Jocelyn/Quatrième époque

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 191-246).

QUATRIÈME ÉPOQUE


Grotte des Aigles, 15 avril 1794.

J’ai trouvé ce matin, dans le creux du rocher,
Le pain que chaque mois le pâtre y vient cacher,
De cet homme de bien pieuse providence !
Deux mots l’accompagnaient : « Redoublez de prudence :
» Dans nos cités sans Dieu, malheur à qui descend !
» L’échafaud des martyrs a toujours soif de sang. »
Brisez, brisez, Seigneur, ces glaives de colère ;
Abrégez, en faveur des justes de la terre,
Ces jours de désespoir et de convulsions,
Où votre nom s’éclipse aux yeux des nations !

Puisse l’ange de paix bientôt y redescendre !
Mais moi, je n’ai, Seigneur, que grâces à vous rendre ;
Et si ce temps n’était une ère de forfaits,
Je dirais : « Que ces jours ne finissent jamais ! »




La grotte, 6 mai 1794.

Il est des jours de luxe et de saison choisie
Qui sont, comme les fleurs précoces de la vie,
Tout bleus, tout nuancés d’éclatantes couleurs,
Tout trempés de rosée et tout fragrants d’odeurs,
Que d’une nuit d’orage on voit parfois éclore,
Qu’on savoure un instant, qu’on respire une aurore,
Et dont comme des fleurs, encor tout enivrés,
On se demande après : « Les ai-je respirés ?
Tant de parfum tient-il dans ces étroits calices ?
Et dans douze moments si courts, tant de délices ? »


Aujourd’hui fut pour nous un de ces jours de choix :
Éveillés aux rayons du plus riant des mois,
À l’hymne étourdissant de la vive alouette
Qui n’a que joie et cris dans sa voix de poëte,
Au murmure du lac flottant à petit pli,
Nous nous sommes levés le cœur déjà rempli,
Ne pouvant contenir l’impatient délire
Qui nous appelle à voir la nature sourire ;
Et nous sommes allés, pas à pas, tout le jour,
Du printemps sur ces monts épier le retour.


La neige qui fondait au tact du rayon rose
Avant d’aller blanchir les pentes qu’elle arrose,

Comme la stalactite au bord glacé des toits,
Distillait des rochers et des branches des bois ;
Chaque goutte en pleuvant remontait en poussière
Sur l’herbe, et s’y roulait en globes de lumière.
Tous ces prismes, frappés du feu du firmament,
Remplissaient l’œil d’éclairs et d’éblouissement :
On eût dit mille essaims d’abeilles murmurantes
Disséminant le jour sur leurs ailes errantes,
Sur leur corset de feu, d’azur et de vermeil,
Et bourdonnant autour d’un rayon de soleil.
Puis en mille filets ces gouttes rassemblées
Allaient chercher leurs lits dans le creux des vallées,
Y couraient au hasard des pentes sur leurs flancs,
Y dépliaient leur nappe ou leurs longs rubans blancs,
Y gazouillaient en foule en mille voix légères,
Comme des vols d’oiseaux cachés sous les fougères,
Courbaient l’herbe et les fleurs comme un souffle en glissant,
Y laissaient par flocons leur écume en passant ;
Puis la brise venait essuyer cette écume,
Comme à l’oiseau qui mue elle enlève une plume.


L’air tiède et parfumé d’odeurs, d’exhalaisons,
Semblait tomber avec les célestes rayons,
Encor tout imprégné d’âme et de séves neuves,
Comme l’air virginal qui vint fondre les fleuves
Du globe enseveli dans son premier hiver,
Quand la vie et l’amour se respiraient dans l’air :
Il soufflait des soupirs, il apportait des nues
Des tiédeurs, des odeurs, des langueurs inconnues ;
Il caressait la terre avec de tels accords,
Il étreignait les monts avec de tels transports,
Il secouait la neige et les troncs et les cimes
Avec des mouvements et des bruits si sublimes,

Que l’on croyait entendre, entre les éléments,
Des paroles d’amour et des embrassements,
Et, dans les forts élans qui semblaient les confondre,
L’eau, la terre, et le ciel, et l’éther, se répondre.
Tout ce que l’air touchait s’éveillait pour verdir ;
La feuille du matin sous l’œil semblait grandir ;
Comme s’il n’avait eu pour été qu’une aurore,
Il hâtait tout du souffle, il pressait tout d’éclore ;
Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois,
S’étendaient en tapis, s’arrondissaient en toits,
S’entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches,
Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches,
Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs,
Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs.
La séve, débordant d’abondance et de force
Coulait en gommes d’or des fentes de l’écorce,
Suspendait aux rameaux des pampres étrangers,
Des filets de feuillage et des tissus légers,
Où les merles siffleurs, les geais, les tourterelles,
En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes :
Alors tous ces réseaux, de leur vol secoués,
Par leurs extrémités d’arbre en arbre noués,
Tremblaient, et, sur les pieds du tronc qui les appuie,
De plumes et de fleurs répandaient une pluie.
Tous ces dômes des bois, qui frémissaient aux vents,
Ondoyaient comme un lac aux flots verts et mouvants ;
Des nids d’oiseaux, bercés au roulis des lianes,
Y flottaient, remplis d’œufs tachetés, diaphanes,
Des mères qui fuyaient fragile et doux trésor,
Comme dans le filet la perle humide encor !
Chaque fois que nos yeux, pénétrant dans ces ombres,
De la nuit des rameaux éclairaient les dais sombres,
Nous trouvions, sous ces lits de feuille où dort l’été,
Des mystères d’amour et de fécondité.

Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
Des flots d’air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux,
Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
Qui d’un éther vivant semblaient former les couches :
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Comblaient l’air, nous cachaient l’un à l’autre un instant,
Comme dans les chemins la vague de poussière
Se lève sous les pas et retombe en arrière ;
Ils roulaient ; et sur l’eau, sur les prés, sur le foin,
Ces poussières de vie allaient tomber plus loin ;
Et chacune semblait, d’existence ravie,
Épuiser le bonheur dans sa goutte de vie,
L’air qu’elles animaient de leur frémissement
N’était que mélodie et que bourdonnement.


Oh ! qui n’eût partagé l’ivresse universelle
Que l’air, le jour, l’insecte, apportaient sur leur aile ?
Oh ! qui n’eût aspiré cette haleine des airs
Qui tiédissait la neige et fondait les hivers ?
La séve de nos sens, comme celle des arbres
Eût fécondé des troncs, eût animé des marbres ;
Et la vie, en battant dans nos seins à grands coups,
Semblait vouloir jaillir et déborder de nous.
Nous courions ; des grands rocs nous franchissions les fentes ;
Nous nous laissions rouler dans l’herbe sur les pentes ;
Sur deux rameaux noués le bouleau nous berçait ;
Notre biche étonnée à nos pieds bondissait ;
Nous jetions de grands cris pour ébranler les voûtes
Des arbres, d’où pleuvait la séve à grosses gouttes ;
Nous nous perdions exprès, et, pour nous retrouver,
Nous restions des moments, sans parole, à rêver ;

Puis nous partions d’un trait, comme si la pensée
Par le même ressort en nous était pressée,
Et, vers un autre lieu prompts à nous élancer,
Nous courions pour courir et pour nous devancer.
Mais toute la montagne était la même fête ;
Les nuages d’été qui passaient sur sa tête
N’étaient qu’un chaud duvet que les rayons brûlants
Enlevaient au glacier, cardaient en flocons blancs.
Les ombres qu’allongeaient les troncs sur la verdure,
Se découpant sur l’herbe en humide bordure,
Dans quelque étroit vallon, berceau déjà dormant,
Versaient plus de mystère et de recueillement ;
Et chaque heure du jour en sa magnificence,
Apportant sa couleur, son bruit ou son silence,
À la grande harmonie ajoutait un accord,
À nos yeux une scène, à nos sens un transport.
Enfin, comme épuisés d’émotions intimes,
L’un à côté de l’autre, en paix nous nous assîmes
Sur un tertre aplani, qui, comme un cap de fleurs
S’avançait dans le lac plus profond là qu’ailleurs,
Et dont le flot, bruni par l’ombre haute et noire,
Ceignait d’un gouffre bleu ce petit promontoire :
On y touchait de l’œil tout ce bel horizon,
Une mousse jaunâtre y servait de gazon,
Et des verts coudriers l’ombre errante et légère,
Combattant les rayons, y flottait sur la terre.
Nos cœurs étaient muets à force d’être pleins ;
Nous effeuillions sur l’eau des tiges dans nos mains ;
Je ne sais quel attrait des yeux pour l’eau limpide
Nous faisait regarder et suivre chaque ride,
Réfléchir, soupirer, rêver sans dire un mot,
Et perdre et retrouver notre âme à chaque flot.
Nul n’osait le premier rompre un si doux silence,
Quand, levant par hasard un regard sur Laurence,

