Grasset (p. 45-64).

VI

Ils travaillaient. Chemin travaillait dans son atelier. La porte de son atelier était une porte vitrée. Chemin regardait par la porte.

Chemin regardait à travers la vitre, derrière la vitre, la vie se faire ; Chemin était heureux ; il peignait sur le panneau de devant d’une grande armoire des gens heureux.

Le tableau de Chemin représentait notre bonheur. Le tableau nous représentait comme nous étions à présent, c’est-à-dire que tout était beau dans son tableau.

Il mettait ses couleurs sur un morceau de verre qu’il posait au bord de son établi, et, ayant tiré son armoire dans le bon jour, il allait du morceau de verre à l’armoire avec son pinceau, prenant du bleu, du rose, du vert tendre ; regardant à travers la vitre comment c’était, ramenant les yeux sur son ouvrage pour y mettre comment c’était.

Pendant ce temps, dans le haut du village, là où avait été le cimetière, un homme était encore tenu sous les bras par deux autres ; et les deux autres lui disaient :

— C’est là qu’on t’avait mis, regarde bien. Mais toi aussi, tu en es sorti, tu en es sorti comme nous…

C’était un nommé Bé. Dans l’autre vie, il était aveugle. Dans l’autre vie, il était né aveugle, il était mort aveugle, jamais il n’avait vu ; c’est pourquoi à présent il devait apprendre deux fois à voir.

Ils étaient donc deux à le tenir chacun sous un bras. Par moment, Bé s’arrêtait ; il restait immobile comme quelqu’un qui a de l’asthme.

Ils étaient deux à le tenir, chacun d’un côté, c’est-à-dire François Besson et Henri Delacuisine ; et Delacuisine : « Ça ne va pas, Bé ? » Lui : « Tenez-moi seulement… C’est ça… » Puis il est reparti, et il tenait les yeux fermés.

Tout à coup, il les a rouverts ; il disait : « Et cette tache blanche ? »

— C’est chez Produit, c’est le mur de l’écurie à Produit.

Et Bé s’est mis à tendre la main vers la chose comme pour la prendre, tandis que les deux autres riaient en disant : « Tu ne peux pas, voyons ! elle est trop loin ! » alors il a refait un petit moment sa nuit, comme quand on rentre dans sa maison pour se reposer.

Ils s’étaient mis cependant à aller, et ce fut pendant qu’ils allaient. Ce fut peu à peu. Il ne soulevait encore que légèrement et avec précaution sa paupière, faisant une petite provision de choses, puis laissant sa paupière retomber. Il ne laissait entrer que peu de choses à la fois, ayant d’abord à les mettre en ordre. Mais voilà qu’il a rouvert quand même les yeux, alors de nouveau les choses venaient, pendant qu’il marchait entre les deux hommes. Et il a connu le blanc et le noir, le laiteux, le rose, quand c’est beau vert, ou c’est beau jaune et c’est comme du vin vieux ; les couleurs de toutes les choses et les choses qui sont dessous, étant habillées de couleurs et n’étant connues que par leurs couleurs.

Il a dit :

— Je crois que ça y est.

Il s’était arrêté de lui-même.

Besson, je vois. Delacuisine, je vois. Je te vois, Besson…

Il se tourne vers Besson.

— Tu es là, je te vois, Delacuisine.

Il se tourne vers Delacuisine.

Alors il se tourna vers en avant et, en effet, ses paupières se sont levées tout à fait de dessus le globe pâle encore comme les plantes qui ont poussé à l’ombre et les germes des pommes de terre qu’on a tenues longtemps enfermées dans la cave ; — elles ont battu comme le papillon bat de l’aile quand il va s’envoler ; — puis :

— Ça y est ! ça y est !

Mais de nouveau :

— Et ça ? qu’il disait.

— Ça, c’est l’air.

— Et ça ? qu’il disait.

— Ça, c’est le rocher.

Il a réfléchi. Il a hoché la tête, il a dit :

— Oui.

Il a dit :

— Non.

Puis :

— Que si ! que si ! Mon Dieu ! tout ça !… Et est-ce qu’il est possible que tout ça soit à moi ?

