Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 262-276).

CHAPITRE XVI

LES DUNES DE CRAWLEY

Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillâmes toute la campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais à part cette trace inquiétante sur la route, on ne découvrit pas le moindre indice de ce qui lui était arrivé.

Personne ne l’avait vu, personne n’avait rien appris sur son compte.

Le cri isolé, jeté dans la nuit et dont le palefrenier avait parlé, était l’unique preuve qu’une tragédie avait eu lieu.

Divisés en petits groupes, nous battîmes tout le pays jusqu’à East Grintead et même Bletchingley et le soleil était déjà assez élevé au-dessus de l’horizon lorsque nous fûmes de retour à Crawley, le cœur gros et accablés de fatigue.

Mon oncle, qui s’était rendu en voiture à Reigate, dans l’espoir d’en rapporter quelques renseignements, n’en revint qu’à sept heures passées et un coup d’œil, jeté sur sa figure, nous apprit des nouvelles aussi sombres que celles qu’il lut sur nos figures à nous.

Nous tînmes conseil autour de la table où nous était servi un déjeuner qui ne nous tentait guère et auquel avait été invité M. Berkeley Craven, en sa qualité d’homme de bon conseil et de grande expérience en matière de sport.

Belcher était à moitié fou de voir tourner ainsi brusquement toutes les peines qu’il s’était données pour cet entraînement.

Il était incapable d’autre chose que de lancer de délirantes menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les arranger de belle façon dès qu’il les rencontrerait.

Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et tambourinait avec ses doigts sur la table.

Moi, j’avais le cœur gros, j’étais sur le point de cacher ma figure dans mes mains et de fondre en larmes, à la pensée de l’impuissance où j’étais de secourir mon ami.

M. Berkeley Craven, homme du monde à la figure florissante, était le seul d’entre nous qui parût avoir gardé à la fois, son sang-froid et son appétit.

— Voyons, la lutte devait avoir lieu à dix heures, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— C’était convenu ainsi.

— Je me permets de croire qu’elle aura lieu. Ne dites jamais : « c’est fini, » Tregellis. Votre champion a trois heures pour revenir.

Mon oncle hocha la tête.

— Les bandits auront trop bien accompli leur œuvre pour que cela soit possible. Je le crains, dit-il.

— Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l’influence sur lui ?

Mon oncle m’interrogea du regard.

— Non, je n’en connais aucune.

— Bon, nous savons qu’il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il n’y a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est venue conter quelque histoire touchante, quelque histoire qu’un galant jeune homme ne peut se refuser à écouter. Il est tombé dans le piège et s’est laissé attirer dans quelque endroit où les gredins l’attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouvé, je le suppose, Tregellis ?

— Je ne vois pas d’explication plus plausible, dit mon oncle.

— Eh bien alors, il est évident que ces hommes n’ont aucun intérêt à le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n’étaient pas certains peut-être de faire à un jeune homme aussi solide assez de mal pour le mettre absolument hors d’état de se battre. Même avec un bras cassé, il aurait pu risquer la lutte : d’autres l’ont déjà fait. Il y avait trop d’argent en jeu pour qu’ils se missent dans le moindre danger. Ils lui auront sans doute donné un coup sur la tête pour l’empêcher de faire trop de résistance, puis ils l’auront emmené dans une ferme ou une étable où ils le retiendront prisonnier jusqu’à ce que l’heure de la lutte soit passée. Je vous garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant qu’avant.

Cette théorie avait des apparences si plausibles qu’il me semblait qu’elle m’ôtait un poids de dessus le cœur, mais je vis bien qu’au point de vue de mon oncle ce n’était guère consolant.

— Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il.

— J’en suis convaincu.

— Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire.

— C’est là le point essentiel, monsieur, s’écria Belcher. Par le Seigneur, je voudrais qu’on me permît de prendre sa place, même avec mon bras gauche attaché sur mon dos.

— En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu’au dernier moment, avec l’espoir que votre homme reviendra.

— C’est ce que je ferai certainement et je protesterai si l’on m’oblige à payer l’enjeu dans de pareilles circonstances.

Craven haussa les épaules.

— Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains qu’elles ne soient toujours : Jouez ou payez. Sans doute, le cas pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre vous, cela ne fait aucun doute pour moi.

Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à coup Belcher sauta sur la table.

— Écoutez, cria-t-il, écoutez cela.

— Qu’est-ce que c’est ? nous écriâmes-nous d’une seule voix.

— C’est la cote. Écoutez cela.

Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles.

— Au pair sur le champion de Sir Charles.

— Au pair, s’écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi hier. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Au pair sur les deux champions, répéta la voix.

— Il y a quelqu’un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il n’y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, monsieur, et nous irons jusqu’au fond de l’affaire.

La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures.

La foule était si dense qu’il ne fut pas facile de sortir de l’hôtel Georges. Un homme, qui ronflait d’une façon épouvantable, était vautré sur le seuil et n’avait pas l’air de s’apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et quelquefois sur lui.

— Quelle est la cote, mes enfants ? demanda Belcher du haut des marches.

— Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix.

— Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l’ai entendue pour la dernière fois.

— Oui, mais il est arrivé un homme qui l’a fait baisser bientôt et après lui, on s’est mis à le suivre, si bien que maintenant vous trouvez à parier au pair.

— Qui a commencé ?

— Eh le voici ! C’est cet homme, qui est étendu ivre sur les marches. Il n’a cessé de boire, comme si c’était de l’eau, depuis qu’il est arrivé en voiture à six heures, et il n’est pas étonnant qu’il se trouve dans cet état.

Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l’individu de façon à ce qu’on vit ses traits.

— Il m’est inconnu, monsieur.

— Et à moi aussi, ajouta mon oncle.

— Mais pas à moi, m’écriai-je. C’est John Cummings, le propriétaire de l’auberge de Friar’s Oak, je le connais depuis que j’étais tout petit et je ne saurais m’y tromper.

— Et que diable celui-là peut-il savoir de l’affaire ? dit Craven.

— Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je vous prie de m’apporter un peu d’eau de lavande, propriétaire, car l’odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que vous n’arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni à lui faire dire ce qu’il sait.

Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai son nom aux oreilles.

Rien n’était capable de le tirer de cette ivresse béate.

— Eh bien ! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme pour vous représenter. J’espère que vous ne vous êtes pas engagé de façon à perdre beaucoup, Tregellis ?

Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce geste large, inimitable, que jamais personne ne s’était risqué à imiter.

— Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit m’a laissé quelque peu effleuré et je ne serais pas fâché de rester seul une demi-heure pour m’occuper de ma toilette. Si ce doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un sabot bien ciré.

J’ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes, dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer l’émotion.

Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les yeux une perspective aussi cruelle.

Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais encore, il s’agissait de la situation terrible où il allait se trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien des gens qui avaient risqué leur argent d’après son jugement, et il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des excuses sans valeur, au lieu d’avoir un champion à présenter.

Quelle situation pour un homme qui s’était toujours fait gloire de son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les entreprises avec un grand succès.

Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses joues et à l’agitation nerveuse de ses doigts, qu’il ne savait réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il agitait ses manchettes, n’eût jamais cru que cette sorte de papillon pût avoir le moindre souci terrestre.

Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à partir pour les dunes de Crawley.

À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l’une posés sur la caisse de l’autre en rangs aussi serrés qu’on avait pu les mettre, depuis la vieille église jusqu’à l’orme de Crawley et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille de longueur.

À ce moment, la rue grise du village s’allongeait devant nous, presque déserte.

On n’y voyait plus que quelques femmes et enfants.

Hommes, chevaux, voitures, tout était parti.

Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu’il jeta sur la route et dans les deux sens un coup d’œil où se voyait cependant encore quelque espoir avant de monter en voiture.

J’étais assis en arrière avec Belcher. L’honorable Berkeley Craven prit place à côté de mon oncle.

La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau couvert de bruyères qui s’étend à bien des milles dans tous les sens.

Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de poussière qu’ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d’un pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau.

Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monté, attendait à la croisée des routes, et quand il eut lancé son cheval d’un coup d’éperon jusqu’à nous, je reconnus la belle figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza.

— J’attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir Charles, dit-il. C’est au bas de la route de Grinstead, à un demi-mille sur la gauche.

