Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



IX

Un étrange voyage.


Après ces événements, le temps parut bien long à Jock ; chaque jour, il guettait le facteur, attendant anxieusement une réponse de M. Harrison. Aucune lettre n’arrivait. Molly restait silencieuse, contrairement à son habitude. Un après-midi enfin, comme le petit garçon rentrait plus agité encore que de coutume, sa mère lui tendit une lettre.

Adressée à Mme Pole, cette lettre venait du vieux notaire. Il avait été si occupé, disait-il, qu’il n’avait pu écrire plus tôt ; mais il avait prévenu Bagshaw que Beggarmoor lui serait cédé pour un prix raisonnable. M. Harrison espérait qu’à la fin de la semaine la vente serait conclue et le nouveau propriétaire en possession de son bien.

Pas un mot au sujet de Jock, dont le consentement semblait être présumé ; il n’était non plus question de la lettre que l’enfant avait écrite à son vieil ami.

Jock lut lentement, puis il dit avec douceur :

« M. Harrison ne fait aucune allusion à ma lettre ; cependant, il a dû la recevoir depuis longtemps.

— Tu parles sans doute de cet interminable rabâchage que tu as posé sur ma table le jour où j’ai écrit moi-même. M. Harrison n’y a pas répondu parce qu’il ne l’a pas reçu, déclara Mme Pole. Ton papier est dans mon buvard. Je t’ai dit qu’il était inutile que tu écrivisses au vieux notaire ; à quoi bon l’ennuyer de tout ce flot de sottises ? »

Jock n’ouvrit pas la bouche, regardant inconsciemment par la fenêtre, l’âme envahie par un morne désespoir. Les circonstances lui étaient cruelles ; il ne pouvait rien pour empêcher la vente de Beggarmoor. On était au mardi : quelle que fût son inexpérience des affaires, il comprit que le temps lui manquait pour s’entendre par correspondance, et cependant Bagshaw allait être en pleine possession de la terre si aimée, vendredi ou samedi.

Mme Pole s’inquiétait peu des impressions de son fils : elle avait quitté la salle en se souvenant de sa dernière discussion avec Jock, qu’elle continuait à trouver insensé et entêté. Tout à coup, elle se montra dans l’embrasure de la porte.

« Jock, dit-elle, j’oubliais de te remettre ceci : c’est une lettre de ta petite amie ; elle est arrivée en même temps que la mienne ! »

Jock prit la lettre qui lui était tendue et sortit. Quand il fut seul, il se mit à la lire, sans espoir qu’elle put lui être utile dans les difficultés présentes.

Molly n’avait pas été négligente. Elle avait commencé par s’informer près de M. Harrison du nom de l’ingénieur consulté par M. Grimshaw. Quand elle eut acquis la certitude que son grand-père ne pouvait lui fournir aucun renseignement à cet égard, accompagnée de sa nourrice elle avait pris la route de Gray-Tors. Une fois là, elle avait demandé au vieux sommelier s’il se souvenait du nom de l’étranger qui avait passé pendant le séjour de Jock chez son vieux parent.

Hélas ! M. Grimshaw avait attendu lui-même son visiteur à la porte, et le sommelier n’avait pas entendu prononcer son nom.

« Je ne vois personne autre qui puisse le savoir, écrivait Molly en terminant. Vous ferez bien de venir vous-même voir grand-père : je suis sûre qu’il n’a jamais reçu votre lettre, et, si vous étiez ici, peut-être pourriez-vous éclaircir le mystère ? »

Jock resta pensif. Une résolution désespérée lui traversa l’esprit ; plus il réfléchissait, plus sa résolution devenait forte… Il suivrait le conseil de Molly, irait voir M. Harrison et essayerait de disputer Beggarmoor avant que l’héritage lui fut définitivement enlevé… Mais, pour cela, il fallait mécontenter sa mère et partir sans qu’elle en sût rien.

Aurait-il assez d’argent pour faire la route ? Il avait entendu dire à sa mère que le voyage était fort coûteux.

« Peu importe ! dit-il ; il faut que je parte, quand bien même je devrais faire à pied une partie du chemin. J’ai promis de prendre soin de maman ; si, à Beggarmoor, il y a un trésor caché, je saurai le trouver pour elle. Tramp et moi, nous partirons demain avant que personne soit réveillé dans la maison ; j’ai fait mon plan, je ne veux pas être un lâche. »

Jock, oubliant de dîner, ne rentra qu’à l’heure du coucher, ayant combiné à loisir son voyage en ses moindres détails. La décision était bien arrêtée, son plan tout tracé. De douces espérances vinrent même le fortifier. S’il pouvait découvrir le trésor de Beggarmoor, sa mère comprendrait, sans doute, combien grand était son désir de la protéger et de lui venir en aide ; elle arriverait même à avoir confiance en son fils et ne l’entraverait plus dans l’accomplissement de sa mission.