Se mettant alors à tendre les bras, les deux bras, à les ouvrir comme quand on voit venir quelqu’un ; — et alors, en effet, ça se mit à venir, ça venait ; et il prenait ça, et il serrait vite contre lui ça, — un paquet d’air ici, un paquet de distance, un autre paquet de distance ; un mur, encore un mur, une maison en bois brun, une qui est rose ; puis, plus à gauche, et plus en arrière, les prés, les champs, les bois, ces carrés verts, ces carrés gris, ces carrés jaunes, du brillant, du pas brillant ; — prenant ça pêle-mêle avec encore du ciel et de l’air, prenant tout ça entre ses bras ; — alors un petit peu de fatigue de nouveau, il ferme les yeux, il se repose.

Puis les bras tendus de nouveau ; et, pendant ce temps, un grand silence.

Après quoi :

— J’y suis.

À plusieurs reprises : « J’y suis ! »

Il a laissé retomber ses bras ; il était devenu sérieux :

— Parce que, se mit-il à dire, c’est qu’on est presque trop riches ; jamais je n’aurais cru qu’il pouvait y avoir tant de choses que ça.

— Ah ! dit Delacuisine, c’est qu’en effet il y en a !…

Il s’était mis à les nommer à Bé, il les lui apprenait, comme quand on apprend l’a b c aux enfants.

Les petites fleurs des murs jaunes et violettes.

Tandis qu’ils allaient, ils s’étaient remis à aller : les petites fleurs des murs bleu de ciel et tachées de blanc ; les différentes espèces de fleurs ; le brun du drap du pantalon, qui n’est pas dans la nature.

Le gris de ma manche, le blanc de ma chemise blanche.

— Et puis ça, a dit encore Delacuisine, ça c’est du bois de barrière ; tu as connu ça avec les mains autrefois, eh bien, voilà ce que ça donne pour les yeux. Et ça, c’est la plus dure de toutes les espèces de pierres : c’est du granit, tu vois, là, ce gris ; et dedans c’est plein de petits cristaux blancs…

À présent, Bé gardait les yeux grands ouverts, il ne les a plus refermés. Il avait demandé à Delacuisine et à Besson de le lâcher, qui lui avaient dit : « Tu crois qu’on peut ? » puis l’avaient lâché quand même. Et ainsi il allait tout seul, ainsi ils avaient fait retour, ayant maintenant le village devant eux. Et Bé voyait venir parmi le monde, ce petit monde, parmi les autres morceaux du monde ce tout petit morceau du monde, pendant qu’il allait tout seul, et c’est à peine si de temps en temps par habitude il tendait encore la main, tâtant l’air, à peine si de temps en temps son pied avant de se poser interrogeait encore le sol.

Ils sont entrés dans le village. On disait :

— Alors ça va mieux ?

— Ça va tout à fait bien, disait Bé.

Et Delacuisine :

— Vous voyez, on l’a lâché…

S’écartant pour mieux vous le faire voir, et Besson alors faisait de même.

C’est de la sorte qu’ils sont arrivés devant l’atelier de Chemin où on voyait Chemin à travers la porte vitrée, et on voyait aussi le tableau de Chemin ; — Bé et Delacuisine ont eu tout à coup une idée, ils ont dit :

— Ah ! voilà qui va t’intéresser.

— Eh ! Chemin, est-ce qu’on peut entrer ?

Et ils entrent, disant à Chemin :

— Tu comprends, il commence seulement à voir. Et il n’a vu encore que les choses qui existent en réalité…

Alors, lui faisant une place :

— Arrive, Bé, mets-toi ici…

Parce que c’est encore une chose à apprendre ; ça n’existe pas véritablement, c’est de la peinture, c’est peint… ça n’existe pas dans la nature, ça existe dans le cœur de l’homme. C’est tiré par l’homme de son cœur d’homme, porté dehors par ses mains d’homme ; alors est-ce qu’il allait s’y reconnaître, Bé ?

Qui, en effet, pendant un moment n’a rien dit, pendant un moment n’a pas bougé, pendant un moment est resté immobile, laissant voir seulement un grand étonnement, avec aussi les marques de l’effort qu’il faisait ; puis lentement ses lèvres se sont écartées et il y a eu une distance entre ses lèvres.

