Jocelyn/Deuxième époque

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 109-142).

DEUXIÈME ÉPOQUE


Séminaire de ***, 1er janvier 1793.

Six ans sont retranchés des jours de mon jeune âge,
Sans qu’une seule trace ait marqué leur passage.
Nuits, jours, matin et soir, veilles et lendemain,
Furent des pas égaux dans un même chemin ;
Je n’ai senti ces jours qu’en calculant leur nombre.
Le cloître aux noirs piliers m’a caché dans son ombre ;
De ma haute cellule au chœur mélodieux
Les dalles ont compté mes pas silencieux ;
La méditation, la prière et l’étude,
Ont engourdi mes sens dans leur froide habitude ;

Ces corridors obscurs, ces nefs, ces murs épais,
Ont versé sur mon front leur silence et leur paix ;
Les souvenirs cuisants, les regrets, les images
De liberté, d’amour, de riants paysages,
À peine ont jusqu’ici dans mes nuits pénétré ;
De la paix du Seigneur tout s’y peint par degré,
Comme, par les vitraux que le pinceau colore,
Se teignent dans la nef les clartés de l’aurore.
Qu’il est doux dans son Dieu de renfermer son cœur
Comme un parfum dans l’or, pour en garder l’odeur ;
D’avoir son but si haut, et sa route tracée,
Et de vivre six ans d’une même pensée !
Aussi, blanche est la page où je notai mes jours.
Qu’aurais-je écrit ? Ce Dieu que je servis toujours,
Le soin de ses autels, le goût de ses demeures,
Ont du même aliment nourri toutes mes heures,
Et sa main, à ma main ouverte constamment,
M’a dirigé sans chute et sans événement.
Ah ! grâce aux passions que mon cœur se retranche,
Puisse toute ma vie être une page blanche !




Février 1793.

Souvent lorsque des nuits l’ombre que l’on voit croître
De piliers en piliers s’étend le long du cloître ;
Quand, après l’Angélus et le repas du soir,
Les lévites épars sur les bancs vont s’asseoir,
Et que, chacun cherchant son ami dans le nombre,
On épanche son cœur à voix basse et dans l’ombre ;
Moi, qui n’ai point encore entre eux trouvé d’ami,
Parce qu’un cœur trop plein n’aime rien à demi,
Je m’échappe ; et cherchant ce confident suprême
Dont l’amour est toujours égal à ce qu’il aime,
Par la porte secrète en son temple introduit,
Je répands à ses pieds mon âme dans la nuit.


Ossian, Ossian ! lorsque, plus jeune encore,
Je rêvais des brouillards et des monts d’Inistore ;
Quand, tes vers dans le cœur et ta harpe à la main,
Je m’enfonçais l’hiver dans des bois sans chemin,
Que j’écoutais siffler dans la bruyère grise,
Comme l’âme des morts, le souffle de la bise,
Que mes cheveux fouettaient mon front, que les torrents,
Hurlant d’horreur aux bords des gouffres dévorants,
Précipités du ciel sur le rocher qui fume,
Jetaient jusqu’à mon front leurs cris et leur écume ;
Quand les troncs des sapins tremblaient comme un roseau
Et secouaient leur neige où planait le corbeau,

Et qu’un brouillard glacé, rasant ses pics sauvages,
Comme un fils de Morven me revêtait d’orages,
Si, quelque éclair soudain déchirant le brouillard,
Le soleil ravivé me lançait un regard,
Et d’un rayon mouillé, qui lutte et qui s’efface,
Éclairait sous mes pieds l’abîme de l’espace,
Tous mes sens, exaltés par l’air pur des hauts lieux,
Par cette solitude et cette nuit des cieux,
Par ces sourds roulements des pins sous la tempête,
Par ces frimas glacés qui blanchissaient ma tête,
Montaient mon âme au ton d’un sonore instrument
Qui ne rendait qu’extase et que ravissement ;
Et mon cœur à l’étroit battait dans ma poitrine,
Et mes larmes tombaient d’une source divine,
Et je prêtais l’oreille et je tendais les bras,
Et comme un insensé je marchais à grands pas,
Et je croyais saisir dans l’ombre du nuage
L’ombre de Jéhovah qui passait dans l’orage,
Et je croyais dans l’air entendre en longs échos
Sa voix, que la tempête emportait au chaos ;
Et de joie et d’amour noyé par chaque pore,
Pour mieux voir la nature et mieux m’y fondre encore,
J’aurais voulu trouver une âme et des accents,
Et pour d’autres transports me créer d’autres sens !


Ce sont de ces moments d’ineffables délices
Dont Dieu ne laisse pas épuiser les calices,
Des éclairs de lumière et de félicité
Qui confondent la vie avec l’éternité.
Notre âme s’en souvient comme d’une pensée
Rapide, dont en songe elle fut traversée.
Ah ! quand je les goûtais, je ne me doutais pas
Qu’une source éternelle en coulait ici-bas !