Je vis son front rougir et ses lèvres trembler,
Et deux gouttes de pleurs entre ses cils rouler,
Comme ces pleurs des nuits qui ne sont pas la pluie,
Qu’un pur rayon colore, et qu’un vent tiède essuie.
— Que se passe-t-il donc, Laurence, aussi dans toi ?
Est-ce qu’un poids secret t’oppresse ainsi que moi ?
— Oh ! je sens, me dit-il, mon cœur prêt de se fendre ;
Mon âme cherche en vain des mots pour se répandre :
Elle voudrait créer une langue de feu,
Pour crier de bonheur vers la nature et Dieu.
— Dis-moi, repris-je, ami, par quelles influences
Mon âme au même instant pensait ce que tu penses ?
Je sentais dans mon cœur, au rayon de ce jour,
Des élans de désirs, des étreintes d’amour
Capables d’embrasser Dieu, le temps et l’espace ;
Et pour les exprimer ma langue était de glace.
Cependant la nature est un hymne incomplet,
Et Dieu n’y reçoit pas l’hommage qui lui plaît,
Quand l’homme, qu’il créa pour y voir son image,
N’élève pas à lui la voix de son ouvrage :
La nature est la scène, et notre âme est la voix.
Essayons donc, ami, comme l’oiseau des bois,
Comme le vent dans l’arbre ou le flot sur le sable,
De verser à ses pieds le poids qui nous accable,
De gazouiller notre hymne à la nature, à Dieu :
Créons-nous par l’amour prêtres de ce beau lieu !
Sur ces sommets brûlants son soleil le proclame,
Proclamons-l’y nous-même et chantons-lui notre âme !
La solitude seule entendra nos accents :
Écoute ton cœur battre, et dis ce que tu sens.

laurence.

D’où venez-vous, ô vous, brises nouvelles,
Pleines de vie et de parfums si doux,
Qui de ces monts palpitants comme nous
Faites jaillir, au seul vent de vos ailes,
Feuilles et fleurs comme des étincelles ?
Ces ailes d’or, où les embaumez-vous ?


Est-il des monts, des vallons et des plaines,
Où vous baignez dans ces parfums flottants,
Où tous les mois sont de nouveaux printemps,
Où tous les vents ont ces tièdes haleines,
Où de nectar les fleurs sont toujours pleines,
Toujours les cœurs d’extase palpitants ?


Ah ! s’il en est, doux souffles de l’aurore,
Emportez-nous avec l’encens des fleurs,
Emportez-nous où les âmes sont sœurs !
Nous prierons mieux le Dieu que l’astre adore ;
Car l’âme aussi veut le ciel pour éclore,
Et la prière est le parfum des cœurs !

moi.

Vois-tu là-haut dans la vallée,
Où le jour glisse pas à pas,
Où la neige, en tapis roulée,
Se fane, fume et ne fond pas ;
Vois-tu l’arc-en-ciel, dans sa couche,
Frémir au rayon qui le touche,
Comme un serpent dans son sommeil,
Qui sur ses mille écailles peintes
Reflète à l’œil les triples teintes
De l’eau, de l’air et du soleil ?


C’est le nid où sur la montagne
Ce serpent du ciel vient muer :
À mesure que le jour gagne,
Vois ses écailles remuer !
Vois comme en changeante spirale
Il noue, il concentre, il étale
Ses tronçons d’orange et de bleu !
Regarde ! le voilà qui lève,
Au brouillard, son cou comme un glaive,
Et lui vibre son dard de feu.


Il monte, aspiré par l’aurore.
Oh ! comme chaque anneau dormant
Du glacier qui se décolore
Se détache insensiblement !

Il se déroule, il plane, il courbe
Du mont au ciel sa vaste courbe,
Et sa tête à ses pieds répond.
Dieu ! quelle arche de monde à monde !
Quel océan avec son onde
Comblerait ce céleste pont ?…


Est-ce un pont pour passer tes anges,
Ô toi qui permets à nos yeux
De voir ces merveilles étranges ?
Est-ce un pont qui mène à tes cieux ?
Ah ! si je pouvais, ô Laurence,
Monter où cette arche commence,
Gravir ces degrés éclatants ;
Et, pour qu’un ange m’y soutienne,
L’œil au ciel, ma main dans la tienne,
Passer sur la mort et le temps !

laurence.

Vois dans son nid la muette femelle
Du rossignol qui couve ses douze œufs :
Comme l’amour lui fait enfler son aile,
Pour que le froid ne tombe pas sur eux !


Son cou, que dresse un peu d’inquiétude,
Surmonte seul la conque où dort son fruit,
Et son bel œil, éteint de lassitude,
Clos du sommeil, se rouvre au moindre bruit.


Pour ses petits son souci la consume,
Son blond duvet à ma voix a frémi ;
On voit son cœur palpiter sous sa plume,
Et le nid tremble à son souffle endormi.


À ce doux soin quelle force l’enchaîne ?
Ah ! c’est le chant du mâle dans les bois,
Qui, suspendu sur la cime du chêne,
Fait ruisseler les ondes de sa voix.


Oh ! l’entends-tu distiller goutte à goutte
Ses lents soupirs après ses vifs transports ?
Puis, de son arbre étourdissant la voûte,
Faire écumer ses cascades d’accords ?


Un cœur aussi dans ses notes palpite ;
L’âme s’y mêle à l’ivresse des sens ;
Il lance au ciel l’hymne qui bat si vite,
Ou d’une larme il mouille ses accents.


À ce rameau qui l’attache lui-même,
Et qui le fait s’épuiser de langueur ?
C’est que sa voix vibre dans ce qu’il aime,
Et que son chant y tombe dans un cœur !


De ses accents sa femelle ravie
Veille attentive en oubliant le jour ;
La saison fuit, l’œuf éclôt, et sa vie
N’est que printemps, que musique et qu’amour.


Dieu de bonheur, que cette vie est belle !
Ah ! dans mon sein je me sens aujourd’hui
Assez d’amour pour reposer comme elle,
Et de transports pour chanter comme lui !

moi.

          Vois-tu glisser entre deux feuilles
Ce rayon sur la mousse où l’ombre traîne encor,
Qui vient obliquement sur l’herbe que tu cueilles
S’appuyer par le bout comme un grand levier d’or ?
L’étamine des fleurs qu’agite la lumière
Y monte en tournoyant en sphère de poussière ;
L’air y devient visible ; et dans ce clair milieu
On voit tourbillonner des milliers d’étincelles,
D’insectes colorés, d’atomes bleus et d’ailes
Qui nagent en jetant une lueur de Dieu.


          Comme ils gravitent en cadence,
Nouant et dénouant leurs vols harmonieux !
Des mondes de Platon on croirait voir la danse
S’accomplissant au son des musiques des cieux.
L’œil ébloui se perd dans leur foule innombrable ;
Il en faudrait un monde à faire un grain de sable,
Le regard infini pourrait seul les compter :
Chaque parcelle encor s’y poudroie en parcelle.
Ah ! c’est ici le pied de l’éclatante échelle
Que, de l’atome à Dieu, l’infini voit monter.


