Jocelyn/Première époque

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 83-105).

PREMIÈRE ÉPOQUE


1er mai 1786.

Le jour s’est écoulé comme fond dans la bouche
Un fruit délicieux sous la dent qui le touche,
Ne laissant après lui que parfum et saveur.
Ô mon Dieu ! que la terre est pleine de bonheur !
Aujourd’hui premier mai, date où mon cœur s’arrête,
Du hameau paternel c’était aussi la fête,
Et c’est aussi le jour où ma mère eut un fils ;
Son baiser m’a sonné mes seize ans accomplis :
Seize ans ! puissent longtemps ces doux anniversaires
Sonner tant de bonheur au clocher de mes pères !


Que ce jour s’est levé serein sur le vallon !
Chaque toit semblait vivre à son premier rayon,
Chaque volet ouvert à l’aube près d’éclore
Semblait comme un ami solliciter l’aurore ;
On voyait la fumée, en colonnes d’azur,
De chaque humble foyer monter dans un ciel pur ;
Du pieux carillon les légères volées
Couraient en bondissant à travers les vallées ;
Les filles du village, à ce refrain joyeux,
Entr’ouvraient leur fenêtre en se frottant les yeux,
Se saluaient de loin du sourire ou du geste,
Et sur les hauts balcons penchant leur front modeste,
Peignaient leurs longs cheveux qui pendaient en dehors,
Comme des écheveaux dont on lisse les bords ;
Puis elles descendaient nu-pieds, demi-vêtues
De ces plis transparents qui collent aux statues,
Et cueillaient sur la haie ou dans l’étroit jardin
L’œillet ou le lilas, tout baignés du matin ;
Et les gouttes des fleurs, sur leurs seins découlées,
Y roulaient comme autant de perles défilées.
Tous les sentiers fleuris qui descendent des bois
Retentissaient de pas, de murmures, de voix ;
On y voyait courir les blonds chapeaux de paille,
Et les corsets de pourpre enlacés à la taille.
Tous ces sentiers versaient d’heure en heure au hameau
Les groupes variés confondus sous l’ormeau :
Là les embrassements, les scènes de familles,
Les cheveux blancs touchant des fronts de jeunes filles,
Des amis retrouvés, des souvenirs lointains,
Des hôtes entraînés aux rustiques festins,
Des vierges à genoux autour de la chapelle,
Et les groupes pieux que la cloche rappelle,
Leur chapelet en main et le front incliné,
Allant offrir à Dieu le jour qu’il a donné.


Que de danses le soir égayaient la pelouse !
Plus le jour retirait sa lumière jalouse,
Plus elles s’animaient, comme pour ressaisir
Ce que l’heure fuyante enviait au plaisir.
Chaque arbre du verger avait son chœur champêtre,
Son orchestre élevé sur de vieux troncs de hêtre ;
Le fifre aux cris aigus, le hautbois au son clair,
La musette vidant son outre pleine d’air,
L’un sautillant et gai, l’autre plaintive et tendre,
S’accordant, s’excitant, s’unissant pour répandre
Ensemble ou tour à tour, dans leurs divers accents,
Le délire ou l’ivresse à nos cœurs bondissants.
Tous les yeux se cherchaient, toutes les mains pressées
Frémissaient de répondre aux notes cadencées.
Un tourbillon d’amour emportait deux à deux,
Dans sa sphère de bruit, les couples amoureux ;
Les pieds, les yeux, les cœurs qu’un même instinct attire,
S’envolaient soulevés par le commun délire,
S’enchaînaient, se brisaient, pour s’enchaîner encor :
Tels, quand un soir d’été darde ses rayons d’or,
Dans le sable échauffé qui brille sur la grève
On voit des tourbillons d’atomes, qu’il soulève,
Monter, descendre, errer, s’enlacer tour à tour,
Comme à l’attrait caché d’un invisible amour,
Dresser en tournoyant leur brillante colonne,
Et danser dans la sphère où le soleil rayonne.