Eh bien ! quand j’ai franchi le seuil du temple sombre
Dont la seconde nuit m’ensevelit dans l’ombre ;
Quand je vois s’élever entre la foule et moi
Ces larges murs pétris de siècles et de foi ;
Quand j’erre à pas muets dans ce profond asile,
Solitude de pierre, immuable, immobile,
Image du séjour par Dieu même habité,
Où tout est profondeur, mystère, éternité ;
Quand les rayons du soir que l’occident rappelle
Éteignent aux vitraux leur dernière étincelle,
Qu’au fond du sanctuaire un feu flottant qui luit
Scintille comme un œil ouvert sur cette nuit,
Que la voix du clocher en son doux s’évapore,
Que, le front appuyé contre un pilier sonore,
Je le sens, tout ému du retentissement,
Vibrer comme une clef d’un céleste instrument,
Et que du faîte au sol l’immense cathédrale,
Avec ses murs, ses tours, sa cave sépulcrale,
Tel qu’un être animé, semble à la voix qui sort
Tressaillir et répondre en un commun transport ;
Et quand, portant mes yeux des pavés à la voûte,
Je sens que dans ce vide une oreille m’écoute,
Qu’un invisible ami, dans la nef répandu,
M’attire à lui, me parle un langage entendu,
Se communique à moi dans un silence intime,
Et dans son vaste sein m’enveloppe et m’abîme :
Alors, mes deux genoux pliés sur le carreau,
Ramenant sur mes yeux un pan de mon manteau,
Comme un homme surpris par l’orage de l’âme,
Les yeux tout éblouis de mille éclairs de flamme,
Je m’abrite muet dans le sein du Seigneur,
Et l’écoute et l’entends, voix à voix, cœur à cœur.
Ce qui se passe alors dans ce pieux délire,
Les langues d’ici-bas n’ont plus rien pour le dire ;

L’âme éprouve un instant ce qu’éprouve notre œil
Quand, plongeant sur les bords des mers près d’un écueil,
Il s’essaye à compter les lames, dont l’écume
Étincelle au soleil, croule, jaillit et fume,
Et qu’aveuglé d’éclairs et de bouillonnement,
Il ne voit plus que flots, lumière et mouvement ;
Ou bien ce que l’oreille éprouve auprès d’une onde
Qui des pics du mont Blanc s’épanche, roule et gronde,
Quand, s’efforçant en vain, dans cet immense bruit,
De distinguer un son d’avec le son qui suit,
Dans les chocs successifs qui font trembler la terre,
Elle n’entend vibrer qu’un éternel tonnerre.


Et puis ce bruit s’apaise, et l’âme qui s’endort
Nage dans l’infini sans aile, sans effort,
Sans soutenir son vol sur aucune pensée,
Mais immobile et morte et vaguement bercée,
Avec ce sentiment qu’on éprouve en rêvant
Qu’un tourbillon d’été vous porte, et que, le vent
Vous prêtant un moment ses impalpables ailes,
Vous planez dans l’éther tout semé d’étincelles,
Et vous vous réchauffez, sous des rayons plus doux,
Au foyer des soleils qui s’approchent de vous.
Ainsi la nuit en vain sonne l’heure après l’heure :
Et quand on vient fermer la divine demeure,
Quand sur les gonds sacrés les lourds battants d’airain
Tournent en ébranlant le caveau souterrain,
Je m’éloigne à pas lents, et ma main froide essuie
La goutte tiède encor de la céleste pluie !…




Séminaire de ***, 15 février 1793.

Tandis que nous vivons au fond d’un monde à part,
En Dieu seul, pour Dieu seul, et sous son seul regard,
L’autre monde, animé d’un autre esprit de vie,
Ou d’un souffle de mort, de colère et d’envie,
Mugit autour de nous, et jusqu’en ce saint lieu
Poursuit de ses fureurs les serviteurs de Dieu.
Un grand peuple, agité par l’esprit de ruine,
Fait écrouler sur lui tout ce qui le domine ;
Il veut renouveler trône, autels, mœurs et lois :
Dans la poudre et le sang tout s’abîme à la fois.
Oh ! pourquoi suis-je né dans ces jours de tempête
Où l’homme ne sait pas où reposer sa tête,
Où la route finit, où l’esprit des humains
Cherche, tâtonne, hésite entre mille chemins,
Ne pouvant ni rester sous un passé qui croule,
Ni jeter d’un seul jet l’avenir dans son moule ?
Métal extravasé qui bouillonne et qui fuit,
Court, ravage et renverse, et dévore et détruit,
Et, consumant la main qui touche à son cratère,
Déracine le siècle et l’homme de la terre !
Heureux du moins, heureux que la lueur de foi
Vive encor dans mon œil et marche devant moi.
Et, séparant mes pas de la foule élancée,
Trace une route à part à ma pauvre pensée,
Route qui mène ailleurs que celle d’ici-bas,
Et que Dieu même éclaire, et qui ne finit pas !


On dit que le pouvoir aux mains du roi se brise,
Et qu’en mille lambeaux le peuple le divise ;
Le peuple, enfant cruel qui rit en détruisant,
Qui n’éprouve jamais sa force qu’en brisant,
Et qui, suivant l’instinct de son brutal génie,
Ne comprend le pouvoir que par la tyrannie ;
Force aveugle que Dieu lâche de temps en temps,
Ainsi que l’avalanche, ainsi que les autans,
Pour donner à l’éther un courant plus rapide,
Pour frapper un grand coup et pour faire un grand vide !




23 février 1793.

Ô jours, jours de douleur, de silence et d’effroi !
La terre du royaume a bu le sang du roi,
Et le sang des sujets massacrés par centaines
Coule dans les ruisseaux comme l’eau des fontaines !
Tout ce qui porte un nom, ou génie ou vertu,
Sous le niveau du crime est soudain abattu ;
Le doigt du délateur au bourreau fait un signe :
La seule loi du peuple est la mort au plus digne !
Sa hache aime le juste et choisit l’innocent :
L’innocence est son crime ! Ô peuple ivre de sang,
Tu détruis de tes mains l’erreur qui nous abuse,
Et de tous tes tyrans ton exemple est l’excuse !