— Ça… Ça, c’est toi Chemin.

Il regardait Chemin.

Il regardait le vrai Chemin, puis le Chemin figuré :

— C’est toi !

Chemin hocha la tête.

Et ça, c’est une maison (il la touchait du doigt) ; ça, c’est un arbre, ça, c’est la fontaine…

Il vous a interrogés du regard, on hochait encore une fois la tête ; et lui encouragé, très vite :

— Ça, c’est des gens sur des bancs, ça, c’est une petite fille, ça c’est un mulet… Oh ! je comprends, je comprends tout.

Alors ils sont venus, ils lui ont serré la main ; puis ils sont sortis, tous les quatre, pour aller boire.

Le café s’appelait le Café des Amis. Il y avait sur l’enseigne ce nom et il y avait sous le nom deux mains qui se serraient dans des manchettes de dentelles. Et de nouveau, là, c’était peint, alors il y a eu de nouveau une petite difficulté pour Bé.

On avait apporté une chopine de vin nouveau ; ils trinquèrent ; Bé disait : « Je suis guéri, » Mais déjà une autre voix :

— Moi aussi, je suis guéri.

C’était Chermignon ; on lui avait, dans l’autre vie, coupé la jambe. Il venait ; il vous faisait voir qu’il avait de nouveau ses deux jambes.

Il les faisait bouger, l’une après l’autre, dans le pantalon de grosse milaine brune jauni aux genoux, ayant les pieds dans des souliers ferrés à œillets de laiton :

— Et puis encore qu’elle n’est pas fausse, et il riait ; — quand même ils étaient arrivés à la perfection dans ce genre de jambes fausses, souvenez-vous, après leur grande guerre, et ils m’en avaient mis une de cette espèce ; mais à présent, c’est de la viande, de la bonne viande, de la toute vraie…

— Si vous voulez voir ? disait-il encore ; et il troussait son pantalon.

Et les gens se tâtaient, disant : « Nous aussi, on est guéris ! »

Bé voyait ; Chermignon avait ses deux jambes et criait à Bé : « Je marche sur mes deux jambes », tandis que Bé lui répondait : « Je vois avec mes deux yeux » ; et, parce qu’ils venaient ainsi chacun avec son histoire, Maurice le chercheur d’or, qui était assis dans un coin, a commencé à raconter la sienne, étant guéri également d’une maladie qu’il avait.

« Moi, disait-il, je cherchais l’or à la baguette, parce que je croyais que c’est l’or qui donne le bonheur. Avec un jet de coudrier qu’on coupait dans le milieu et dont on croisait les deux bouts, on allait se promener dans les endroits où l’on pensait qu’il y en avait ; alors la baguette doit pencher plus ou moins, selon la plus ou moins grande force de ce qui l’attire. Un jour, mon frère, qui tenait montagne au pied des Rochers de Bise, avait trouvé une pierre brillante et l’avait écrasée sous une autre pierre, ce qui avait donné la valeur d’une cuillère à café de poudre jaune qu’il me montra. Je me dis : « Ça en est ! » Il faut vous dire que j’avais le don. Je sais à présent que c’est un don qui nous venait du Diable, mais en ce temps-là je ne savais pas. J’ai dit à mon frère : « Me montrerais-tu la place ? on partagera. » C’est l’histoire de quand on allait chercher l’or dans l’autre vie, à cause qu’on ne savait bâtir que sur les biens passagers. On est parti de nuit ; on est allé plus haut que les bois, plus haut que l’herbe ; et, toutes ces richesses données par le bon Dieu, on les a laissées derrière nous, pour ne plus être entourés, si loin qu’on pouvait voir, que par rien du tout de bon. Semez-y le blé, vous verrez, essayer d’y planter les pommes de terre ! Mauvais pays, pays maudit, pays mis justement par le bon Dieu plus haut que l’autre et pas à portée, mais on était tenté par le Démon. Le soleil s’était levé, on suait à grosses gouttes. C’était ce grand pierrier, vous savez, qui est droit dessous les Rochers de Bise, et plus on monte, plus il devient raide, pourtant on allait toujours. De temps en temps, je disais à mon frère : « Est-ce là ? » Il me répondait : « Pas encore. » Et on allait. On a fini par arriver au pied des rochers ; il y avait sur ces rochers des taches de rouille. Et rien n’a plus compté pour moi que ces taches. Il faut vous dire que les métaux s’appellent l’un l’autre ; ils vont par nids, par régions ; et, par le moyen de ce fer, l’or à nouveau me criait contre. Je vous parle de ces temps de la terre, où le cœur nous allait par bonds ; ah ! misère, misère et folie ! La paroi avait bien six ou sept cents pieds de hauteur, lisse par place comme la main, à d’autres toute couturée, avec des ressauts, des couloirs, des corniches, des cheminées, — ça ne fait rien. Jean me suivait sans rien dire. On se comprenait sans rien se dire. Il était déjà convenu entre nous, sans qu’on se fût rien dit, qu’on irait jusqu’au bout et par tous les moyens. Il a fallu se pendre par les mains et la pointe de la semelle, se pousser vers en haut du dos et des genoux comme le ramoneur, être parfois sur des surplombs pas plus larges que le pied, après quoi s’accrocher à des gazons glissants qui s’éboulaient par grosses mottes, mais on l’a fait, rien ne nous a coûté, parce que le Démon nous tenait mordus. Et, à la fin, sur une sorte de replat, et comme une terrasse en pente sans plus point d’herbe, et où le roc était à vif et fissuré… »