Et plus tard, quand l’archet, le fifre, le hautbois,
Commençaient à languir comme épuisés de voix ;
Quand les cheveux mouillés, que la sueur dénoue,
Tombaient en tresse lisse et collaient à la joue,
Et que sur les gazons les groupes indolents
S’en allaient en causant à voix basse, à pas lents,

De quels bruits enchanteurs l’oreille était frappée !
Adieux, regrets, baisers, parole entrecoupée,
Murmure que la nuit peut à peine assoupir,
D’un beau jour qui s’éteint tendre et dernier soupir :
Mon âme s’en troublait ; mon oreille ravie
Buvait languissamment ces prémices de vie ;
Je suivais des regards, et des pas, et du cœur,
Les danseuses passant l’œil chargé de langueur ;
Je rêvais aux doux bruits de leurs robes de soie ;
Chacune en s’en allant m’emportait une joie.
Puis enfin, danse et bruit, tout avait disparu,
Sur la crête des monts la lune avait couru :
À peine quelque amant, trop oublieux de l’heure,
Regagnait en rêvant sa lointaine demeure,
Ou, longtemps arrêtés au coude du chemin,
Quelques couples tardifs, une main dans la main,
Laissaient sonner deux fois l’heure avancée et sombre,
Et sous les châtaigniers disparaissaient dans l’ombre.

Maintenant je suis seul dans ma chambre. Il est nuit ;
Tout dort dans la maison ; plus de feux, plus de bruit ;
Dormons ! – mais je ne puis assoupir ma paupière.
Prions ! – mais mon esprit n’entend pas ma prière.
Mon oreille est encor pleine des airs dansants
Que les échos du jour rapportent à mes sens ;
Je ferme en vain mes yeux, je vois toujours la fête ;
La valse aux bonds rêveurs tourne encor dans ma tête ;
Du bal, hélas ! fini, fantômes gracieux,
Mille ombres de beautés dansent devant mes yeux ;
Je vois luire un regard dans la nuit ; il me semble
Sentir de douces mains presser ma main qui tremble ;
De blonds cheveux jetés par le cercle mouvant
Sur ma peau qui frémit glissent comme un doux vent ;

Je vois tomber des fronts mille roses flétries,
J’entends mon nom redit par des lèvres chéries.
Anna, Blanche, Lucie ! oh ! que me voulez-vous ?
Qu’est-ce donc que l’amour, si son rêve est si doux ?

Mais l’amour sur ma vie est encor loin d’éclore :
C’est un astre de feu dont cette heure est l’aurore.
Ah ! si jamais le ciel jetait entre mes bras
Un des songes vivants attachés à mes pas ;
Si j’apportais ici, languissante et ravie,
Une vierge au cœur pur, premier rayon de vie,
Mon âme aurait vécu mille ans dans un seul jour ;
Car, je le sens, ce soir, mon âme n’est qu’amour !
Non : chassons de mon cœur ces trop molles images :
De mes livres amis rouvrons les vieilles pages.
Les voici sur ma table incessamment ouverts ;
Mais mon œil flotte en vain sur la prose et les vers.
Les mots inanimés tombent morts de la lyre ;
Mon esprit ne lit pas et laisse mes yeux lire.
Un seul mot s’y retrace, et ce mot est de feu :
L’amour, rien que l’amour ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Parmi tant de beautés, que ma sœur était belle !
Mais le soir, en rentrant, pourquoi donc pleurait-elle ?


6 mai 1786.

Ah ! j’ai donc le secret des larmes de ma sœur !
Puisse mon sacrifice acheter son bonheur !

Tout à l’heure au jardin, pensif et solitaire,
Je traînais au hasard mes pas distraits à terre
Dans l’allée au couchant, le long de la maison ;
Mon pied, qui s’imprimait sans bruit sur le gazon,
Ne retentissait pas, dans l’herbe où je l’appuie,
Plus que l’oiseau qui pose, ou la goutte de pluie.
Je tenais dans la main ce livre où tant de pleurs
Coulent du cœur de Paul et des yeux des lecteurs,
Quand, le canot parti, chaque coup de la rame
Emporte Virginie, arrache l’âme à l’âme ;
Je sentais tout mon cœur se fondre de pitié,
Et la page toujours restait lue à moitié.
Tout à coup quelques mots murmurés à voix basse
Fixèrent ma pensée et mes pas sur la place.
Ce bruit inusité dans le muet enclos,
Ces sons entrecoupés de timides sanglots,
S’élevaient, s’abaissaient de distance en distance,
Puis mouraient étouffés dans un morne silence.
Inquiet, j’avançai d’un pas discret et sûr
Vers la fenêtre basse et sous l’angle du mur ;
J’écartai de la main les pampres de la treille,
Et, de la jalousie approchant mon oreille,