28 février 1793.

Je creuse nuit et jour dans mes réflexions
Cet abîme sanglant des révolutions,
Du grand corps social remède ou maladie
Qui brise ou rajeunit la machine engourdie ;
De la nature humaine incalculable effort,
Qui fait lutter en elle et la vie et la mort.


Pour tenir les bassins égaux de la balance
Où l’on veut les peser, il faut un grand silence
Des passions du siècle et de ses intérêts ;
La main tremble à qui veut les juger de trop près :
Comme au juge placé trop bas dans la carrière,
Le but est trop souvent caché par la poussière.
Mais, jeune, enseveli dans l’ombre du saint lieu,
Hors du siècle, et voyant tout au seul jour de Dieu,
Peut-être juge-t-on de plus haut ce problème,
Ce procès éternel du temps contre lui-même,
Cette lutte fatale où le passé vaincu
Dit pour toute raison de vivre : « J’ai vécu. »
Qui peut sonder de Dieu l’insondable pensée ?
Qui peut dire où finit son œuvre commencée ?
Des mondes à venir lui dérober le soin ?
Lui dire comme aux flots : « Tu n’iras pas plus loin ? »
Devant cet océan placer son grain de sable,
Et tarir d’un seul mot l’abîme intarissable ?

Moins insensé celui qui dirait au soleil :
« Prends mon heure ! attends-moi pour luire à mon réveil,
Borne à mon horizon ta lumière féconde,
Et quand mon œil se ferme, éteins-toi pour le monde ! »
Non, Dieu n’a dit son mot à personne ici-bas ;
La nature et le temps ne le comprennent pas ;
Et si de son mystère il perce quelque chose,
Ne la cherchons qu’en lui ; c’est là que tout repose !
C’est là qu’à nos esprits, dans le doute noyés,
Lui soulève un coin du voile, et dit : « Voyez ! »
Qu’annonce la nature en sa marche éternelle ?
Où s’arrête sa course ? où se repose-t-elle ?
De ces mille soleils tournant sous l’œil de Dieu,
Rayons étincelants de son céleste essieu,
Lequel dort au milieu de sa courbe enflammée ?
Quelle route du ciel devant eux s’est fermée ?
Quelle vague des airs croupit dans son repos ?
Quelle goutte des mers dort dans le lit des flots ?
Quel océan couché dans d’éternels rivages
Cesse de dévorer ou d’enfanter des plages ?
Quels monts ont étouffé leur creuset souterrain ?
Quoi donc était hier ce qu’il sera demain ?
Et, du sable au rocher, de l’âme à la matière,
De l’abîme des cieux jusqu’au grain de poussière,
Quel autre que Dieu seul peut dans ce mouvement
Reconnaître une forme, un être, un élément ?
On sent à ce travail, qui change, brise, enfante,
Qu’un éternel levain dans l’univers fermente,
Que la main créatrice à son œuvre est toujours,
Que de l’Être éternel éternel est le cours,
Que le temps naît du temps, la chose de la chose ;
Qu’une forme périt afin qu’une autre éclose ;
Qu’à tout être la fin n’est que commencement ;
La souffrance, travail ; la mort, enfantement !


En vain l’homme, orgueilleux de ce néant qu’il fonde,
Croit échapper lui seul à cette loi du monde,
Clôt son symbole, et dit, pour la millième fois :
« Ce Dieu sera ton Dieu, ces lois seront tes lois ! »
À chaque éternité que sa bouche prononce,
Le bruit de quelque chute est soudain la réponse,
Et le temps, qu’il ne peut fixer ni ralentir,
Est là pour le confondre et pour le démentir ;
Chaque siècle, chaque heure, en poussière il entraîne
Ces fragiles abris de la sagesse humaine,
Empires, lois, autels, dieux, législations ;
Tentes que pour un jour dressent les nations,
Et que les nations qui viennent après elles
Foulent pour faire place à des tentes nouvelles ;
Bagage qu’en fuyant nous laissons sur nos pas,
Que l’avenir méprise et ne ramasse pas.


Depuis ces jours obscurs, dont la tardive histoire
A jusqu’à nos moments traîné quelque mémoire,
Avec combien de cieux le temps s’est-il joué ?
Combien de fois la terre a-t-elle secoué,
Comme l’arbre au printemps ses arides feuillages,
Les croyances, les lois, les dieux des autres âges ?
C’est demander combien de feuillages flétris
Ont engraissé le sol formé de leurs débris,
Ou combien de ruisseaux et de gouttes d’orages
Ont fait enfler les mers sans fond et sans rivages ?


Oui, l’esprit du Seigneur travaille incessamment
Par l’esprit des mortels, son aveugle instrument ;
Il a donné pour vie à la pensée humaine
Ce flux et ce reflux qui l’apporte et l’entraîne :

S’il cessait de tourner dans ce cercle divin,
S’il s’arrêtait un jour, ce jour serait sa fin.
Mais pour lui, sur la route à ses pas accordée,
Une idée est toujours en avant d’une idée ;
Il s’élance, il l’atteint au terme d’un sentier ;
Il crée à son image un monde tout entier ;
Puis à peine entre-t-il dans l’œuvre commencée,
Qu’il demande à courir vers une autre pensée,
La réalise et passe, et, d’essor en essor,
Gagne un autre horizon pour le franchir encor.
Ainsi de siècle en siècle il lègue ses chimères :
De vérités pour lui les vérités sont mères,
Et Dieu, les lui montrant jour à jour, pas à pas,
Le mène jusqu’où Dieu veut qu’il aille ici-bas ;
Terme qu’il a lui seul posé dans sa sagesse,
Et qu’on n’atteint jamais, en approchant sans cesse.