          Pourtant chaque atome est un être !
Chaque globule d’air est un monde habité ;
Chaque monde y régit d’autres mondes peut-être,
Pour qui l’éclair qui passe est une éternité !
Dans leur lueur de temps, dans leur goutte d’espace,
Ils ont leurs jours, leurs nuits, leurs destins et leur place ;
La pensée et la vie y circulent à flot ;
Et pendant que notre œil se perd dans ces extases,
Des milliers d’univers ont accompli leurs phases
          Entre la pensée et le mot !


          Ô Dieu ! que la source est immense
D’où coule tant de vie, où rentrent tant de morts !
Que perçant l’œil qui porte à de telle distance !
Qu’infini le regard qui veille à tant de sorts !
Que d’amour dans ton sein pour embrasser ces mondes,
Pour couver de si loin ces poussières fécondes,
Descendre aussi puissant des soleils au ciron !
Et comment supporter l’éclat dont tu te voiles ?
Comment te contempler au jour de tes étoiles,
          Dieu si grand dans un seul rayon ?

laurence.

Oh ! comme ce rayon, que son regard nous touche,
Lui qui descend d’en haut jusqu’à ces profondeurs !

moi.

Ah ! puisse son oreille entendre sur ma bouche
          L’humble bégaiement de nos cœurs,
          Lui qui, du sein de ses splendeurs,
Entend le battement des ailes de la mouche
          Noyée au calice des fleurs !

laurence.

Qu’il nous garde en ce lieu pour savourer ensemble
Les trésors que sa main dans le désert assemble !

moi.

Comme deux rossignols au même nid éclos,
Enseignons-nous l’un l’autre à chanter ces retraites ;
De la voix de la terre expirant sur ces crêtes
          Soyons-lui les derniers échos !

laurence.

Qu’un seul souffle pour lui sorte de deux poitrines !
Qu’il nous fasse un seul sort ! qu’il nous cueille en commun !

moi.

          Et parfumons ses mains divines,
Comme sur un seul jet deux lis qui n’en font qu’un,
Qui n’ont dans le rocher que les mêmes racines,
Et qu’on cueille à la fois sur les mêmes collines,
          Tout remplis du même parfum !


Des pleurs mouillaient nos voix ; je regardais Laurence,
Et longtemps nos esprits prièrent en silence…




25 juillet 1794.

Enfant, j’ai quelquefois passé des jours entiers
Au jardin, dans les prés, dans quelques verts sentiers
Creusés sur les coteaux par les bœufs du village,
Tout voilés d’aubépine et de mûre sauvage ;
Mon chien auprès de moi, mon livre dans la main,
M’arrêtant sans fatigue et marchant sans chemin,
Tantôt lisant, tantôt écorçant quelque tige,
Suivant d’un œil distrait l’insecte qui voltige,
L’eau qui coule au soleil en petits diamants,
Ou l’oreille clouée à des bourdonnements.
Puis, choisissant un gîte à l’abri d’une haie,
Comme un lièvre tapi qu’un aboîment effraie,
Ou couché dans le pré, dont les gramens en fleurs
Me noyaient dans un lit de mystère et d’odeurs,
Et recourbaient sur moi des rideaux d’ombre obscure,
Je reprenais de l’œil et du cœur ma lecture.
C’était quelque poëte au sympathique accent
Qui révèle à l’esprit ce que le cœur pressent,
Hommes prédestinés, mystérieuses vies,
Dont tous les sentiments coulent en mélodies,
Que l’on aime à porter avec soi dans les bois,
Comme on aime un écho qui répond à nos voix !
Ou bien c’était encor quelque touchante histoire
D’amour et de malheur, triste et bien dure à croire :
Virginie arrachée à son frère, et partant,
Et la mer la jetant morte au cœur qui l’attend !

Je la mouillais de pleurs et je marquais le livre,
Et je fermais les yeux et je m’écoutais vivre ;
Je sentais dans mon sein monter comme une mer
De sentiment doux, fort, triste, amoureux, amer,
D’images de la vie et de vagues pensées
Sur les flots de mon âme indolemment bercées,
Doux fantômes d’amour dont j’étais créateur,
Drames mystérieux et dont j’étais l’acteur.
Puis, comme des brouillards après une tempête,
Tous ces drames conçus et joués dans ma tête
Se brouillaient, se croisaient, l’un l’autre s’effaçaient ;
Mes pensers soulevés comme un flot s’affaissaient ;
Les gouttes se séchaient au bord de ma paupière,
Mon âme transparente absorbait la lumière,
Et, sereine et brillante avec l’heure et le lieu,
D’un élan naturel se soulevait à Dieu.
Tout finissait en lui comme tout y commence,
Et mon cœur apaisé s’y perdait en silence ;
Et je passais ainsi sans m’en apercevoir,
Tout un long jour d’été, de l’aube jusqu’au soir,
Sans que la moindre chose intime, extérieure,
M’en indiquât la fuite, et sans connaître l’heure
Qu’au soleil qui changeait de pente dans les cieux,
Au jour plus pâlissant sur mon livre ou mes yeux,
Au serein qui des fleurs humectait les calices ;
Car un long jour n’était qu’une heure de délices !


Eh bien, ce doux été dont j’achève le cours,
N’a pas duré pour moi plus qu’un de ces beaux jours !
Seulement je n’ai plus de ces vagues images
Que l’âme vide attire et colore en nuages,
De ces pleurs de l’instinct que je sentais rouler
Dans mes yeux, sans savoir qui les faisait couler :

Tout cela s’est enfui comme un brouillard de l’âme,
Qu’un rayon plus puissant absorbe dans sa flamme.
Ah ! c’est assez pour moi de lire dans un cœur,
D’y voir ses sentiments éclore dans leur fleur ;
Dans chaque impression que chaque heure y fait naître,
D’étudier son âme et de m’y reconnaître,
Moi tout entier, mais moi plus jeune de six ans,
Sous des traits plus naïfs, plus doux, plus séduisants,
Dans cet étonnement tendre que toute chose
Donne, au premier contact, à l’âme à peine éclose,
Dans la limpidité de l’eau de ce bassin
Avant qu’un rameau mort soit tombé dans son sein.


Aussi je ne lis plus. Moi, lire ? Eh ! quel poëme
Égalerait jamais la voix de ce qu’on aime ?
Quelle histoire touchante emporterait mon cœur
Dans une fiction égale à mon bonheur ?
Quels vers vaudraient pour moi son âme ? et quelle page
Disputerait mes yeux à son charmant visage,
Quand, sous ses blonds cheveux se dérobant au jour,
Il rougit d’amitié comme on rougit d’amour,
Et que, pour me cacher cette honte enfantine,
Il m’embrasse en collant son front sur ma poitrine ?


Aussi, depuis qu’un cœur bat enfin sur le mien,
Tous mes instincts sont purs et me portent au bien ;
Mon âme, qui souvent tarit dans la prière,
Nage toujours en moi dans des flots de lumière :
Une telle clarté m’échauffe dans ses yeux,
Le timbre de sa voix m’est si mélodieux,
Tant de divinité sur ce doux front rayonne,
Que la splendeur de Dieu jour et nuit m’environne.

Sous un éclair d’en haut qui peut nier le jour ?
Ah ! que de vérité dans un rayon d’amour !
Que l’accent de sa voix en priant Dieu me touche !
Il me semble que Dieu m’entend mieux par sa bouche.




15 octobre 1794.