Et plongeant un regard dans la nuit du boudoir,
J’entendis et je vis. Un seul rayon du soir,
Que brisaient les barreaux et les feuilles obscures,
Éclairait à demi la chambre et les figures.
Ma mère était au fond, assise au bord du lit,
Les yeux sur un papier comme quelqu’un qui lit ;
L’ombre de ses cheveux me cachait son visage,
Mais j’entendais tomber des gouttes sur la page.
Ma sœur assise auprès, un de ses bras passé
Au cou de notre mère avec force embrassé,
Le front sur son épaule et noyé dans sa robe,
Pour cacher la rougeur que la pudeur dérobe,
S’efforçait vainement d’étouffer ses douleurs :
Des mèches de cheveux qui ruisselaient de pleurs,
Détachés de sa tête et collant sur sa joue,
Le mouvement d’un sein que le sanglot secoue,
Et le son de deux voix brisé, tout trahissait
Deux cœurs brisés eux-mêmes, et des pleurs qu’on versait.
— « Julie ! il est donc vrai, disait ma mère ; il t’aime ?
» Et toi, tu le chéris aussi ? — Plus que moi-même !
» — Hélas ! je comprends trop ce tendre et triste aveu.
» Vous voir unis un jour était mon plus doux vœu ;
» Mais Dieu, qui de ses dons fut pour nous trop avare,
» Vous unit d’une main, de l’autre vous sépare.
» Quand je te donnerais, ma fille, tout mon bien,
» Ta dot à peine encore égalerait le sien,
» Et tu le vois, un père, inflexible à vos larmes,
» Compte pour rien son fils, son désespoir, tes charmes,
» Si tu n’apportes pas à sa famille encor,
» Avec tant d’innocence et tant d’amour, de l’or.
» De l’or !… Ah ! si mes pleurs au moins pouvaient t’en faire,
» On verrait ce qu’il tient dans les yeux d’une mère ;
» Dieu le sait. Je voudrais acheter à ce prix
» Un époux pour ma fille, une femme à mon fils.

» Mais je n’ai que ce champ, trop étroit héritage
» Qu’entre ton frère et toi ma tendresse partage :
» Sachons donc, mon enfant, oublier et souffrir !
» — Oublier ! Non, jamais, ma mère, mais mourir ! »
Puis je n’entendis plus qu’à voix basse un mélange
De plaintes, de baisers ; puis la voix de quelque ange
Me parla dans le cœur ; et, d’un pied suspendu,
Je m’éloignai pleurant et sans être entendu.




17 mai 1786.

Tout le jour dans mon sein j’ai roulé ma pensée,
Et de mon dévouement l’agonie est passée.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .




19 mai 1786.

Voilà ce que j’ai dit à ma mère aujourd’hui :

« Je sens que Dieu me presse et qu’il m’appelle à lui.
» La tendre piété, la foi vive et profonde,
» Cette divine soif des biens d’un meilleur monde,
» Dont vous me nourrissiez, enfant, sur vos genoux,
» Porte aujourd’hui son fruit, peut-être amer pour vous,
» Amer à ma jeunesse aussi, mais doux à l’âme.
» L’ombre des saints parvis m’attire et me réclame ;
» Je veux consacrer jeune à Dieu mes jours mortels,
» Comme un vase encor pur qu’on réserve aux autels.
» Rien de ce qui s’agite ici-bas ne me tente :
» Je ne veux pas dresser à tout ce vent ma tente,
» Je ne veux pas salir mes pieds dans ces chemins
» Où s’embourbe en marchant ce troupeau des humains ;
» J’aime mieux, m’écartant des routes de la terre,
» Suivre dès le matin mon sentier solitaire.
» J’aime mieux m’abriter sous le mur du saint lieu,
» Et dès le premier pas me reposer en Dieu.
» Je ne me sens pas fait d’ailleurs pour la mêlée :
» Où bruit cette foule à tant de soins mêlée :
» J’apporterais une arme inégale au combat,
» Trop de pitié dans l’âme, un cœur qu’un souffle abat ;