Mais si l’esprit de Dieu, travaillant par nos mains,
À ces renversements condamne les humains,
Comment donc marque-t-il du sang pur des victimes
Les révolutions, ce solstice des crimes ?
Comment l’esprit d’amour, de justice, de paix,
Sert-il l’iniquité, la haine et les forfaits ?
Ah ! c’est que dans son œuvre il agit avec l’homme :
La vertu les conçoit, le crime les consomme ;
L’ouvrier est divin, l’instrument est mortel ;
L’un veut changer le Dieu, l’autre brise l’autel ;
L’un sur la liberté veut fonder la justice,
L’autre sur tous les droits fait crouler l’édifice.
Puis vient la nuit fatale où l’esprit combattu
Ne sait plus où trouver le crime et la vertu ;
Chaque parti s’en fait d’horribles représailles.
Les révolutions sont des champs de batailles

Où deux droits violés se heurtent dans le temps :
Quel que soit le vainqueur, malheur aux combattants ?
L’un, possesseur jaloux d’un héritage inique,
Se fait un titre saint d’une injustice antique,
Veut que l’oppression consacre l’oppresseur,
Et croit venger le ciel en défendant l’erreur ;
L’autre, le cœur aigri par une vieille offense,
Dans la raison qui luit ne voit qu’une vengeance :
Et, s’armant à sa voix d’un droit ensanglanté,
Brûle, pille et massacre à coups de vérité :
Ainsi l’abîme appelle un plus profond abîme.
Qu’y faire ? La raison n’a que le choix du crime.
Faut-il que le bien cède et recule à jamais ?
Faut-il vaincre le mal à force de forfaits ?
Devant ces changements le cœur du juste hésite :
Malheur à qui les fait ! heureux qui les hérite !




Séminaire de ***, 2 mars 1793.

Ma pauvre mère, hélas ! ma pauvre sœur, mon Dieu !
Quoi ! la tempête aussi descend en si bas lieu ?
Quoi ! la maison de paix, de prière et d’aumône,
Où la charité seule avait son humble trône,
N’a pas pu trouver grâce aux yeux des factions ?
Ce toit qu’avaient couvert leurs bénédictions,
Ce seuil où leur misère était sans cesse assise,
Où la veuve et l’enfant entraient comme à l’église ;
Cette chambre où ma mère, avec sa douce main,
Pansait leurs pieds meurtris et leur rompait le pain ;
Ils l’ont brûlée ! ils ont chassé leur providence,
Autour des murs fumants mené l’horrible danse,
Tandis qu’à la lueur qui montait de ses toits,
Ma mère et ses enfants s’enfuyaient dans les bois !
Ainsi tout ce que j’aime est arraché de terre ;
Ainsi, si je cherchais la maison de mon père,
Mes yeux ne verraient plus qu’un pan de mur noirci,
Et le mendiant seul dirait : « C’était ici ! »


Ah ! je sens en moi-même, à cette horrible image
De ma mère fuyant les torches du village,
Qu’un Dieu seul peut donner le pardon aux humains :
Et si je ne brisais mon cœur entre ses mains,
À ma soif de vengeance ou plutôt de justice
Je ferais de mes jours cent fois le sacrifice ;

Je me consacrerais, pour punir ces bourreaux,
Deux poignards dans les mains, à des dieux infernaux ;
Et j’irais, de ce toit vengeant chaque parcelle,
D’une goutte de sang payer chaque étincelle !




Séminaire de ***, 6 mars 1793.

Pardonnez-moi, mon Dieu ! la vengeance est à vous !
Ah ! pour la désarmer je tombe à vos genoux.
Que la faute et l’horreur de ces jours de tempêtes
Retombent sur le temps, et non pas sur leurs têtes !




Séminaire de ***, 8 mars 1793.

Ce soir, un inconnu m’a glissé dans la main
Un rouleau recouvert d’un pli de parchemin ;
Mes yeux en ont soudain reconnu l’écriture,
Bien qu’une larme seule en fût la signature ;
Et tout en la lisant je baisais mille fois,
Ô ma mère, ces mots où j’ajoutais ta voix,
Et ces douze louis, ta dernière ressource,
Que ta main pour adieu jette encor dans ma bourse.
Oh ! que cet or sacré ne la quitte jamais,
Ou, donné par l’amour, n’en sorte qu’en bienfaits !




Séminaire de ***, 9 mars 1793.

Ainsi me voilà seul, orphelin dans ce monde !
Ma mère avec ma sœur est errante sur l’onde ;
Elles vont, au hasard des vents et de la mer,
D’un parent inconnu chercher le pain amer,
Et, sur un continent peuplé de solitudes,
Changer de ciel, d’amis, de cœur et d’habitudes !
« Fuis, pars, viens, mon enfant ! dit ma mère. Que Dieu
» Te porte tout l’amour qui brûle en cet adieu !
» Je n’aurai pas un jour de paix en ton absence.
» Quitte un sol dévorant qui proscrit l’innocence,
» Où la prière même est un crime mortel.
» Qu’est-il besoin de prêtre à qui n’a plus d’autel ?… »
Ah ! ma mère, pour moi ta tendresse t’égare :
L’esprit souffle-t-il moins quand l’étincelle est rare ?
N’en eussions-nous plus qu’une à rallumer ici,
Qu’une larme à sécher dans un œil obscurci,
Ah ! c’en serait assez pour garder à la terre,
Pour couver dans nos seins le feu du sanctuaire,
Pour rester dans le temple, et pour y revêtir
La robe du lévite ou celle du martyr.
Je resterai.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .




De la grotte des Aigles, au sommet des Alpes
du Dauphiné, 15 avril 1793.

          Gravons au moins, pour ma mémoire,
De ces deux mois si pleins l’épouvantable histoire.


Le peuple, soulevé sur la foi d’un faux bruit,
Force le seuil sacré, nous frappe, et nous poursuit ;
Il s’enivre de vin dans l’or des saints calices,
Hurle en dérision les chants des sacrifices,
Et, comme s’il n’osait vierge encor le frapper,
Il viole l’autel avant de le saper.
Les prêtres, n’élevant contre eux que la prière,
Sont par leurs cheveux blancs traînés dans la poussière ;
Les uns de leur vieux sang teignent ces chers pavés,
Au couteau solennel d’autres sont réservés ;
Quelques-uns comme moi, sauvés par leur jeunesse,
Par un front de vingt ans dont la grâce intéresse,
S’échappent dispersés sous les coups de fusil,
Et vont chercher plus loin le supplice ou l’exil.
Une femme me prend par la main dans le nombre,
Me guide hors des murs à la faveur de l’ombre,
Me montre ces sommets brillant dans le lointain,
Et me dit : « Mon enfant, fuyez ; voici du pain. »
Je fuis pendant sept nuits à travers les campagnes,
En dirigeant toujours mes pas sur les montagnes.
Le jour pour sommeiller me couchant sous les blés,
La nuit loin des sentiers hâtant mes pas troublés,

J’arrive au pied des monts ; je traverse à la nage
Des torrents, dont le flot me jette à l’autre plage.
Un chasseur me découvre à la voix de ses chiens :
Il change par pitié ses habits pour les miens.
Je commence à gravir ces gradins de collines
Où les Alpes du Nord enfoncent leurs racines,
Immense piédestal par sa masse abaissé,
Qui sous le poids des monts semble s’être affaissé,
Et dans l’encaissement des roches éboulées
Cache les lacs profonds et les noires vallées.
Je remonte le cours de leurs mille ruisseaux
Qui passent en lançant leur fumée au lieu d’eaux ;
J’avance en frissonnant sous l’arche des cascades ;
Les pins m’ouvrent plus loin leurs hautes colonnades,
Je les franchis ; j’arrive à ces prés suspendus
Sur la croupe des monts, verts tapis étendus,
Où les chalets, des bois bordent les précipices.
Un vieux pâtre y gardait un troupeau de génisses :
Les yeux vers le soleil couchant, entre ses doigts
Il roulait, sans me voir, un rosaire de bois.
Cet aspect rend l’audace à mon âme attendrie :
Je suis sûr d’un ami dans tout homme qui prie.
Je l’aborde soudain, sans crainte, au nom de Dieu ;
Il se trouble en voyant un vivant en ce lieu :
Il croit voir un coupable en moi. Je le rassure ;
Il écoute en pleurant ma touchante aventure,
Étend la feuille morte en lit sous le chalet,
Et partage avec moi son pain noir et son lait.

Le lendemain matin, il dit : « Soyez en joie :
» Je ne renverrai pas celui que Dieu m’envoie.
» Voyageant suivant l’herbe et suivant la saison,
» Mes vaches ont fini de paître ce gazon ;

» Demain, je vais chercher d’autres vertes montagnes.
» Mais lorsqu’après l’hiver nous montons des campagnes,
» On nous donne en partant du pain pour tout l’été ;
» Tout ce pain est à vous, car vous l’avez goûté.
» Les bergers, dont souvent j’ai nourri la détresse,
» Remplaceront pour moi celui que je vous laisse.
» Mais vous ne pouvez pas me suivre au milieu d’eux :
» Ils se demanderaient pourquoi nous sommes deux ?
» Vos blonds cheveux n’ont pas durci dans les tempêtes ;
» La blancheur de vos mains leur dirait qui vous êtes.
» Vous ne pouvez non plus rester sous ce chalet,
» On le voit de trop loin fumer sur la forêt.
» Des soldats du bourreau ces routes sont connues ;
» Ils montent quelquefois jusque parmi ces nues,
» Pour aller de plus haut, sous leurs serres surpris,
» Comme l’oiseau de proie, épier les proscrits.
» Mais venez ; je connais une grotte profonde
» Qu’aucun autre que moi ne connaît dans le monde.
» Rien n’y peut parvenir que l’éclair et le vent,
» Et l’aigle que j’allais y dénicher souvent,
» Quand, dans mon jeune temps, le suivant sur ces cimes,
» Mon pied comme mon œil se jouait des abîmes.
» J’y puis monter encore avec l’aide de Dieu ;
» C’est pour vous que sa main m’a découvert ce lieu ;
» Vous y vivrez de peu, mais sans inquiétude,
» Si votre ange suffit à votre solitude.
» On y peut puiser l’eau dans le creux de sa main.
» Et quand je penserai que vous manquez de pain,
» Tous les deux ou trois mois, sans qu’on puisse me suivre,
» J’apporterai de loin ce qu’il vous faut pour vivre.
» Remarquez bien la gueule ouverte à ce rocher,
» Venez de temps en temps sous la brume y chercher ;
» Car lorsque je viendrai vous porter votre vie,
» Je n’irai pas plus loin, de peur qu’on ne m’épie. »