Les seuls événements de notre solitude
Sont le ciel plus clément ou la saison plus rude,
La fleur tardive éclose aux fentes du rocher,
Un oiseau rouge et bleu qui commence à percher
Dans le chêne, et prépare un toit pour sa famille ;
L’aigle qui de son œuf a brisé la coquille ;
Un combat, sur le lac, du cygne et du faucon ;
La plume ensanglantée y tombant à flocon ;
Des vols de corbeaux noirs qui de la voix s’assemblent,
Sous leurs ailes de jais les rameaux morts qui tremblent ;
La biche qui reprend son long duvet d’hiver,
Une aurore de feu le soir traversant l’air :
Voilà nos seuls soucis ici-bas. Mais notre âme
Est un monde complet où se passe un grand drame ;
Drame toujours le même et renaissant toujours,
Dont l’amitié suffit à varier le cours.
Les entretiens repris, les plaintes fugitives ;
Sur l’avenir douteux les vagues perspectives ;
Les plans de destinée et de vie en commun,
Cette fraternité de deux êtres en un ;
Et comment nous n’aurons à nous deux, sur la terre,
Qu’un toit, qu’une pensée, et, couple solitaire,
Nous la traverserons sans y mêler nos cœurs,
Comme un couple d’oiseaux dont le gîte est ailleurs.
Sur ces plans d’avenir quand par hasard j’insiste,
Laurence écoute moins ; l’avenir le rend triste ;

On dirait qu’un présage est là pour le frapper :
Il craint toujours de voir le présent s’échapper.
Oh ! c’est qu’un cœur d’enfant dans le présent se noie ;
Qu’une goutte à sa lèvre est une mer de joie !
La mouche aussi s’irrite et s’enfuit, quand le doigt
Efface sur la fleur la perle qu’elle boit.




1er novembre 1794.

Ce soir, un doux retour des vents chauds du midi
Balayait de nos monts le sommet attiédi ;
Triste et tendre soupir que ce vent nous apporte,
Dernier baiser d’adieu sur une saison morte.
Le ciel était profond et pur comme une mer,
Et dans ces profondeurs on voyait s’allumer
Les foyers de soleils aux lueurs argentines,
Comme un feu de berger le soir sur les collines ;
La lune sur un pic brillait comme un glaçon,
Et sur les eaux du lac courait en blanc frisson ;
Des chênes dépouillés de leurs cimes touffues
Les squelettes dressaient leurs longues branches nues ;
Les feuilles que roulaient les secousses du vent
Ondoyaient sous nos pas comme un marais mouvant,
Et les bois morts tombés bruïssaient sur la terre
Comme les ossements qu’un fossoyeur déterre.
À ces craquements sourds des cimes, à ces coups
Des tempêtes, nos cœurs se serraient malgré nous,
Et nous nous rapprochions pas à pas, en silence,
Du rocher où dormait le père de Laurence.
Quand nous fûmes auprès, je ne sais quel penser
Monta de cette tombe et vint me traverser :
— « Pauvre Laurence ! dis-je ; en t’enlevant ton père
» Dieu te fit dans moi seul retrouver père et mère ;
» Et, tant que je vivrai, tout leur amour pour toi,
» Multiplié du mien, plane et t’entoure en moi.

» Mais si Dieu, rappelant le seul être qui t’aime,
» T’enlevait ton ami ; si je mourais moi-même !
» Toi, que deviendrais-tu ? — Ce que je deviendrais ?
» Peux-tu le demander, toi ? Moi, si tu mourais !… »
Puis, me fermant du doigt la bouche avec colère,
M’entraîna, sans répondre, au tombeau de son père :
— « Il m’a mis dans tes bras comme un sacré dépôt,
» S’écria-t-il ; tu dois le lui rendre là-haut ;
» Il veille dans le ciel sur ta double existence :
» Je crois à ton soutien comme à sa providence.
» Mais, en croyant au Dieu que m’enseigne ta voix,
» Ah ! ne t’y trompe pas, c’est à toi que je crois ;
» Et s’il brisait en toi sa plus sensible image,
» Si je ne voyais plus son ciel dans ton visage,
» S’il ne m’éclairait plus le cœur par ton regard,
» Va, je ne croirais plus qu’au malheur, au hasard,
» Et j’irais dans la mort l’interroger lui-même,
» Pour savoir si l’on dort là-bas, ou si l’on aime ! »
Et, comme revenant de son égarement :
— « Pardonne, reprit-il, j’ai trop d’emportement ;
» J’ai peut-être dit là des mots dont Dieu s’offense.
» Mais la mort, n’est-ce pas une éternelle absence ?
» Tu n’en parlerais plus, ami, si tu m’aimais.
» Ta mort, la mienne, oh ! moi, je n’y pense jamais ! »
Puis, s’échappant soudain d’une course insensée,
Comme pour secouer du front une pensée,
Il courut vers les bords d’un abîme sans fond,
Où deux rochers, courbés comme l’arche d’un pont,
Laissant entre leurs pans un intervalle immense,
Du lac qui gronde au pied recouvraient toute une anse ;
Et, prenant son élan comme pour s’y jeter,
Il le franchit d’un bond qui me fit palpiter.
— « Ah ! tu frémis, dit-il avec un rire étrange ;
» Tant mieux ; tu m’as parlé de mort, et je me venge ! »

J’ai voulu le gronder, mais il s’était enfui.
Du cœur de cet enfant quel sombre éclair a lui ?
Que cette âme, profonde à l’œil qui la regarde,
Fait aimer et frémir ! et qu’il faut prendre garde !




6 novembre 1794.

Ici l’hiver précoce est déjà descendu,
Le linceul de la terre est partout étendu ;
Les vents roulent sur nous des collines de neige.
Oh ! béni soit le roc dont l’antre nous protége !
Car nous ne pourrions plus faire un pas sans péril
Hors de l’obscur abri qui cache notre exil.
On ne distingue plus les vallons de leurs cimes,
Les torrents de leurs bords, les pics de leurs abîmes ;
Le déluge a couvert d’un océan gelé
Les gorges, les sommets, et tout est nivelé,
Et les vents des frimas, labourant la surface,
Font changer chaque nuit les collines de place,
La biche même tremble, et, ne nous quittant pas,
Sur la plaine trompeuse hésite à faire un pas.
L’arche par où ces monts touchent à la vallée
D’une énorme avalanche aujourd’hui s’est comblée,
Et, comme dans une île inaccessible aux yeux,
Nous tiendra renfermés jusqu’aux mois pluvieux.


Oh ! que j’aime ces mois où, comme cette terre,
En lui-même le cœur se chauffe et se resserre,
Et recueille sa séve en cette demi-mort
Pour couler au printemps plus abondant, plus fort !
Comme avec volupté l’âme qui s’y replie
S’enveloppe de paix et de mélancolie,

Mêle même au bonheur je ne sais quoi d’amer
Qui relève son goût comme un sel de la mer ;
Jouit de se sentir aimer, penser, et vivre,
Pendant que tout frissonne et tout meurt sous le givre,
Et s’entoure à plaisir, dans ces jours sans soleil,
De rêves de son choix comme pour un sommeil !




7 décembre 1794.

La foudre a déchiré le voile de mon âme !
Cet enfant, cet ami, Laurence est une femme…
Cette aveugle amitié n’était qu’un fol amour.
Ombre de ces rochers, cachez ma honte au jour !

. . . . . . . . . . . . . . .




Même date, la nuit, à onze heures.

Elle dort, la poitrine un peu moins oppressée ;
La fièvre en mots sans suite égare sa pensée :
« Mon père !… Jocelyn !… où sont-ils tous deux… ? Morts ! »
Ses pieds veulent courir. Oh ! dors, pauvre enfant, dors !
Jocelyn vit encor pour te rendre à la vie.
Mais, oh ! qu’elle te soit ou rendue ou ravie,
Il vit l’âme en suspens entre ces deux malheurs :
Mort pour toi si tu vis, et mourant si tu meurs !





Même date, 7 décembre, à minuit.

L’heure a versé sa paix sur son front qui sommeille ;
Ses pieds sont moins glacés dans mes mains !… Quelle veille !
Quel jour et quelle nuit ! et demain, et toujours !
Quel repos ! quel réveil ! quelles nuits et quels jours !
Est-ce un rêve d’un an que j’ai fait dans ces ombres ?
Mon cœur nage incertain comme sur des mers sombres,
Ne pouvant ni toucher le fond, ni voir le bord,
Entre le désespoir, ou le crime, ou la mort !
Ah ! recueillons un peu mon esprit qui s’égare !
D’hier à cette nuit un siècle me sépare.
Souvenons-nous : sachons au moins nous retracer
Ce gouffre qu’un instant nous a fait traverser :
Repassons pas à pas toutes les circonstances
Du jour fatal qui rompt d’un coup deux existences ;
Marquons l’heure où, du haut de ma félicité,
Dans l’abîme sans fond Dieu m’a précipité.