— Très bien, dit mon oncle, en tirant sur les rênes des juments pour prendre la route qui débouchait à cet endroit.

— Vous n’avez pas amené votre homme là-bas, remarqua Mendoza d’un air un peu soupçonneux.

— Que diable cela peut-il vous faire ? cria Belcher d’un ton furieux.

— Cela nous fait beaucoup à nous tous, car on raconte d’étranges histoires.

— Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez bien vous repentir de les avoir écoutées.

— All right, Jim ! À ce que je vois, votre déjeuner de ce matin n’est pas bien passé.

— Les autres sont-ils arrivés ? dit mon oncle, d’un air insouciant.

— Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est là-bas avec les cordages et les piquets. Jackson vient d’arriver en voiture et la plupart des gardiens du ring sont à leur poste.

— Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se remettant en marche. Il est possible que les autres soient en retard, puisqu’ils doivent venir de Reigate.

— Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven.

— Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d’airain jusqu’au dernier moment.

— Naturellement, monsieur, s’écria Belcher, je n’aurais jamais cru que les paris montent comme cela. C’est qu’il y a quelqu’un qui sait… Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, et voir comment cela tournera.

Il nous arriva un bruit pareil à celui que font les vagues sur la plage, bien avant que nous fussions en présence de cette immense multitude.

Enfin, à un plongeon brusque que fit la route, nous vîmes cette foule, ce tourbillon d’êtres humains se déployant devant nous, avec un vide tournoyant au centre.

Tout autour, les voitures et les chevaux étaient disséminés par milliers à travers la lande. Les pentes étaient animées par la présence de tentes et de boutiques improvisées.

On avait choisi pour emplacement du ring un endroit où l’on avait pratiqué dans le sol une grande cuvette, de façon que le contour formât un amphithéâtre naturel d’où tout le monde pût bien voir ce qui se passait au centre.

À notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui était placée sur les bords et par conséquent le plus proche de nous et ces acclamations se répétèrent dans toute la multitude.

Un instant après, on entendit de grands cris qui commençaient à l’autre bout de l’arène.

Toutes les figures, qui étaient tournées vers nous, se retournèrent, si bien qu’en un clin d’œil, tout le premier plan passa du blanc au noir.

— Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et Craven.

En nous tenant debout sur notre voiture, nous pûmes apercevoir la cavalcade qui approchait des Dunes.

Elle commençait par la spacieuse barouche où étaient assis Sir Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son entraîneur.

Les postillons avaient à leur coiffure des flots de faveurs jaune serin. C’était la couleur sous laquelle devait lutter Wilson.

Derrière la voiture venaient à cheval une centaine au moins de gentlemen de l’Ouest, puis une file, à perte de vue, de gigs, de tilburys, de voitures.

Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction.

Sir Lothian Hume nous aperçut et donna à ses postillons l’ordre d’arrêter.

— Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied à terre. J’ai cru reconnaître votre voiture rouge. Voilà une belle matinée pour la lutte.

Mon oncle s’inclina d’un air froid, sans répondre.

— Je suppose, puisque nous voilà tous présents, que nous pouvons commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux façons de son interlocuteur.

— Nous commencerons à dix heures. Pas une minute plus tôt.

— Très bien, puisque vous y tenez. À propos, Sir Charles, où est votre homme ?

— C’est à vous que je devrais adresser cette question, Sir Lothian. Où est mon homme ?

Une expression d’étonnement se peignit sur les traits de Sir Lothian, expression admirablement feinte si elle n’était pas vraie.

— Qu’entendez-vous dire, en me faisant une pareille question ?

— C’est que je tiens à le savoir.

— Mais comment puis-je répondre ? Est-ce que c’est mon affaire ?

— J’ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire.

— Si vous aviez la bonté de vous expliquer un peu plus clairement, il me serait peut-être possible de vous comprendre.

Tous deux étaient très pâles, très froids, très raides et impassibles dans leur attitude, mais ils échangeaient des regards comme s’ils croisaient le fer.

Je me rappelai la réputation de terrible duelliste qu’avait Sir Lothian et je tremblai pour mon oncle.

— Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief contre moi vous m’obligeriez infiniment en me le faisant connaître clairement.