Ce fut, l’esprit rempli de ces heureuses pensées, que Jock s’endormit ce soir-là.

Le lendemain, il s’était levé de très bonne heure. Il avait monté le réveille-matin pour être debout en temps comme pour son dernier voyage. On était à l’automne ; aussi, faisait-il encore noir quand Jock regarda au dehors. Pas de déjeuner prêt. Après avoir cherché longtemps à tâtons dans l’office, au risque de réveiller tout le monde, en laissant tomber sur les dalles un plat qui fit un bruit épouvantable, le pauvre enfant réussit à trouver seulement un peu de lait froid et un croûton de pain sec. Puis, sans bruit, il ouvrit la porte de derrière et gagna le hangar où Tramp passait la nuit.

L’accueil du chien fut tout joyeux ; il n’aurait pas manqué d’aboyer s’il n’en avait été vivement empêché par son jeune maître. Jock, l’ayant obligé au silence, descendit d’un pas alerte et déterminé le sentier qui conduisait au village.

Le soleil se montrait, mais l’air demeurait froid, et dans les chaumières devant lesquelles passait Jock pas un être n’était encore levé.

Parvenu près de la petite gare, Jock s’aperçut que le train était déjà signalé. Comme des fous, lui et Tramp dévalèrent la dernière pente et arrivèrent haletants au guichet.

« Un billet pour Londres, s’il vous plaît, dit Jock en présentant à l’employé, et non sans orgueil, son souverain d’or.

— Première classe, je pense, monsieur ? demanda l’homme en le regardant.

— Oui, s’il vous plaît », reprit Jock, se souvenant de son voyage avec M. Harrison.

Il comprit son imprudence quand il lui fallut débourser sept shillings, le tiers de sa fortune. C’était largement entamer ses maigres ressources dès le début du voyage. Jock n’osa pas demander s’il pouvait échanger son billet contre le prix d’une classe inférieure ; il paya et se disposait à partir quand remployé l’arrêta :

« Vous ne prenez pas un billet pour votre chien, monsieur ? »

Le visage de Jock s’assombrit.

« Ah ! j’oubliais, dit-il, qu’il fallût un billet pour le chien.

— Vous ne pouvez pas l’emmener sans cela, et, si vous ne vous dépêchez pas, le train va partir sans vous. C’est un shilling. »

Au dehors retentit un avertissement : la machine sifflait. Jetant l’argent, Jock saisit le billet et se précipita sur le quai ; il eut le temps de grimper dans un wagon : le train se mettait en marche.

« Je ne me figurais pas que ce fût si cher, dit-il, en s’adressant à Tramp, lorsqu’ils furent assis l’un en face de l’autre. J’espère que nous aurons assez d’argent pour aller jusqu’à Gray-Tors, mais nous ne pourrons pas faire la dépense d’une voiture à Londres. Il nous faudra traverser la ville à pied, car je me rappelle avoir vu M. Harrison donner au cocher une demi-couronne et je crains bien de n’être pas à même de t’offrir un bon dîner. Peu importe, mon vieux. Certainement Molly te servira une soupe délicieuse, ce soir, quand nous arriverons. »

Tramp dressa les oreilles, remua la queue ; il semblait écouter, et, pendant quelque temps, son maître trompa l’ennui du voyage en lui parlant.

Cependant ils approchaient de Londres. Jock commençait à se sentir las ; il avait faim. La longue marche, le départ matinal sans déjeuner convenable l’avaient fatigué.

En se voyant seul avec son chien sur le quai de la ville tumultueuse, il éprouva une réelle détresse. Il fut quelque temps à reprendre courage pour s’informer dans quelle direction se trouvait l’autre gare.

La distance ne lui avait pas semblé très grande quand il avait fait la route dans un cab, avec M. Harrison ; maintenant les rues paraissaient interminables. L’enfant fut obligé de demander plus d’une fois son chemin : ceux qu’il interrogeait lui disaient qu’il avait encore une longue marche à fournir. À la fin, épuisé de fatigue et à bout de force, il se décida a dépenser ses quelques sous de monnaie pour acheter de quoi manger. Après s’être arrêté aux devantures de plusieurs boutiques, il déclara qu’une tasse de thé chaud avec une des brioches qu’il avait vues marquées « deux sous », à une vitrine, étaient le meilleur repas qu’il put avoir à bon compte.

Il entra donc dans la boutique, et, s’asseyant à une des petites tables, il commanda son repas.

Tramp et lui partagèrent également. Jock garda la tasse pour lui, donna la soucoupe au chien, et cassa la brioche en deux morceaux.