» Trop sensible ou trop fier, je mourrais dans la lutte,
» Ou vainqueur du triomphe, ou vaincu de la chute.
» À cette loterie où la vie est l’enjeu,
» Mon cœur passionné mettrait trop ou trop peu ;
» Et puis la vie est lourde, et dur est le voyage :
» Il vaut mieux la porter seule, et sans ce bagage
» De chaînes, de fardeaux, de soins, d’ambitions.
» Amours, liens brisés, enfants, afflictions,
» Quel que soit vers le ciel le chemin que l’on suive,
» On arrive plus vite où Dieu veut qu’on arrive ;
» Dans le lit de poussière on se couche moins tard ;
» On a moins de soucis et de pleurs au départ.
» Oh ! ne résistez pas, ma mère, à ma prière !
» Si vous réfléchissez, un jour vous serez fière
» De ce mot qui vous semble un douloureux adieu.
» À quoi renonce-t-on quand on se jette à Dieu ?
» Que voulez-vous de mieux pour l’enfant qui vous prie,
» Que la paix sur la terre et le ciel pour patrie ?
» Humble est le nom de prêtre ! Oh ! n’en rougissez pas,
» Ma mère ; il n’en est point de plus noble ici-bas.
» Dieu, qui de ses desseins connaît seul le mystère,
» A partagé la tâche aux enfants de la terre :
» Aux uns le sol à fendre et des champs pour semer,
» Aux autres des enfants, des femmes pour aimer ;
» À ceux-là le plaisir d’un monument qu’on fonde,
» À ceux-ci le grand bruit de leurs pas dans le monde ;
» Mais il a dit aux cœurs de soupirs et de foi :
» Ne prenez rien ici, vous aurez tout en moi !
» Le prêtre est l’urne sainte au dôme suspendue,
» Où l’eau trouble du puits n’est jamais répandue,
» Que ne rougit jamais le nectar des humains,
» Qu’ils ne se passent pas pleine de mains en mains,
» Mais où l’herbe odorante, où l’encens de l’aurore
» Au feu du sacrifice en tout temps s’évapore.

» Il est, dans son silence, au reste des mortels
» Ce qu’est aux instruments l’orgue des saints autels :
» On n’entend pas sa voix profonde et solitaire
» Se mêler hors du temple aux vains bruits de la terre ;
» Les vierges à ses sons n’enchaînent point leurs pas,
» Et le profane écho ne les répète pas ;
» Mais il élève à Dieu, dans l’ombre de l’église,
» Sa grande voix qui s’enfle et court comme une brise,
» Et porte en saints élans, à la Divinité,
» L’hymne de la nature et de l’humanité.

» Mais vous dites peut-être : Il vit seul, et son âme,
» Que n’échauffe jamais le rayon de la femme,
» Dans cet isolement sèche et se rétrécit ;
» Il n’a plus de famille, et son cœur se durcit.
» Dites plutôt qu’à l’homme il étend sa famille :
» Les pauvres sont pour lui mère, enfants, femme et fille.
» Le Christ met dans son cœur son immense amitié ;
» Tout ce qui souffre et pleure est à lui par pitié.
» Non, non, dans ma pensée heureuse et recueillie,
» Ne craignez pas surtout que mon amour s’oublie.
» Ah ! le Dieu qui me veut n’est pas un Dieu jaloux :
» Ce vœu me donne à lui sans m’arracher à vous.
» Plus de sa charité l’océan nous inonde,
» Plus nous sommes à lui, plus nous sommes au monde,
» À ses pieux devoirs, à ses liens permis,
» Aux doux attachements de parents et d’amis.
» Devant ce Dieu d’amour dont je serai l’apôtre,
» Aucun nom à l’autel n’effacera le vôtre ;
» Et chacun des soupirs du céleste entretien
» Y portera ce nom au ciel avec le mien !
» Ne fermez pas ainsi vos lèvres interdites,
» Ne me regardez pas si tristement ; mais dites :

» Que le désir de Dieu s’accomplisse sur toi !
» Dites comme Sara, mère, et bénissez-moi ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .




20 mai 1786.

Elle a pleuré sept jours, comme sur les montagnes
La fille de Jephté, que suivaient ses compagnes,
Demanda quelques nuits au Seigneur irrité,
Pour pleurer ses printemps et sa virginité ;
Puis, comme un doux agneau revient à sa nourrice,
Vint d’elle-même offrir sa gorge au sacrifice.
Ainsi pleurait ma mère, et puis elle a dit : « Oui ! »
Mais un cœur sur la terre en sera réjoui.
Sitôt que de ma sœur j’aurai béni la joie,
Sans regarder derrière, entrons dans notre voie.