Nous partons ; nous posons nos pieds audacieux
Où le chasseur des monts n’ose poser ses yeux ;
Nous enlaçons nos doigts crispés aux fils du lierre,
Aux cheveux de la plante, aux angles de la pierre ;
Du rocher chancelant qui s’enfuit sous nos pas,
Le bruit sourd et profond monte à peine d’en bas,
Et, des eaux du glacier dont la poudre s’élève,
Le vent nous frappe au front comme le froid d’un glaive.
Devant l’abîme ouvert que ces eaux ont fendu,
Mon pied cloué d’horreur s’arrête suspendu ;
Du noir pilier des monts la colonne d’écume
Tombe en rejaillissant dans le gouffre qui fume,
Hurle dans sa ruine avec tous ses ruisseaux,
Remonte en blancs flocons, retombe en verts lambeaux,
Et remplit tout le vide, où flotte en bas sa foudre,
De vent, de bruit, de flots, de vertige et de poudre.
Un seul débris de roc que le fleuve a broyé,
Tremblant aux coups de l’onde, et d’écume noyé,
Comme un vaste arc-en-ciel appuyé sur deux cimes,
Se dresse en voûte immense et franchit ces abîmes.
Mon guide fait sur lui le signe de la croix,
Tâte d’un pied douteux les fragiles parois,
S’élance ; je le suis. Sous cette arche profonde,
Nous voyons à cent pieds cet ouragan de l’onde
Passer comme le trait qu’un regard ne suit pas :
Le pont miné, tremblant, résonne sous nos pas ;
Notre œil tourne, nos mains cherchent, notre pied glisse ;
Mais notre ange à nos yeux voile le précipice,
Et déjà nous foulons sur le bord opposé
Un vallon d’herbe en fleur par l’écume arrosé.


La nature en ce lieu, plus amie et plus douce,
Festonne les rochers d’arbustes et de mousse.

D’un pas moins essoufflé nous montons ses remparts ;
Un horizon nouveau s’ouvre sous nos regards,
Et nous redescendons des pentes qu’elle incline,
De coteaux en coteaux, de colline en colline,
Jusqu’à ce creux vallon qu’elle arrondit exprès,
Pour n’étaler qu’à Dieu ses plus divins attraits.
Là mon guide s’arrête, et me montre l’asile
Qu’offre la Providence à ceux que l’homme exile ;
Me découvre à son bruit la source sous le bois,
M’enseigne à façonner le hêtre où je la bois,
À sécher au soleil les mousses pour ma couche,
À juger la saveur des fruits sains pour ma bouche,
À dérober tout chaud, dans le creux du rocher,
L’œuf pondu du matin que l’aigle y va cacher,
À nourrir un feu lent qui couve dans l’écorce,
À voiler aux oiseaux le piége sous l’amorce,
À lancer dans le lac le fil de l’hameçon
Qui fait frissonner l’onde au contact du poisson ;
À surprendre à son nid le faon qui vient d’éclore ;
À ravir le chevreau pendant qu’il tette encore,
Pour que sa mère aussi vienne, au cri de sa faim,
Tendre pour le nourrir sa mamelle à la main.
Puis, me recommandant à cette Providence
Qui nourrit sans travail et garde sans prudence :
« Priez-la, mon enfant ! tout est plein d’elle ici !… »
Nous prions ; je l’embrasse ; il part, et me voici.







Grotte des Aigles, 17 avril 1793,
pendant la nuit.



Ô nuit majestueuse ! arche immense et profonde
Où l’on entrevoit Dieu comme le fond sous l’onde,
Où tant d’astres en feu portant écrit son nom,
Vont de ce nom splendide éclairer l’horizon,
Et jusqu’aux infinis, où leur courbe est lancée,
Porter ses yeux, sa main, son ombre, sa pensée !
Et toi, lune limpide et claire, où je crois voir
Ces monts se répéter comme dans un miroir,
Pour que deux univers, l’un brillant, l’autre sombre,
Du Dieu qui les créa s’entretinssent dans l’ombre ;
Et vous, vents palpitant la nuit sur ces hauts lieux,
Qui caressez la terre et parfumez les cieux ;
Et vous, bruit des torrents ; et vous, pâles nuages
Qui passez sans ternir ces rayonnantes plages,
Comme à travers la vie, où brille un chaste azur,
L’ombre des passions passe sur un cœur pur ;
Mystères de la nuit que l’ange seul contemple,
Cette heure aussi pour moi lève un rideau du temple !
Ces pics aériens m’ont rapproché de vous ;
Je vous vois seul à seul, et je tombe à genoux,
Et j’assiste à la nuit comme au divin spectacle
Que Dieu donne aux esprits dans son saint tabernacle !

Comme l’œil plonge loin dans ce pur firmament !
Quel bleu tendre, et pourtant quel éblouissement !