Puis le jeune maître et son chien repartirent, reposés et restaurés. Tramp était vraiment content ; il essayait de l’exprimer par le frétillement de sa queue ; et, de fait, une journée en plein air valait mieux que de longues heures sous un hangar sombre.

Quand ils arrivèrent à l’autre garé, les perplexités de Jock se renouvelèrent. Instruit par l’expérience, il s’enquit timidement du prix d’un billet de troisième classe jusqu’à sa destination. « Douze shillings et six pence », répondit l’employé, en jetant au petit garçon un regard étonné ; l’enfant ne semblait pas de ces gens qui voyagent seuls, si loin, et en troisième classe.

« Combien le billet pour mon chien ? demanda Jock anxieusement.

— Deux shillings, ce qui fera en tout quatorze shillings et six pence. »

Jock, par un rapide calcul, s’aperçut qu’il lui manquait deux shillings six pence ; sa figure marqua la consternation et il sembla succomber au désespoir.

« Qu’est-ce donc ? Vous n’avez pas d’argent ? » dit l’employé, remarquant son hésitation.

Le petit garçon secoua la tête en se demandant quel serait le meilleur moyen pour sortir de difficulté.

— Il ne me reste que douze shillings. Pouvez-vous me dire jusqu’où je puis aller avec mon chien ? »

L’employé avait du loisir ; il éprouvait un si vif intérêt pour ces étranges voyageurs, qu’il s’évertua à les aider. Grâce à l’indicateur, il déclara que pour cette somme ils pourraient aller jusqu’à Drisley. Là, ils seraient à environ vingt-cinq milles de leur destination.

« S’il vous plaît, donnez-moi un billet jusqu’à Drisley ; nous ferons à pied le reste du chemin », dit Jock, qui sentait son courage renaître, maintenant que sa résolution était prise.

Les wagons de troisième classe étaient encombrés. Jock dut se tenir presque debout dans son coin, Tramp dans les bras, les pieds appuyés sur les paquets d’une grosse femme assise près de lui. Vaincu par la fatigue, il s’endormit néanmoins et ne se réveilla qu’à la descente de la plupart de ses compagnons de route.

Il faisait presque nuit ; Jock s’assit enfin en face de la grosse femme, qui avait tiré de son sac des babas secs qu’elle dévorait avec appétit. Le petit garçon la regardait d’un air d’envie ; il se demandait comment, sans manger, il poursuivrait la route jusqu’à Grav-Tors.

Tramp n’avait nullement l’intention de se laisser mourir de faim. Après avoir fait le tour du compartiment, il s’arrêta devant la voyageuse, et se tint debout sur ses pattes de derrière, dans l’attitude d’un mendiant.

Son jeune maître le gronda, fit des excuses pour sa conduite ; mais la grosse femme se trouva être une excellente créature ; elle devina en partie la fatigue de Jock, lui offrit des babas, déboucha une bouteille de thé froid et lui en versa un verre.

Pendant ce temps, le train arrivait en gare de Drisley ; l’enfant et le chien sautèrent sur le quai désert. Jock avait le cœur bien triste en demandant au chef de gare dans quelle direction se trouvait Gray-Tors. L’employé étonné abaissa les yeux sur le petit garçon.

« Prenez cette route, dit-il ; vous ne pouvez vous perdre, car votre chemin suit presque constamment la voie ferrée. Mais il me semblerait plus sage de passer la nuit ici ; vous partiriez au jour.

— Oh non ! Il faut que je parte le plus tôt possible, reprit Jock vivement ; je dois être à Gray-Tors demain soir. »

Et, sans attendre d’autre conseil, il sortit précipitamment de la gare pour se remettre en route. Tramp et son maître grelottaient sous la rafale qui soufflait des abruptes collines. Jock était désolé. Il craignait de ne pouvoir atteindre à temps son but. Il avançait avec une hâte fiévreuse, marchant péniblement. Sur ses talons, Tramp, l’air abattu, les oreilles pendantes, la queue baissée, semblait désapprouver cette étrange expédition. L’espace libre en échange du sombre hangar lui allait fort bien, mais une trotte sous un vent piquant lui souriait moins.

Cependant, à la fin, trop fatigué pour aller plus loin, Jock s’arrêta, cherchant du regard un lieu où il pût se reposer quelques heures. Aucune chaumière n’était en vue ; dans un champ voisin, il aperçut une sorte de hangar qui lui sembla un abri pour le bétail. Il se dirigea jusque-là et, poussant la porte, huma la bonne senteur du foin.

Il faisait trop noir pour qu’on pût rien distinguer à l’intérieur ; d’ailleurs, la fatigue accablait le pauvre garçon ; aussi, sans rien examiner, il s’enfonça dans le foin. Bientôt il s’endormit, serrant entre ses bras Tramp qui le réchauffait, tout en lui tenant fidèle et rassurante compagnie.