1er juin 1786.

Dieu m’a récompensé : ce fut hier le jour
Où le Seigneur bénit l’innocence et l’amour.
De ma sœur et d’Ernest cette sainte journée
A dans la main de Dieu mêlé la destinée.
Les voilà dans la paix se possédant tous deux.
Quel éclat de bonheur rayonnait autour d’eux !
On eût dit qu’à l’autel, se dévoilant d’avance,
Tous les jours fortunés d’une longue existence,
Tous les chastes plaisirs d’une pure union,
Au flambeau de leur noce apportaient un rayon,
Et, sur leurs fronts sereins concentrant leurs prémices,
Prodiguaient en un jour un siècle de délices.
Avant l’heure où blanchit le premier horizon,
Quelle nouvelle vie animait la maison !
Tous les volets fermés, hélas ! depuis cette heure
Où mon père en sortit pour une autre demeure ;
Ces portes qui du maître encor gardaient le deuil,
Et dont les fleurs jonchaient dès le matin le seuil,
Semblaient, prenant une âme et sentant cet emblème,
Tressaillir sur leurs gonds et s’ouvrir d’elles-même,
Pour accueillir, après un long exil rendu,
Le bonheur, comme un hôte au foyer attendu.
La musique élevant sa voix par intervalle ;
Les pas des serviteurs courant de salle en salle ;
Les parents, les amis, arrivant deux à deux,
Les mains pleines de dons et les cœurs pleins de vœux ;

Des présents de l’époux les fragiles merveilles
Étalés sur le lit, débordant les corbeilles ;
Les vierges pour les voir se pressant alentour,
Les touchant, les montrant, s’écriant tour à tour ;
L’une ajustant le voile au front de la fiancée,
L’autre attachant la perle à ses cheveux tressée,
Et toutes, le front ceint de grâce et de rougeur,
Aimant à contempler les apprêts du bonheur,
À promener sur tout leurs doigts, leur fantaisie,
Comme on les voit toucher dans un écrin d’Asie
Les colliers, les anneaux, les secrets talismans
Dont on aime l’éclat sans comprendre le sens.
Puis les danses le soir sur l’herbe ; puis la ronde
Dans son cercle qui roule entraînant tout le monde,
Tout le monde, excepté la fiancée et l’époux,
Qui fuyaient nos plaisirs pour des plaisirs plus doux,
Impatients du soir qui doit chasser la foule,
Comptant l’heure qui sonne et la nuit qui s’écoule,
Se cherchant, se trouvant, et, le bras sous le bras,
S’égarant d’arbre en arbre et se parlant plus bas ;
Tant le bonheur parfait, qui fuit la multitude,
A besoin du silence et de la solitude.
Que ce bonheur perçait, même dans leur tourment !
Comme tout trahissait leur vague enchantement,
Ces soupirs, ces regards qui plongeaient l’un dans l’autre,
Cette langue sans mots qui surpassait la nôtre,
Cette marche indolente, ou ce pas arrêté
Comme accablé du poids de leur félicité,
Cette fuite du monde et ce besoin d’eux-mêmes,
Cette joie à nommer vingt fois le nom qu’on aime,
Tout leur réalisait ce rêve de l’amour,
Qu’on fait toute la vie et qu’on savoure un jour !
Et moi, seul et rêveur, glissant sans qu’on me voie,
Du regard et du cœur je poursuivais leur joie :

Tout le jour, en tout lieu, me trouvant sur leurs pas,
Me rencontrant partout, ils ne me voyaient pas.
Du bonheur des amants goûtant au moins l’image,
Dans leur félicité j’adorais mon ouvrage,
Et je disais tout bas dans mon cœur satisfait :
« Ce bonheur est à moi, car c’est moi qui l’ai fait ! »




3 juin 1786.

Souvent hier au bal, au souper de famille,
En me montrant du doigt, plus d’une jeune fille,
De celles dont j’aimais naguère l’entretien,
Et dont le doux regard faisait baisser le mien,
Disait : « Lui jeune et beau, Dieu ! pourrait-on le croire,
Préfère à notre amour une soutane noire ;
Le monde lui fait peur, hélas ! le pauvre enfant ! »
Puis, passant devant moi, d’un coup d’œil triomphant
M’écrasaient en disant : « Ne sommes-nous plus belles ? »
Et le rire étouffé circulait autour d’elles.
J’avais l’air insensible au sarcasme moqueur.
Vous, cependant, mon Dieu, vous lisiez dans mon cœur !…




6 juin 1786.

