Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903
◄   Chapitre XI Chapitre XII   ►



XII

On ne travaillera ni pour l’argent, ni pour la gloire, mais pour le plaisir de travailler.


Quand, le lendemain, Jock essaya de se remémorer les événements de la veille, ses souvenirs étaient devenus étrangement confus.

Il revoyait assez bien sa fuite de Beggarmoor, mais sa chute au bord de la grand route, son passage entre les rochers, sa longue marche jusqu’à la ville rendue plus pénible par le poids de Tramp et la crainte d’être atteint par Bagshaw, tout cela lui semblait plutôt un cauchemar qu’une réalité.

Il avait le souvenir confus d’être entré en chancelant chez le vieux notaire, d’avoir eu la vision de Molly enveloppée dans une robe de chambre, puis le reste s’effaçait.

Il ne se rappelait que vaguement qu’on l’avait porté dans son lit, qu’un médecin lui avait tâté le pouls et le front, et qu’on l’avait forcé à boire quand il ne demandait qu’à rester tranquille. Il n’ouvrit vraiment les yeux et ne se rendit compte de ce qui se passait autour de lui que très tard dans l’après-midi.

Encore un peu appesanti, il promena ses yeux étonnés autour de la chambre. Il ne reconnaissait rien autour de lui, et ne savait où il était.

Ses regards se portèrent ensuite vers la fenêtre ; il y aperçut une forme un peu indécise, qui néanmoins lui semblait très familière ; Mme Pole seule possédait une chevelure aussi soyeuse et aussi blonde. Jock se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

« Maman, prononça-t-il, est-ce bien vous ? »

Mme Pole, c’était bien elle, se leva, et, s’approchant du lit, posa sa main sur le front de l’enfant.

« Oui, c’est moi, dit-elle. Je suis ici depuis longtemps et je commençais à croire que tu ne te réveillerais jamais. Comment te sens tu maintenant ?

— J’ai la tête dans un état étrange. Oh, maman ! tout n’est-il pas un rêve ? Ai-je réellement le papier ? M. Harrison dit-il qu’il y a du charbon à Beggarmoor ?

— Oui, c’est bien vrai, mon chéri. Mais je ne veux pas que tu parles avant d’avoir pris un peu de bouillon. Il y a des heures que je le tiens chaud, reprit la mère.

— J’ai tant de choses à demander », dit Jock avec un soupir.

Puis, comme Mme Pole lui présentait une tasse, il leva les veux vers elle d’un air de supplication :

« Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-ce pas, maman ? Je n’ai pu m’empêcher de m’échapper ; je voulais découvrir le secret de Beggarmoor pour votre bonheur et celui de Doris.

— Mon chéri, je ne suis pas fâchée ; mais je ne veux pas que tu parles avant que tu aies repris des forces. »

Jock se mit docilement à boire le bouillon. Tout à coup il s’interrompit et redressa la tête. Une expression d’inquiétude douloureuse avait envahi son pâle visage.

« Tramp, dit-il en hésitant, Tramp est-il mort ? »

Mme Pole, se penchant vers son fils, déposa un baiser sur son front ; les larmes voilaient son regard.

« Tramp a été blessé ; il a une patte cassée, mais il ne mourra pas. Molly le soigne parfaitement. Cher petit ! Tu croyais avoir perdu ton ami. »

Jock inclina la tête en signe d’assentiment.

« Oui, je le croyais mort, et je m’en faisais des reproches. Il a réussi à arracher le papier au méchant fermier ; c’est donc par son secours que je pourrai plus facilement réaliser la promesse que j’ai faite à mon père. C’est un excellent chien ; vous-même l’aimeriez si vous le connaissiez mieux, ajouta-t-il timidement, se rappelant soudain le peu de sympathie que sa mère éprouvait pour son compagnon.

— J’en suis convaincue. Mais je m’aperçois, Jock, que je ne vous connaissais ni l’un ni l’autre… Jamais tu ne m’as dit que tu avais fait une promesse à ton père.

— C’était inutile, l’action vaut mieux que la parole. D’ailleurs, maman, malgré ma bonne volonté, je trouve toujours moyen de faire quelque sottise au lieu de vous rendre service. Ainsi hier… Non… quand était-ce ? le jour où j’ai quitté la maison, je crois avoir cassé une assiette en cherchant à tâtons quelque chose à me mettre sous la dent, et l’enfant leva vers sa mère ses yeux remplis de larmes.

