintenant le plaisir les portait en avant.

On a cette légèreté du corps, on a cette légèreté du cœur, ils venaient, ils étaient légers ; et ils vinrent encore, puis se mirent à rire, parce qu’à présent ils riaient d’avance.

On a cette légèreté du dedans qui permet de se réjouir ; ils criaient :

— Eh ! Mathias, n’as-tu rien pour nous ? ou si ton commerce est peut-être seulement à l’intention des femmes, malin que tu es ! mais dis-toi bien que c’est nous qu’on paie…

À ce moment, ils virent qu’ils n’auraient plus rien à payer.

Mathias, ayant pris son mulet par le mors, avait été à leur rencontre ; il leur montra sa bourse vide.

Ils levaient le bras : « Tant mieux pour nous, mais, vous, vous allez faire faillite !… »

Et des rires, de nouveau, partout. Pendant que, sur un toit, il y avait Pitôme, parce qu’il avait repris, ce jour-, son métier de couvreur ; et, debout sur son toit, il caressait sa barbe blanche :

— Eh ! là-bas, vous autres, moi non plus je ne demande pas d’argent, mais, lui, vous le payez du moins en sourires, est-ce qu’il n’y en aura pas un pour moi ?…

C’est aux filles qu’il s’adressait, qui étaient venues avec Mathias, et, du haut de son toit, Pitôme leur parlait :

— Je vous refais vos toits pour qu’il ne pleuve pas chez vous, est-ce que vous seriez des ingrates ?

Elles se tournèrent vers lui ; et les choses ont dû s’arranger, car Pitôme à présent disait :

— Ça va bien.