Ce fut hier. Le jour mélancolique et sombre
Semblait de ma tristesse avoir revêtu l’ombre :
On eût dit qu’à son tour l’âme de ce beau lieu
Voulait sympathiser avec ce jour d’adieu,
Tant le ciel était gris, tant les vents sans haleine
Laissaient pencher la feuille et l’épi sur la plaine,
Tant le ruisseau dormait en retenant sa voix,
Tant les oiseaux cachés se taisaient dans les bois !
Tout se taisait aussi dans la maison fermée ;
On n’osait regarder une figure aimée ;
Quand on se rencontrait, on n’osait se parler,
De peur qu’un son de voix ne vînt nous révéler
Le sanglot dérobé sous le tendre sourire,
Et ne fît éclater le cœur qu’un mot déchire.
On allait, on venait ; mère, sœur, à l’écart,
Préparaient à genoux les apprêts d’un départ ;
Et chacune, les mains dans le coffre enfoncées,
Cachait avec ses dons une de ses pensées.
On s’asseyait ensemble à table, mais en vain ;
Les pleurs se faisaient route, et coulaient sur le pain.
Ainsi passa le jour ; et quand la nuit suprême,
Nuit qui doit pour jamais séparer ce qui s’aime,
Eut jeté sur nos yeux des voiles plus épais,
— « Allez, dis-je à ma mère, et reposez en paix !
» Reposez votre cœur de soupirs et de larmes,
» Bénissez votre enfant, et dormez sans alarmes :

» Que ce dernier sommeil que je fais près de vous
» Descende sur vos yeux encor tranquille et doux !
» De notre long adieu n’anticipez pas l’heure.
» Hélas ! trop tôt viendra ce long soir où l’on pleure !
» Mais l’esprit qui console et l’ange des adieux
» À ma prière alors viendront sécher vos yeux ;
» Vous me verrez entrer plus léger dans ma voie,
» Car ce qu’on donne à Dieu doit s’offrir dans la joie.
» Dormez ! Dès que le jour sur l’église aura lui,
» Au pied de votre lit je veux être avant lui ;
» Et si nos yeux alors ont quelque larme amère,
» Que Dieu nous la pardonne ! Homme, on n’a qu’une mère. »


Son baiser lentement sur mon front descendit,
Et je n’entendis pas ce qu’elle répondit ;
Car, le cœur plein des pleurs que cachait mon visage,
Et ne les pouvant pas retenir davantage,
J’étais déjà sorti de son appartement,
Et je cherchais la nuit pour pleurer librement.
Les brises de montagne, avec le soir venues,
Avaient blanchi le ciel et balayé les nues :
C’était une des nuits dont la sérénité
Parle à l’âme de paix, d’amour, d’éternité,
Où la lune arrondie et dans l’azur assise,
Répandant sur les bois sa lueur indécise,
Semble, en dessinant mieux chaque pâle contour,
Un souvenir muet de la vie et du jour.
Je m’enfonçai pleurant sous les sombres allées,
Des traces de ma mère encor toutes peuplées ;
Je parcourais du pas tout le champêtre enclos
Où, comme autant de fleurs, mes jours étaient éclos ;
J’écoutais chanter l’eau dans le bassin de marbre ;
Je touchais chaque mur, je parlais à chaque arbre ;