Il s’interrompait (et peut-être, si on l’eût bien regardé qu’on eût vu briller encore ses yeux) :

« La baguette file droit vers en bas et heureusement que je la tenais bien, sans quoi elle m’eût échappé, tellement la secousse a été forte. Comme quand la traite donne un coup de queue. On était devenus tout pâles. On a eu le souffle coupé. En même temps, on se regardait et on n’osait pas se regarder. Je ne sais plus l’heure qu’il était : le temps n’a plus rien été pour moi, qui dévorais sans en sentir le goût le peu de jours qui nous sont donnés. Il me fallait me cacher des hommes, et mentir, et aussi, comme le chemin du pierrier était trop long et fatigant, je me laissais descendre dans les rochers à une corde. C’était mon frère et moi qui l’avions installée, et une fois mon travail fini, et moi remonté, je la retirais. Je travaillais tout nu comme ceux qui sont aux galères, sans point d’eau que celle que j’apportais dans un tonnelet, sans rien autre chose qu’un peu d’eau, un peu de pain, un peu de fromage. Du matin au soir. Depuis de très bonne heure le matin jusque tard le soir. Tout nu, exposé tour à tour au grand soleil, aux longues pluies et à l’orage, point d’autres outils qu’un pic et une pelle, creusant d’abord avec le pic, puis enlevant les débris à la pelle ; toujours tout seul, personne à qui parler, et rien autre chose pour me distraire que ce trou sous mes pieds, où je m’enfonçais. N’empêche que chaque matin, j’étais là, et je ne descendais plus au village, couchant dans un fenil où mon frère m’apportait de quoi manger. Je sentais couler le long de moi l’eau de mon corps comme si elle était tombée du ciel, et je pleuvais et je tachais de noir la roche : indifférent à cette pluie et à toute pluie ; indifférent, je dis, au monde et à toutes les bonnes et belles choses du monde et à tout ce qui était vrai. J’étais arrivé au troisième mètre sans avoir rien trouvé encore ; mon frère me disait : « Alors ? » je disais : « Rien ! » J’allais quand même. J’avais terriblement maigri, j’allais toujours. Et de nouveau, mon frère : « Alors ? » Et moi, de nouveau : « Rien ! » Mais, à présent, je voyais qu’il me regardait avec méfiance. Et ça a été ainsi encore un bout de temps, puis voilà qu’une fois que j’étais en train de me reposer, assis à côté de mon trou, j’ai entendu rouler des pierres. C’était mon frère qui m’épiait, s’étant posté un peu plus haut dans la paroi… »