— J’ai peur, dit Mme Pole, que nous ne nous soyons pas compris l’un l’autre. Tout ira mieux à l’avenir. Tu me confieras tes projets et tes peines ; ma confiance répondra à la tienne, et je ne te considérerai plus comme un enfant insouciant. »

Jock rougit d’orgueil et de plaisir.

« Merci, ma chère maman, dit-il. J’avais toujours peur de vous causer quelque chagrin.

— Est-ce pour ce motif que tu ne m’as pas parlé de l’offre de M. Grimshaw !

— Je voulais que vous l’ignoriez toujours ; qui vous l’a apprise ? s’écria Jock contrarié.

— C’est ton amie Molly. Il ne faut pas lui en vouloir, Jock : elle avait besoin de me dire et de me prouver que je t’avais mal jugé jusqu’à présent.

— J’espère qu’elle n’a pas été malhonnête ! Elle en serait capable dans son affection pour moi.

— Oh non ! elle n’a rien dit de regrettable ; elle m’a laissé simplement entendre ce qu’elle pense de moi. Je trouve qu’il est bon de se voir par les yeux d’autrui, serait-ce même par ceux d’une enfant, répliqua Mme Pole avec un sourire attristé.

— Je suis heureux que vous ne soyez pas fâchée contre elle ; c’est vraiment une si charmante enfant !

— Jamais je n’ai vu figure si joufflue, si couverte de taches de rousseur, s’écria Mme Pole en riant. Comme pour Tramp, je crois que chez elle le cœur rachète la mine. »

Puis, soudain, son visage devint grave.

« Oh ! Jock, je ne puis penser sans frémir aux dangers que tu as courus cette nuit ! S’il t’était arrivé quelque malheur, j’en aurais ressenti un éternel remords. J’ai bien à remercier le ciel qui t’a protégé. Mais nous ne savons absolument rien de tes dernières aventures. Molly, j’en suis sûre, brûle du désir d’en entendre le récit. Repose-toi pendant que je vais préparer le thé, et nous viendrons toutes deux t’écouter. »

Une fois seul, Jock resta tranquille, perdu dans un doux rêve.

Tout s’arrangeait à merveille, trop bien même pour que ce fût vrai. Non seulement le secret de Beggarmoor était découvert, mais sa mère, loin d’être mécontente comme elle l’était si souvent dans le passé, semblait avoir compris son désir de l’aider et de la protéger.

Bientôt, Mme Pole revint, accompagnée de Molly. Elles portaient un panier où reposait Tramp sur des coussins.

« Il s’ennuyait sans toi, Jock, dit la mère, aussi avons-nous trouvé qu’il valait mieux l’amener ; il verra que tu es près de lui. »

Quand Jock eut fait le récit de ses aventures et du rôle joué par le chien, Tramp reçut caresses sur caresses, de quoi tourner la tête à un animal moins intelligent.

« Beggarmoor sera vendu quand même, s’écria bientôt Molly ; j’ai entendu grand-père dire que quelqu’un exploiterait le charbon et vous payerait un certain revenu.

« Que veut-elle dire, maman ? demanda Jock étonné.

— Mon enfant, M. Harrison a pris beaucoup de peine pour me le faire comprendre, et pourtant il me sera difficile de te le bien expliquer. Il faut beaucoup d’argent pour exploiter une mine, l’outillage exige une grosse dépense. La lande sera donc remise entre les mains de tierces personnes qui, d’après le revenu, te payeront une rente comme au propriétaire.

— Oh oui ! je comprends très bien. Je suppose que les indications de l’étranger faciliteront les travaux.

— Sur le papier, reprit Molly, on a trouvé le nom et l’adresse de l’ingénieur qui est allé à Gray-Tors. Grand-père a écrit pour que cet homme habile vienne fournir les renseignements qui pourront êtres utiles.

— Quelle chance ! Je serai bien aise de le revoir, s’écria Jock. J’espère qu’il arrivera avant notre départ.

— Mais vous n’allez pas de sitôt retourner chez vous, dit Molly d’un ton d’autorité. Le docteur déclare que l’air des montagnes vous fera le plus grand bien. Quant à Tramp, il n’est pas en état de voyager encore.

— Cependant, dit Jock anxieusement, il faut que je retourne à la maison avec maman ; je ne puis la laisser seule recommencer un aussi long voyage, et ma petite sœur, de son côté, a besoin d’elle.