J’allais d’un tronc à l’autre, et je les embrassais ;
Je leur prêtais le sens des pleurs que je versais,
Et je croyais sentir, tant notre âme a de force,
Un cœur ami du mien palpiter sous l’écorce.
Sur chaque banc de pierre où je m’étais assis,
Où j’avais vu ma mère assise avec son fils,
Je m’asseyais un peu ; je tournais mon visage
Vers la place où mes yeux retrouvaient son image ;
Je lui parlais de l’âme, elle me répondait ;
Sa voix, sa propre voix dans mon cœur s’entendait,
Et je fuyais ainsi du hêtre au sycomore,
Réveillant mon passé pour le pleurer encore.
Du nid de la colombe à la loge du chien,
Je revisitais tout et je n’oubliais rien,
Et je disais à tout un adieu sympathique,
Et, de tout emportant quelque chère relique,
Je remplissais mon sein de feuillage roulé,
Du sable de la cour par ma mère foulé,
De la mousse enlevée aux murs verts des tourelles,
Et du duvet tombé du toit des tourterelles ;
Puis, quand j’eus complété mon douloureux trésor,
Pour consumer la nuit qui me restait encor,
J’allai dans le parterre, au pied de la fenêtre
De la chambre où ma mère aussi veillait peut-être
Près du bassin d’eau vive où tremble le bouleau,
Le corps sur le gazon, le front penché sur l’eau,
Sur l’eau que j’écoutais sangloter dans sa fuite,
Comme un pas décroissant d’un ami qui nous quitte
Et là, prenant la terre et l’herbe à pleine main,
Collant ma lèvre au sol que j’allais fuir demain,
J’embrassai cette terre où j’avais pris racine,
D’où m’arrachait si tendre une force divine ;
J’ouvris mon cœur trop plein, et j’en laissai couler
Ce long torrent de pleurs qui voulait s’y mêler.


Je ne sais pas combien d’heures ainsi coulèrent,
Ni quels mille pensers dans ma tête roulèrent :
De son œil infini Dieu seul peut les compter,
Et le cœur dans sa langue au cœur les raconter.
Il est des nuits d’orage où le flot des idées,
Comme un fleuve trop plein aux ondes débordées,
Roule avec trop de pente et trop d’emportement
Pour que notre âme même en ait le sentiment ;
Un vertige confus bouillonne dans la tête,
Et, prêt à se briser, le cœur même s’arrête.
J’étais dans cet état, sans entendre, sans voir,
Anéantissement, sommeil du désespoir :
Seulement par moments mes pleurs, pleuvant encore,
M’éveillaient en tombant dans le bassin sonore.
L’aube enfin colora sa barre au bord des cieux,
Comme un flambeau soudain qui vient blesser les yeux.
Je voulus, sans revoir un visage de femme,
Dire à ma mère un mot qui lui laissât mon âme :
Sur mes genoux tremblants du seuil je m’approchai ;
De mon front prosterné, muet, je le touchai ;
J’entrelaçai mes doigts aux barreaux des persiennes ;
Je crus sentir des mains qui rencontraient les miennes.
« Adieu ! » criai-je. En vain j’y voulus joindre un mot,
Mon cœur noyé d’angoisse eut à peine un sanglot,
Et je m’enfuis courant et sans tourner la tête,
Comme un homme qui craint qu’un remords ne l’arrête.


Je marchai devant moi par des champs sans chemin,
De peur de rencontrer, d’entendre un être humain,
Jusqu’au sommet aride où la sombre montagne
S’affaisse et redescend vers une autre campagne.
Sur une roche grise, une croix de granit
Que la mousse tapisse, où l’aigle fait son nid,

S’élève pour bénir à la fois les deux faîtes,
Comme un homme étendant ses deux bras sur deux têtes.
Là, je me retournai pour la première fois,
Et m’assis sur la pierre au pied de cette croix ;
Je vis se dérouler sous moi le paysage,
Le jardin verdoyer sous les murs du village,
La colombe blanchir les toits, et la maison
Retirer lentement son ombre du gazon.
Je vis blanchir dans l’air sa première fumée,
Une main entr’ouvrir la fenêtre fermée.
Un soupir emporta mon âme à ce doux lieu,
Et sur l’herbe, à genoux, je m’écriai : « Mon Dieu !
Vous qui prenez le fils, restez avec la mère !
Que l’heure du départ n’y soit pas même amère !
Je ne quitte, ô mon Dieu, ces cœurs et ce séjour,
Qu’afin de leur laisser plus de paix et d’amour :
Que l’amour et la paix y restent à ma place,
Et que le sacrifice attire au moins la grâce !
Veillez, au lieu de moi, sur ses chers habitants ;
Bénissez nuit et jour leur route et leurs instants ;
Soyez vous-même, ô Dieu ! vous, ô céleste père !
Pour la mère le fils, et pour la sœur le frère ;
Comblez-les de vos dons, menez-les par la main,
Par une longue vie et par un doux chemin,
Au terme où nous devons vous rendre grâce ensemble,
Et que dès ici-bas votre sein nous rassemble ! »
Je dis, et, sous les bois de ces derniers sommets,
L’horizon paternel s’abaissa pour jamais.