Les rayons du matin colorés par la neige
Brillaient comme un appât pour l’oiseau dans un piége ;
L’air ambiant, plus pur, semblait s’être adouci,
Quelques oiseaux posaient sur le givre durci ;
Ce jour de mort avait l’éclat d’un jour de fête :
La biche impatiente au vent tendait sa tête.
Je me sentis tenté de prendre aussi l’essor ;
Laurence dans sa mousse, hélas ! dormait encor.

La biche qui la nuit au bord de ses pieds couche,
De peur de l’éveiller, n’osa quitter sa couche,
Et, d’un œil inquiet me regardant sortir,
Comme un pressentiment paraissait m’avertir.
Je sortis. La montagne éblouit ma paupière :
Tout l’horizon glacé rayonnait de lumière,
De chaque atome d’air une lueur sortait.
Je tentai quelques pas ; la neige me portait,
Et craquait sous mes pieds comme un morceau de verre
Qu’on trouve sous ses pas et qu’on écrase à terre.
Je frémis de plaisir, et m’élançai plus loin :
De mouvement et d’air mes sens avaient besoin ;
Je courus jusqu’au pont formé par l’avalanche ;
Je franchis le ravin sur cette croûte blanche
Dont la voûte tremblait et grondait sous mes pas,
Et me cachait les eaux qui mugissaient plus bas.
Je voulus profiter de cette arche gelée
Pour descendre en deux bonds jusque dans la vallée,
Et voir si le berger ne serait pas venu
Apporter quelque chose au dépôt convenu.
Je n’y trouvai qu’un mot : « Gardez-vous de descendre ! »
Mot que sa charité d’en bas faisait entendre.
Je remontai bien vite, et déjà du matin
Le ciel s’était sali comme un dôme d’étain ;
Il éteignait le jour qui s’efforçait d’éclore,
Et ramenait la nuit une heure après l’aurore :
Le vent, que les brouillards paraissaient renfermer,
En remuait les flots comme une lourde mer ;
Il éclatait parfois dans le choc des orages
Comme un coup de canon tiré dans les nuages ;
Mais, quoique encor bien haut il parût retentir,
La montagne en travail semblait le pressentir,
Et ses vastes rameaux de granit et de marbre
Craquaient et se tordaient comme les bras d’un arbre.

Semblable au brasier vert que l’on vient d’allumer,
Je voyais la montagne en mille endroits fumer :
Ces vapeurs de la neige amollissaient la croûte ;
Mes pieds n’y trouvaient plus une solide route,
Mais, lourds et sans appui sur ce terrain mouvant
À chaque pas de plus enfonçaient plus avant.
Je courais, je tremblais que la neige fondue
Ne fît crouler le pont de glace suspendue
Avant que du ravin j’eusse atteint l’autre bord :
Ah ! j’aurais préféré des millions de mort !
Que serait devenu loin de moi le seul être
Qui m’attendait ?… Hélas ! mieux eût valu peut-être
Dieu ne le permit pas ; au suprême moment
Où le pont s’abîmait sur le gouffre écumant,
Où l’avalanche, en poudre affaissant sa colline,
Fondait comme des pans de montagne en ruine,
Je franchissais le gouffre et l’arche d’un élan ;
Mais à peine mon pied touchait à l’autre pan,
Que l’ouragan s’échappe, et de toutes les crêtes
Fait voler dans les fonds l’écume des tempêtes,
La lance en poudre, en flots immenses, tournoyants,
Comble l’étroit ravin de ses blocs ondoyants,
Jusqu’aux gueules du pont les dresse, les entasse.
L’arc-boutant de granit chancelle sous la masse,
Se précipite et roule, et sur ces noirs sommets
Du séjour des vivants nous sépare à jamais.
Je m’accrochai des mains aux angles de ravine,
Qui tremblaient comme un cap que la mer déracine ;
Le roc concave et creux m’abritait : ses rebords
Du choc de l’avalanche y préservaient mon corps.
J’embrasse cet appui pendant que la tourmente
De ses propres débris s’accélère, s’augmente,
Et passe sur ma tête avec ses vents, ses flots,
Et sa mer de brouillard flottant dans son chaos.

Là, le sein sans haleine et le front sans pensée,
Comme une feuille morte au rameau balancée,
J’attendais que la neige, entassant pli sur pli,
M’eût du linceul glacé, vivant, enseveli.
Je voyais, de ma niche, au souffle des rafales,
Se dérouler au loin les lames colossales,
Creuser de hauts sillons qui croulaient sur leurs flancs,
Surmonter leurs sommets par d’autres sommets blancs,
Se heurter, se briser, s’enfoncer en silence,
Jusqu’au ciel obscurci jaillir en gerbe immense,
Tournoyer en nuage et tomber. Chaque fois
Que la vague en pleuvant m’enfonçait sous son poids,
Pour m’arracher du gouffre et revoir la lumière,
Sous mes pieds, sous mes mains j’écrasais la poussière,
Et, retardant ainsi l’instant, l’instant fatal,
Dressais contre la roche un nouveau piédestal.
Oh ! quand une lueur me rendait l’espérance,
Que je bénissais Dieu d’être là sans Laurence ;
De savoir cet enfant sous la grotte endormi,
À l’abri de la mort où luttait son ami !
Je ne me doutais pas qu’à ce péril suprême
Sa tendresse pour moi l’avait jeté lui-même.
Pourtant, dans ce chaos de bruit, de mouvements,
À travers le roulis, les coups, les sifflements,
Au milieu d’une pause et d’un affreux silence,
Deux fois je crus entendre, éteints par la distance,
Parmi les cris du vent des cris aigus courir,
Mon nom inachevé dans des sanglots mourir.
Mon cœur avait frémi… Mais c’était impossible !
L’ange même de Dieu, dans la mêlée horrible
De la neige et du vent luttant pour l’entasser,
Sur des ailes de feu n’eût pas osé passer !
Je ne sais pas combien dura cette agonie :
Quand la mort la mesure, une heure est infinie ;

Et, pour mesurer l’heure et compter les moments,
Je n’avais de mon cœur que les lourds battements.


. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .



Enfin le vent tomba ; le jour teignit les nues ;
Sa lueur m’éclaira des plages inconnues ;
Un souffle aigu du nord, courant comme un frisson,
Durcit la neige en poudre et la pluie en glaçon ;
Les abîmes mouvants, gelés à cette haleine,
Devinrent sous mes pas une solide plaine ;
J’orientai mon œil au soleil éclatant,
Je me précipitai dans l’antre haletant :
« Laurence ! »… L’écho seul me renvoya : « Laurence !… »
Mon cœur pétrifié plongea dans ce silence…
Un éclair de terreur m’illumine à demi :
Il a bravé la mort pour sauver son ami !
Je ressors à l’instant de la caverne vide,
Je cherche sur la neige une empreinte, une ride ;
J’appelle ; tout se tait. Je m’élance au hasard ;
J’aurais voulu sonder l’espace d’un regard ;
Mon oreille à mes cris attendait la réponse,
Comme un homme jugé dont l’arrêt se prononce :
Entre l’affreux silence et le cri de ma voix,
Dans un seul battement mon cœur mourut cent fois ;
Je tombais, quand la biche, à ma voix accourue,
Bondit autour de moi. Je frémis à sa vue ;
Elle lécha mes mains, et se mit à marcher,
En se tournant vers moi comme pour me chercher ;
Puis, franchissant d’un bond une blanche colline,
Disparut à mes yeux au fond d’une ravine.