On dirait l’eau des mers quand une faible brise
Fait miroiter les flots où le rayon se brise.
— Voilà sur l’horizon l’étoile qui descend !
— L’ombre des noirs sapins me voile le croissant ;
Sa mobile blancheur semble sous ce nuage
Une neige qui tombe et fond sur le feuillage.
— Au doux vent que ma joue à peine a ressenti,
Quel immense soupir de leur cime est sorti !
Il naît, il gronde, il baisse… il meurt. C’est la tempête
Qui passe avec ses voix et ses coups sur ma tête ;
C’est la voile où le vent siffle et tonne la nuit,
Quand sur les sombres mers la vague la poursuit.
— Non, c’est un souffle mort dont la nuit les effleure.
— Oh ! qu’à présent la brise avec tendresse y pleure !
N’est-ce pas le soupir de quelque esprit ami
Qui dans ces sons si doux se dévoile à demi,
Vient prêter à ces vents leur douce voix de femme,
Et, par pitié pour nous, pleurer avec notre âme ?


Arbres harmonieux, sapins, harpe des bois,
Où tous les vents du ciel modulent une voix,
Vous êtes l’instrument où tout pleure, où tout chante,
Où de ses mille échos la nature s’enchante,
Où, dans les doux accents d’un souffle aérien,
Tout homme a le soupir d’accord avec le sien !
Arbres saints qui savez ce que Dieu nous envoie,
Chantez, pleurez, portez ma tristesse ou ma joie !
Seul il sait, dans les sons dont vous nous enchantez,
Si vous pleurez sur nous, ou bien si vous chantez.




Grotte des Aigles, 18 avril 1793.

Le sommeil m’a surpris sous le nocturne dôme ;
L’alouette a chanté mon réveil ; mon royaume
Sous un jour de printemps en fleurs m’est apparu,
Et du matin au soir mes pas l’ont parcouru.
Qu’il est vert ! Et pour qui, sur ces hauts précipices,
Dieu créa-t-il un jour ce vallon de délices,
Et, d’un triple rempart élevé de ses mains,
En ferma-t-il l’accès et la vue aux humains ?


Là le gouffre tonnant où le glacier se verse,
Et qu’à travers la mort le pont de roc traverse ;
Ici ces pics glacés, qui ne fondent jamais,
L’entourent à demi de leurs neigeux sommets ;
Et plus bas, à l’endroit où son lit qui serpente
Semble au penchant des monts vouloir unir sa pente,
Le rocher tout à coup l’arrête et le retient,
Et d’un escarpement dans les airs le soutient ;
Sur ses parois, polis par l’égout des ravines,
Nulle herbe, nulle fleur ne pend par les racines ;
Et la voix des bergers, qu’on voit à peine en bas,
Se perd dans la distance et ne m’y parvient pas.
À l’abri de ces flots, de ces rocs, de ces neiges,
Ne craignant des mortels ni surprise ni piéges,
Je trouve comme l’aigle, en mon aire élevé,
Tout ce que le désir d’un poëte eût rêvé :

Arbres fils de leur gland courbés sous les tempêtes,
Mais dont la foudre seule ose ébrancher les têtes ;
Lianes, de leurs pieds à leur front serpentant,
Qui bercent fleurs et nids sur leur filet flottant ;
Rayon doré du jour qui sous leur nuit se joue,
Tremblant sur l’herbe, au gré du vent qui les secoue ;
Hauts gazons où sur l’or nagent les papillons,
Où les vents creusent seuls leur trace en verts sillons ;
Herbe que chaque brise en molles vagues roule,
Répandant mille odeurs sous mon pied qui les foule ;
Eau qui dort dans la feuille où l’ombre la brunit,
Ou remplit jusqu’aux bords ses coupes de granit ;
Écume des ruisseaux sur leurs pentes fleuries.
Se perdant comme un lait dans le vert des prairies ;
Lac limpide et dormant comme un morceau tombé
De cet azur nocturne à ce ciel dérobé,
Dont le creux transparent jusqu’au fond se dévoile,
Où, quand le jour s’éteint, la sombre nuit s’étoile,
Où l’on ne voit flotter que les fleurs du lotus
Que leur poids de rosée a sur l’onde abattus,
Et le duvet d’argent que le cygne sauvage,
En se baignant dans l’onde, a laissé sur la plage ;
Golfes étroits, cachés dans les plis des vallons ;
Aspects sans borne ouverts sur les grands horizons ;
Abîmes où l’oreille écoute l’avalanche ;
Cimes dans l’éther bleu noyant leur flèche blanche ;
Grandes ombres des monts qui brunissent leurs flancs
Rayon répercuté des pics étincelants ;
Air élastique et tiède, où le sein qui s’abreuve
Croit boire, en respirant, une âme toujours neuve ;
Bruit qu’on entend si loin descendre ou s’élever ;
Silence où l’âme dort et s’écoute rêver ;
Partout avec la paix, mouvement qui l’anime :
Des troupeaux de chamois qui volent sur l’abîme,

Chevreuils rongeant l’écorce, écureuils dans les bois,
Chants de milliers d’oiseaux qui confondent leurs voix,
Vols d’insectes dorés et bourdonnements d’ailes,
De leurs prismes flottants semant les étincelles,
Fleurs partout sous mes pas et parfums dans les airs :
Voilà ce que le ciel a fait pour ces déserts.




Même date, le soir.