— Eh bien ! on me demande de rester aussi, reprit la mère en souriant. Tu comprends, mon chéri, que je suis curieuse de savoir comment toutes ces affaires se termineront. M. Harrison dit que Beggarmoor fournira assez de ressources pour qu’on puisse t’envoyer dans ton ancien collège. Il va essayer d’arranger l’affaire immédiatement, mais tu n’y entreras qu’après les vacances de Noël.

— Hourra ! s’écria Jock. Je vais retourner dans mon collège ! Plus tard, je pourrai donc choisir une profession sans penser à gagner de l’argent.

— Mais, Jock, il ne faut pas t’imaginer que tu sois devenu riche. Beggarmoor, isolé de tout centre important, ne rapportera jamais de gros revenus, dût-on y trouver beaucoup de charbon.

M. Grimshaw n’a pas eu l’intention de me combler de richesses. Il disait avec raison que lorsqu’on a trop de fortune, on laisse le plus souvent le travail de côté. Alors la vie devient inutile et triste. Si j’ai les ressources suffisantes pour me procurer une instruction complète, en même temps que vous ne manquerez de rien, je pourrai devenir ingénieur et réaliser ainsi mon unique ambition.

— Est-ce vraiment ton désir ? Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une lubie d’enfant. Je ne vois pas ce qui t’attire vers une telle profession, dit Mme Pole.

— Les ingénieurs font au moins quelque chose et ne se contentent pas de parler, dit Jock blessé, en reprenant son air de timide gaucherie.

— Oui, sans doute, et ils doivent être extrêmement utiles ; mais on n’entend pas parler beaucoup d’eux. Soldat ou marin, tu serais à même de te signaler, ta réputation volerait au loin, tandis qu’à peine on conserve le nom des ingénieurs qui ont fait les travaux les plus utiles.

— Qu’importe l’opinion des hommes, pourvu qu’on fasse quelque chose ! Supposons que je n’arrive qu’à exécuter une seule œuvre, comme serait celle d’un pont difficile, ma conscience me rendra témoignage ; plus tard on bénira ma mémoire, et, mon nom dût-il être ignoré, ce travail n’en serait pas moins utile, et resterait mon œuvre à moi. »

Molly avait écouté attentivement ; après un moment de sérieuse réflexion, selon sa coutume, elle donna son avis :

« M. Grimshaw pensait, sans doute, comme vous quand il vous conseillait de ne pas travailler d’abord pour la renommée : je n’avais pas très bien compris.

— Moi, dit Jock, je n’oublierai jamais ses recommandations, car c’est la première personne qui ait pris la peine d’écouter mes projets et mes rêves. »

Émerveillée, Mme Pole écoutait les deux enfants ; pour la première fois se révélait à elle ce petit garçon qu’elle avait toujours traité comme un enfant insensible et ennuyeux. Elle était résolue à encourager son fils désormais ; puis, se baissant, elle se mit à caresser Tramp, disant, le visage souriant, qu’elle allait essayer de comprendre les chiens et les petits garçons.

Sur l’invitation de M. Harrison, l’ingénieur arriva le surlendemain. On imagine quel accueil chaleureux lui fut fait par Jock.

Après les premières effusions, on se mit à discuter les meilleurs moyens de développer la richesse cachée à Beggarmoor. Jock était tout oreilles, se joignait à la conversation et montrait une perspicacité telle, une connaissance si approfondie du sujet, que sa mère et M. Harrison en étaient émerveillés. Le vieux notaire fit observer en souriant que son avis devenait inutile à l’avenir.

Quand le jeune ingénieur se leva pour partir, il tendit amicalement la main à Jock et lui dit :

« Vous n’oublierez plus mon nom ; si mes conseils peuvent vous être utiles, ne manquez pas d’y recourir, et souvenez-vous, mon enfant, que le succès est le fruit du travail. »

Le mystère du trésor caché à Beggarmoor heureusement résolu, Jock replacé au milieu de ses anciens amis et ravi à la pensée d’études à faire dans un grand collège, plus rien ne manque à son bonheur.

Tramp est guéri, tout en restant un peu boiteux ; il n’est pas à plaindre, bien que les longues courses lui soient interdites. Le hangar ne le revoit plus, il est devenu de la famille, il passe même des heures délicieuses sur les genoux de Mme Pole.

Jock et sa mère se sont compris.

A. Decker, d’après E. Hohler.
FIN