Sur le rebord glissant, d’un trait je la suivis ;
Le gouffre d’un regard fut sondé ; je la vis,
Sur la pente des rocs dont les arêtes nues
Hérissaient les frimas de leurs pointes aiguës,
Voler jusqu’au lit creux de l’abîme profond,
Écarter du museau la neige épaisse au fond,
Et découvrir au jour, dans sa fosse glacée,
Le corps inanimé de l’enfant ! La pensée
Ne franchit pas plus vite un espace idéal :
Je fus aussitôt qu’elle au fond du creux fatal.
Sur la neige en monceaux que son pur sang colore,
Laurence évanoui, blessé, mais tiède encore,
Ses beaux cheveux souillés de sang et de glaçons,
Luttait avec la mort et ses derniers frissons :
Je me jette sur lui, je le prends, je l’enlève ;
Je l’emporte insensible et léger comme un rêve,
Comme une mère porte un enfant dans ses bras,
Sans en sentir le poids et sans faire un faux pas,
Comme si quelque force intérieure, intime,
M’eût aidé d’elle-même à remonter l’abîme.
Dans la grotte à l’abri je fus en un moment ;
J’y déposai le corps toujours sans mouvement ;
Je rallumai du feu, je tournai vers la flamme
Les pieds ; et, soutenant le front que la mort pâme
Sur mes genoux, du cri, du souffle, de la main,
J’y rappelai la vie, hélas ! longtemps en vain.
Mes lèvres ne pouvaient réchauffer sur sa bouche
Le souffle évanoui ; je le mis sur ma couche,
J’étanchai sur son front le sang qui s’y gelait.
De sa poitrine encor d’autre sang ruisselait,
Et de son vêtement souillé les déchirures
M’indiquaient sur son corps aussi d’autres blessures.
Pour lui donner de l’air et pour les découvrir,
Je déchire des dents l’habit lent à s’ouvrir…

Un sein de femme, ô ciel ! sous la sanglante toile !
Ma main recule froide et mon regard se voile !…
Mon front tourne et bourdonne et bat sans sentiment,
Et je ne sais combien dura l’affreux moment.
Cependant le péril me rend à la nature :
Le sang que le froid glace aux bords de la blessure
Rentre dans la poitrine et semble l’étouffer.
Rien là pour l’humecter, rien pour la réchauffer !
Sur ce sein déchiré sans souffle je me penche,
De mes lèvres en feu je l’échauffe et l’étanche :
Il coule… elle revit… voit son sein découvert,
Rougit, ferme son œil, et ne l’a plus rouvert !
De ses sens affaiblis le délire s’empare,
La fièvre ou la douleur dans ses rêves l’égare ;
Elle accuse ou bénit, mord ou baise ma main ;
Puis enfin elle dort !… Oh ! quel réveil demain !




8 décembre, le matin.

Toute ma longue nuit déjà s’est écoulée
À presser dans mes doigts sa main toujours gelée,
À rappeler vingt fois le sang et la chaleur
À la plante des pieds réchauffés sur mon cœur,
À retenir la biche à côté sur sa mousse,
Pour que de son duvet la tiédeur saine et douce,
En se communiquant de plus près corps à corps,
Ranimât par degrés ses membres demi-morts ;
À mouiller d’un peu d’eau par la flamme attiédie
Sa tête ensanglantée ou sa tempe engourdie ;
À voir vers le matin son souffle sommeiller ;
À retenir le mien, de peur de l’éveiller :
Puis quand l’accablement, qui succède au délire,
À son haleine égale à la fin s’est fait lire,
J’ai saisi par instinct ce moment de repos
Pour essuyer le sang qui durcit ses caillots ;
J’ai déchiré la toile, et de ses découpures
Arraché fil à fil le duvet des blessures ;
Séparant les anneaux de cheveux, j’ai lavé
Son front entre mes bras mollement soulevé ;
De son flanc déchiré j’ai d’une large bande
Fermé, sous un lin pur, la blessure plus grande,
Et déposé le corps doucement recouché :
Tout tremblant, comme si ma main avait touché
Un enfant endormi retourné dans ses langes,
Ou comme un vil mortel qui toucherait des anges.

8 décembre, le soir.

Elle a jeté sur tout un regard interdit ;
Puis, d’une voix éteinte et tendre, elle m’a dit :
« Il est donc vrai ! tu sais !… Si je n’ai plus qu’une heure
» À vivre, oh ! Jocelyn, pardonne, et que je meure !
» Je t’ai trompé ; mon père ainsi l’avait voulu :
» Je devais respecter mon serment absolu.
» Il m’avait interdit à son moment suprême
» De révéler mon sexe à personne, à toi-même.
» Soit que, sous cet habit qui dût me protéger,
» Il crût de son enfant les jours moins en danger,
» Soit qu’il eût je ne sais quelle autre prévoyance,
» Je devais à son ordre aveugle obéissance.
» Mais qu’il m’en a coûté de me cacher de toi !
» Oui, j’aurais dû penser que j’outrageais ta foi,
» Que nous n’étions pas deux, que mon âme et la tienne
» N’ont rien qui ne se mêle et qui ne s’appartienne.
» Faut-il te l’avouer ? Souvent je le pensai,
» Souvent je résolus, souvent je commençai ;
» Mais toujours, au moment de trahir mon mystère,
» Je ne sais quelle main me forçait à me taire.
» J’avais trop attendu déjà, je n’osais plus ;
» Mon front couvert de honte était rouge et confus.
» Puis je savais ta vie et ta pieuse enfance ;
» Je redoutais l’effet de cette confidence,
» J’avais peur du regard que tu me jetterais,
» Du son de voix, du mot froid que tu me dirais :

» Ce mot, pour moi, c’était ou la mort ou la vie !
» Je mourais à tes pieds, si tu m’avais bannie !
» Oh ! pouvais-je risquer, contre un précoce aveu,
» Cent fois plus que ma vie à ce terrible jeu ?
» J’aimais mieux me fier à cette destinée
» Qui m’avait de si loin dans ton ombre amenée,
» Jouir du jour au jour, et remettre à plus tard ;
» Tout attendre de Dieu, du moment, du hasard.
» Ah ! ce hasard fatal n’est venu que trop vite !
» Mais si ta main se ferme et si ton cœur hésite,
» Oh ! du moins, Jocelyn, je ne le saurai pas !…
» J’ai cherché la tempête et la mort sous tes pas ;
» Avec joie à la mort j’ai couru pour te suivre :
» L’abîme me prend seule, et toi te laisse vivre.
» Tu sais tout, mais je meurs ! Dis, me pardonnes-tu ? »


Les anges du ciel même ont-ils cette vertu ?
Peuvent-ils de leurs mains, sans pitié pour eux-même,
Se déchirer en deux dans le cœur qui les aime ?
Pour moi, faible mortel, fait de sang et de chair,
Je ne pus me frapper sur un être si cher,
Et, repoussant l’amour dans le sein qui se donne,
Briser notre âme en deux. « Oh ! oui, je te pardonne,
» Lui dis-je, enfant ou sœur, pauvre être abandonné,
» L’amour que je te donne et que tu m’as donné !
» De tous les noms sacrés dont sur terre on s’adore
» Je te nomme… et je t’aime, et j’en invente encore !
» Ah ! vis pour les entendre et les répéter tous !
» Que Dieu nous illumine et dispose de nous ;
» Dans ce ciel où ses mains nous ont portés d’avance,
» Comme deux esprits purs vivons en sa présence,
» Et laissons-lui le soin, à lui seul, de nommer
» L’amour ou l’amitié dont il faut nous aimer ! »

9 décembre 1794, le soir.

On eût dit que sa vie eût coulé par ma bouche,
Et son cœur soulevait le manteau sur sa couche :
— « Que tu m’as fait de bien ! dit-elle. Oh ! quel bonheur !
» Quoi, nous n’étions qu’amis, nous serons frère et sœur !
» Frère ! sœur ! oh ! s’il est un nom encor plus tendre,
» Laisse-moi le chercher pour te le faire entendre ;
» Tu m’aimes donc de même après l’aveu fatal ?
» — C’est toujours toi !… Pourtant, Laurence, tu fis mal
» De me tromper ; on doit tout dire à ce qu’on aime.
» Tu m’exposais, enfant, à me tromper moi-même,
» À prendre auprès de toi, sans soupçon, jour à jour,
» Pour la sainte amitié quelque coupable amour ;
» À puiser, dans tes yeux et dans la solitude,
» D’un bonheur surhumain l’enivrante habitude ;
» Et, quand il eût fallu fuir et ne plus te voir,
» À mourir de ma honte ou de mon désespoir.
» Car, vois-tu, bien qu’encore aucun vœu ne me lie,
» Aux autels, tu le sais, j’ai destiné ma vie ;
» Ma promesse au Seigneur me dévouait à lui :
» Qui sait si je puis même y manquer aujourd’hui ?
» Qui sait, lorsque le sang du martyre l’arrose,
» Si je puis en honneur abandonner sa cause ?
» De l’Église où j’entrai sur mes pas revenir ?
» Et, sans m’être rendu par Dieu, m’appartenir ?
» Pour savoir quel arrêt d’en haut il faut attendre,
» Par la voix des pasteurs j’ai besoin de l’entendre.