Mais de ces lieux charmants le chef-d’œuvre est la voûte
Dans le rocher, dont l’aigle a seul trouvé la route ;
À l’orient du lac et le long de ses eaux
La montagne en croulant s’est brisée en morceaux,
Et, semant ses rochers en confuses ruines,
A de leurs blocs épais entassé les collines.
Ces rocs accumulés, par leur chute fendus,
L’un sur l’autre au hasard sont restés suspendus ;
Les ans ont cimenté leur bizarre structure,
Et recouvert leurs flancs et le sol de verdure.
On y marche partout sur un tertre aplani
Que la feuille tombée et la mousse ont jauni ;
Seulement quand on frappe, on peut entendre encore
Résonner sous les pas le terrain plus sonore.
Cinq vieux chênes, germant dans ses concavités,
Y penchent en tous sens leurs troncs creux et voûtés ;
De leurs pieds chancelants les bases colossales
Du granit au granit joignent les intervalles,
S’enlacent sur le sol comme de noirs serpents,
Et retiennent les blocs entre leurs nœuds rampants :
Le plus vieux, suspendu sur l’une des ravines,
La couvre comme un pont de ses larges racines ;
Puis, aux rayons du jour pour mieux la dérober,
Étend un vaste bras qu’il laisse retomber,
Et, sous ce double abri de rameaux, de verdure,
Il voile à tous les yeux son étroite ouverture.

Il faut, pour découvrir cet antre souterrain,
Ramper en écartant les feuilles de la main.
À peine a-t-on glissé sous l’arche verte et sombre,
Un corridor étroit vous reçoit dans son ombre ;
On marche un peu courbé sous d’humides arceaux,
De circuits en circuits, au bruit profond des eaux,
Qui, creusant à vos pieds un canal dans la pierre,
Murmurent jusqu’au lac dans leur solide ornière.
Un jour pâle et lointain, lueur qui part du fond,
Guide déjà les yeux dans ce sentier profond ;
La voûte s’agrandit, le rocher se retire ;
Le sein plus librement se soulève et respire ;
Le sol monte, trois blocs vous servent de degrés,
Et dans la roche vide enfin vous pénétrez.


Vingt quartiers, suspendus sur leur arête vive,
En soutiennent le dôme en gigantesque ogive ;
Leurs angles de granit en mille angles brisés,
Leurs flancs pris dans leurs flancs, l’un sur l’autre écrasés,
Ont rejailli du poids comme une molle argile ;
L’eau que la pierre encor goutte à goutte distille
A poli les contours de ces grands blocs pendants,
De stalactite humide a revêtu leurs dents,
Et, les amincissant en immenses spirales,
Les sculpte comme un lustre au ciel des cathédrales.
Ces gouttes, qu’en tombant leur pente réunit,
Ont creusé dans un angle un bassin de granit,
Où l’on entend pleuvoir de minute en minute
L’eau sonore qui chante et pleure dans sa chute :
Toujours quelque hirondelle au vol bas et rasant
Y plane, ou sur le bord s’abreuve en se posant ;
Puis, remontant au cintre où l’oiseau frileux niche,
Se pend à l’un des nids qui bordent la corniche.


Le rocher vif et nud enclôt de toutes parts
La grotte enveloppée en ces sombres remparts ;
Mais du côté du lac une secrète issue,
Fente entre deux grands blocs, étroite, inaperçue,
En renouvelant l’air sous la terre attiédi,
Laisse entrer le rayon et le jour du midi.
On ne peut du dehors découvrir l’interstice ;
Le rocher pend ici sur l’onde en précipice,
Son flanc rapide et creux par le lac est miné.
Au-dessus de la grotte un lierre enraciné,
Laissant flotter en bas ses festons et ses nappes,
Étend comme un rideau ses feuilles et ses grappes,
Et, se tressant en grille et croisant ses barreaux,
Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux.
Je puis, en écartant ce vert rideau de lierre,
Mesurer à mes yeux la nuit ou la lumière,
Adoucir la chaleur ou l’éclat du rayon,
Ou, m’ouvrant de la main un immense horizon,
Du fond de ma retraite à ces monts suspendue,
Laisser fuir mon regard jusqu’à perte de vue.
Auprès de l’ouverture est un banc de rocher
Où je puis à mon gré m’asseoir ou me coucher,
Lire aux rayons flottants qui tremblent sur ma Bible,
Ou, contemplant de Dieu l’ombre ici plus visible,
Les yeux sur la nature, élever au Seigneur,
Dans des transports muets, l’hymne ardent de mon cœur.


Un air égal et doux ; tiède haleine de l’onde,
Règne ici quand la bise ailleurs transit ou gronde ;
Aucun vent n’y pénètre, et, le jour et la nuit,
Dans ce nid de mon âme on n’entend d’autre bruit
Que les gazouillements des becs des hirondelles,
Le vol de quelque mouche aux invisibles ailes,

Le doux bruissement du lierre sur le mur,
Ou les coups sourds du lac, dont les lames d’azur,
Montant presque au niveau de ma verte fenêtre,
Renaissent pour tomber et tombent pour renaître,
Et suspendent, du bord qu’elles viennent lécher,
Leurs guirlandes d’écume aux parois du rocher.




20 mai 1793.

Voilà donc, quand ma tente ailleurs est renversée,
La tente que je trouve ici toute dressée.
J’ai déjà sur la roche étendu pour mon lit
La feuille des forêts que la mousse amollit ;
J’ai déjà suspendu dans ma chaude demeure
Mon bâton, et ma montre où j’entends marcher l’heure,
Rassemblé du bois mort en tas pour mon foyer,
Vu la lueur du feu sous la grotte ondoyer,
Et passé dans la joie et dans la solitude
Un jour, dont tant de jours me feront l’habitude.