» Mais ne songe à présent qu’à vivre ! Le rocher
» S’est écroulé ; d’ici nul ne peut approcher
» Avant qu’un autre été, vidant l’eau de l’abîme,
» Ait rejoint de nouveau la vallée à la cime ;
» L’aigle seul peut franchir le gouffre, et le Seigneur
» Pendant des mois entiers nous condamne au bonheur.
» — Je vivrai, je le sens, Jocelyn, me dit-elle.
» Oh ! du fond de la mort cette voix me rappelle !
» Heureuse je vivrai toujours, toujours, toujours,
» Que m’importe quels vœux enchaîneront tes jours,
» Ton travail en ce monde, de quel pain ton corps vive,
» Et ton chemin. Si Dieu permet que je t’y suive ;
» Si partout, comme ici, je t’entends, je te vois ;
» Si je marche à ton ombre et m’éveille à ta voix ;
» Si je suis en tout lieu ta sœur ou ta servante,
» Toute chose me plaît, ou m’est indifférente.
» Tu m’aimes, c’est assez ; tu l’as dit ! Que de toi
» Tout soit à l’univers, si le cœur est à moi ! »




Même date, plus tard.

— « Mais, lui disais-je encor, tu ne sais pas peut-être
» Qu’au veuvage du cœur Dieu condamne le prêtre,
» Lui défend les doux noms et d’amant et d’époux,
» Et qu’il n’est à personne afin qu’il soit à tous ;
» Que si Dieu me voulait tout à son saint service,
» Il faudrait boire, hélas ! mon sang dans ce calice ;
» À vivre l’un sans l’autre un jour s’habituer !
» — Alors, dit-elle, écoute : il vaut mieux me tuer !
» Mais à quoi penses-tu ? Ce Dieu qui nous rassemble
» Ne nous a-t-il pas mis par la main, seuls ensemble,
» Perdus, nous unissant dans un exil commun
» Plus qu’il n’unit jamais deux cœurs, deux sorts en un ?
» Ne m’a-t-il pas jetée à tes bras, comme on trouve
» L’enfant abandonné qu’on réchauffe et qu’on couve ?
» Me rejetteras-tu froide et morte à mon sort ?
» Lui diras-tu : Seigneur, mon frère unique est mort ?
» Lui consacreras-tu, comme un encens, ta vie
» Et la mienne ? oui, la mienne, après l’avoir ravie ?
» N’en maudirait-il pas l’abominable don ?
» N’appellerait-il pas ton remords par mon nom ?
» Oh ! non, sa volonté n’est plus un vain problème :
» Je me fie à l’arrêt qu’il a porté lui-même,
» À cet isolement complet dans ce désert,
» Au seul cœur ici-bas que sa main m’ait ouvert,
» À ce renversement des choses de la terre,
» Qui rend notre bonheur lui-même involontaire.

» Ah oui ! grâce à ce Dieu, mon bonheur est ta loi.
» Ni bonheur, ni vertu, dans ce monde, sans moi. »


J’hésitais. Elle mit ses deux doigts sur ma bouche,
Et, de son autre main m’attirant vers sa couche,
« Jure-moi, jure-moi, dit-elle, ô Jocelyn,
» À moi ta pauvre sœur, à moi ton orphelin,
» Jure-moi mon bonheur devant Dieu qui l’ordonne :
» Je jure de mourir, si ta main m’abandonne !
» Et je sens que ma vie ou ma mort en suspens
» Va sortir de ton cœur dans le mot que j’attends. »
Et ses yeux sur les miens, et sa bouche entr’ouverte,
Imploraient, aspiraient son triomphe ou sa perte.
Ah ! mon cœur tout entier criait pour elle en moi :
Un regard lui donna le gage de ma foi,
Et sur sa pâle main ma lèvre qui se colle
La retint à la vie avec une parole.




12 décembre 1794.

D’heure en heure depuis elle se rétablit.
Pour la première fois elle a quitté son lit,
Et, d’un pas chancelant, sur mon bras appuyée,
Elle a voulu marcher sur la neige essuyée :
Ô soleil de décembre, éclairas-tu jamais
Une plus pâle fleur d’hiver sur ces sommets ?


Que j’aimais à sentir ce poids de sa faiblesse,
À porter sur mon sein ce beau corps qui s’affaisse,
À penser que sans moi ses pas, ses faibles pas,
N’auraient pu soutenir ce que portait mon bras ;
À rendre devant nous sa route plus unie,
À pétrir ou la glace ou la neige aplanie,
De peur que son beau pied, qu’elles venaient blanchir,
N’eût à se soulever trop haut pour les franchir !
Et comme son regard et comme son sourire,
Et comme le bonheur qui dans ses traits respire,
Et comme de son cœur le tendre battement,
Sensible sur mon bras malgré son vêtement,
Pour me récompenser des soins de ma tendresse,
M’enivraient de sa vue et n’étaient que caresse !




6 janvier 1795.

Un sang pur, le bonheur, le repos, la nature,
Ont bien vite fermé sa dernière blessure ;
Son visage un peu pâle a repris ses couleurs,
Le souffle de la vie a bu d’un trait ses pleurs,
Et comme sur la rose, où flotte encor la pluie,
Un rayon fait briller la goutte qu’il essuie.
Ah ! si ce n’était pas que cet ange souffrait,
Même dans ce bonheur mon cœur regretterait
Ces longues nuits de veille autour de cette couche
À compter en tremblant les souffles de sa bouche,
Les battements du pouls soulevé par le cœur ;
À promener ma main sur son front en sueur,
À retourner son corps alangui par la fièvre,
À verser larme à larme une eau fraîche à sa lèvre,
À voler au chevet si j’entendais gémir,
À voir son œil se clore, à l’écouter dormir,
Ou quand le lourd sommeil, rebelle à mes prières,
Par un rêve agité fuyait de ses paupières,
À venir à la voix de l’enfant effrayé,
Mon coude au bord du lit tout près d’elle appuyé,
Pour l’assoupir un peu chercher dans ma mémoire,
Ou dans mon cœur, d’amants quelque touchante histoire,
Oubliés comme nous du monde, et se faisant
D’eux-même et de leurs cœurs un monde suffisant,
Perdus sous l’œil de Dieu dans sa vaste nature,
Dans quelque île sans nom portés par aventure,

Tels qu’en voit au matin le songe d’un amant,
Ou qu’en chante une mère en berçant son enfant ;
Et de voir sur son front sa terreur ou sa joie
Passer en humectant de pleurs ses cils de soie ;
Tandis que je roulais comme sur des fuseaux
Ses cheveux sous mes doigts en moelleux écheveaux.




Février 1795.

Quelquefois, je ne sais quelle timidité,
Comme le sentiment de notre nudité,
Devant elle me trouble et vient saisir mon âme ;
Et je n’ose parler, en pensant qu’elle est femme.
Mais elle ne sent pas, dans sa chaste candeur,
Cette honte des sens qui me remonte au cœur ;
Son sentiment naïf, dans cette âme si pure,
A bien changé de nom, mais non pas de nature ;
C’est toujours de l’enfant l’ardente affection
N’ayant qu’une pensée et qu’une passion,
Et ne soupçonnant pas, dans sa douce ignorance,
Que l’amour devant Dieu ne soit pas l’innocence.
Au contraire, depuis nos doux aveux, souvent
Elle est plus caressante et plus libre qu’avant ;
Avec moins d’abandon la vierge se confie
Au frère qui puisa du même sein la vie ;
Elle ne comprend pas pourquoi, depuis ce jour,
Je suis plus réservé pour avoir plus d’amour,
Et pourquoi, tout tremblant, de la main je repousse
De sa lèvre à mon front l’impression trop douce.
Moi pourtant je ne puis, comme avant, prolonger
Ces regards où le cœur au cœur va se plonger,
Ni ses bras à mon cou, ni sa tête charmante
Sur mes genoux pliés, comme autrefois dormante ;
Ni ses cheveux jetés par le vent sur ma peau,
La faisant frissonner comme le vent fait l’eau ;

Ni ces mots caressants où son amour se joue,
Ni sa main dans ma main, ni son front sur ma joue.
Et quand, tel qu’un enfant qui joue avec le feu,
Je retire ma tête et je la gronde un peu ;
Quand je sors, tout ému, comme d’une fournaise,
Pour respirer dehors l’air glacé qui m’apaise,
Elle pleure, elle dit que je ne l’aime pas,
Ou me boude, ou s’attache obstinée à mes pas :
Un sourire la calme et nous réconcilie,
Et je la laisse aimer et dire, et tout s’oublie !




Mars 1795.

Pour nous conserver purs la nuit, sous l’œil de Dieu,
Après avoir prié nous nous disons adieu,
Et chacun va chercher sa couche solitaire,
Elle sous le rocher, moi dehors sur la terre,
Dans un abri de mousse et de feuillage, obscur,
Que je me suis creusé sous le rebord du mur.
Là, comme un chien fidèle, au seuil de son asile,
Je lui garde sa vie et son sommeil tranquille ;
Rien ne pourrait venir la troubler du dehors,
Sans m’éveiller moi-même et passer sur mon corps.
Oh ! que j’aime à sentir, sous la pluie ou la neige,
Que des rigueurs de l’air cet abri la protége ;
Que je garde à ce prix cet ange du Seigneur,
Sacrée et toute à lui jusqu’au jour du bonheur,
Jusqu’à l’heure où son bras, qui bénit ce qui s’aime,
Dans mon sein altéré la jettera lui-même !
Quelle douce pensée ! Ah ! oui, mais quel effort
De savoir qu’elle est là, là, si près ; qu’elle y dort,
Qu’elle y veille peut-être, et, par l’amour bercée,
S’y retourne cent fois sous la même pensée ;
Que l’ange de Dieu seul voit ses chastes appas ;
Qu’entre le ciel et moi je n’aurais qu’un seul pas !
Oh ! que de fois chassé de ma brûlante couche,
Le cri de mes désirs étouffé sur ma bouche,
Ainsi qu’un insensé qui se lève la nuit,
Fuyant dans les frimas l’image qui me suit,

Comme un faon égaré qui cherche sa compagne,
Pour fatiguer mes pas j’erre sur la montagne,
Dans ma poitrine en feu j’aspire les vents froids,
Je pétris du glacier les cristaux dans mes doigts,
Jusqu’à ce qu’énervé de fatigue et de veille,
Sur ma couche transie un moment je sommeille !
Et que, vite éveillé par des songes d’amour,
Avec impatience encor j’attends le jour,
Le moment où Laurence à son tour éveillée,
Et dans l’obscurité de la grotte habillée,
Vient, ses beaux yeux encor tout chargés de sommeil,
Comme une jeune sœur m’embrasser au réveil,
Dans notre tiède abri par mon nom me rappelle,
Et, vers le doux foyer m’entraînant auprès d’elle,
Sur un feu que la nuit couve sans l’étouffer,
Me prend entre ses mains mes mains pour les chauffer !




16 mars 1795.

Je ne sais quel respect à tant d’amour se mêle,
Et s’accroît tous les jours dans mon âme pour elle ;
Comme un dieu, je craindrais du doigt de la toucher ;
À ses pieds quelquefois je voudrais me coucher,
Pour que cet être, roi de toute la nature,
Me foulât sous son pas comme sa créature.
Plus son sourire est tendre et son regard m’est doux,
Plus je sens le besoin de tomber à genoux,
De consacrer mon cœur en lui rendant hommage,
Et d’adorer mon Dieu dans ce divin ouvrage.
Pour ne pas offenser ces sentiments chrétiens,
Devant elle tremblant, pourtant je me retiens ;
Mais quand elle se baisse ou détourne la tête,
Qu’elle marche un moment devant moi, je m’arrête ;
Je contemple sa forme avec recueillement,
Comme un être éthéré tombé du firmament,
Dont l’émanation éclaire la lumière,
Et dont le pied céleste honore la poussière.
Je suis avec les miens les traces de ses piés,
Comme si ce contact les eût sanctifiés ;
Dans l’air qu’elle occupait j’aime à prendre sa place,
Comme si son passage eût consacré l’espace ;
À marcher dans son ombre, à ramasser les fleurs
De l’herbe dont son corps a foulé les couleurs,
À respirer le vent qui dans ses cheveux joue,
Quand son front renversé comme un flot les secoue,

Et l’air que sa poitrine a déjà respiré,
Comme un parfum du cœur par mon âme aspiré.
Il semble qu’un contact avec ce que j’adore,
À cet être divin, moi, mortel, m’incorpore,
Et que de mon néant un regard de ses yeux
Pourrait, s’il le voulait, me soulever aux cieux.
Amour, dont les amants savent seuls le mystère,
Tu fais plus : ton regard met leur ciel sur la terre !




Avril 1795.

Oh ! quels plans nous faisions sous l’arbre ce matin !
Que ce présent pour elle encore a de lointain !
Que j’aimais à la voir, avec l’air du délire,
Avec ses yeux rêveurs qui si loin semblaient lire,
Bâtir et renverser, et rebâtir encor
Mille ombres de bonheur avec ses songes d’or,
Pour le temps où, sortis du désert où nous sommes,
Nous serons descendus du ciel parmi les hommes ;
Soit que nous retrouvions dans ses manoirs chéris
De ses biens paternels quelques nobles débris,
Et qu’au sein d’une large et somptueuse aisance
Notre amour de nos cœurs s’épanche en bienfaisance ;
Soit que, déshérités de tout bien ici-bas,
Nous fécondions un coin de terre avec nos bras,
Et nous nous bâtissions dans notre étroit royaume,
Pour couver nos amours, un pauvre toit de chaume
Ou que dans les cités, pour gagner notre pain,
Nous vivions du salaire et d’un travail de main,
Pauvre couple caché dans quelque chambre nue,
Abritant sous les toits une joie inconnue,
Achetant par le jour le doux repos du soir,
Puis au soleil couché revenant s’y rasseoir,
Y rendre grâce à Dieu, dans leur reconnaissance,
De ce bonheur obscur caché sous l’indigence,

De cette chaste couche où l’amour les bénit,
De ces oiseaux en cage et chantant sur leur nid,
Et de ces beaux enfants qui se roulent à terre,
Nus entre leurs berceaux et les pieds de leur mère…




Mai 1795.

Un enfant ! ah ! ce nom couvre l’œil d’un nuage !
Un être qui serait elle et moi, notre image,
Notre céleste amour de terre se levant,
Notre union visible en un amour vivant,
Nos figures, nos voix, nos âmes, nos pensées,
Dans un élan de vie en un corps condensées,
Nous disant à toute heure en jouant devant nous :
« Vous vous mêlez en moi ; regardez, je suis vous !
Je suis le doux foyer où votre double flamme
Sous ses rayons de vie a pu créer une âme ! »
Ah ! ce rêve que Dieu pouvait seul inventer,
Sur la terre l’amour pouvait seul l’apporter !




Mai 1795.

Le jour succède au jour, le mois au mois ; l’année
Sur sa pente de fleurs déjà roule entraînée.
À tout moment, mon Dieu, je tombe à vos genoux :
Est-ce que votre ciel a des soleils plus doux ?