— C’est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a été organisé un complot pour estropier ou enlever mon champion et j’ai toutes les raisons possibles de croire que vous y êtes mêlé.

Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir Lothian.

— Je vois, dit-il, votre homme n’est pas devenu le champion sur lequel vous comptiez, au bout de son entraînement, et vous voilà bien embarrassé pour trouver une défaite. Tout de même je crois que vous eussiez pu en trouver une qui fût plus plausible ou qui comportât des suites moins sérieuses.

— Monsieur, répondit mon oncle, vous êtes un menteur, mais personne ne sait mieux que vous à quel point vous êtes un menteur.

Les joues creuses de Sir Lothian pâlirent de colère et je vis pendant un instant, dans ses yeux profondément enfoncés, la lueur que l’on aperçoit au fond de ceux d’un mâtin en fureur qui se dresse et se traîne au bout de sa chaîne.

Puis, par un effort, il redevint ce qu’il était d’ordinaire l’homme froid, dur, maître de lui-même.

— Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme deux rustres ivres un jour de marché, dit-il. Nous pousserons l’affaire plus loin un autre jour.

— Pour cela, je vous le promets, répondit mon oncle d’un ton farouche.

— En attendant, je vous invite à observer les conditions de votre engagement. Si vous ne présentez pas votre champion dans vingt-cinq minutes, je réclame l’enjeu.

— Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors vous pourrez le réclamer, mais pas un instant plus tôt.

Il était admirable en ce moment, car il avait l’air d’un homme qui dispose de toute sorte de ressources cachées.

Pendant ce temps, Craven, qui avait échangé quelques mots avec Sir Lothian Hume, revint près de nous.

— J’ai été prié de remplir les fonctions d’unique juge en cette affaire. Cela répond-il à vos désirs, Sir Charles ?

— Je vous serais extrêmement obligé, Craven, d’accepter ces fonctions.

— Et l’on a proposé Jackson comme chronométreur.

— Je ne saurais en souhaiter de meilleur.

— Très bien, voilà qui est convenu.

Pendant ce temps, la dernière voiture était arrivée et les chevaux avaient été attachés au piquet sur la lande.

Les traînards s’étaient rapprochés de telle sorte que la vaste multitude formait maintenant une masse compacte d’où montait une voix unique qui commençait à mugir d’impatience.

Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine à apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste étendue de lande verte et pourpre.

Un gig attardé arrivait au grand galop sur la route venant du sud.

Quelques piétons montaient encore péniblement de Crawley, mais on n’apercevait nulle part un indice de l’absent.

— Les paris vont leur train, malgré tout, dit Belcher. J’ai fait un tour au ring et on est toujours au pair.

— Il y a une place pour vous dans l’enceinte extérieure près du ring, Sir Charles, dit Craven.

— Je n’aperçois encore aucun signe de mon champion. Je n’entrerai pas avant son arrivée.

— Il est de mon devoir de vous avertir qu’il n’y a plus que dix minutes.

— Et moi je marque cinq, s’écria Sir Lothian.

— C’est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d’un ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes.

— Voici Wilson le Crabe, s’écria Belcher.

Au même instant, retentit dans la foule un cri pareil à un cri de tonnerre.

Le pugiliste de l’Ouest était sorti de la tente où il faisait sa toilette. Il était suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui remplissaient le rôle de seconds auprès de lui.

Il était nu jusqu’à la ceinture, avec une paire de caleçons blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course.

Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies petites faveurs de la même couleur étaient attachées à ses genoux.

Il tenait à la main un grand chapeau blanc.

Il parcourut au pas de course l’espace qu’on avait maintenu libre dans la foule pour permettre l’accès du ring. Il lança en l’air le chapeau qui tomba dans l’enceinte formée par les piquets.

Puis, d’un double saut, il franchit les enceintes extérieures et intérieures de cordes et resta debout au centre, les bras croisés.

Je ne m’étonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui-même ne put s’empêcher d’y joindre les siens.

C’était assurément un jeune athlète d’une structure magnifique. Il était impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, lustrée et luisante comme la peau d’une panthère sous les rayons du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles à chacun de ses mouvements.

Ses bras étaient longs et flexibles, ses épaules bien détachées et néanmoins puissantes, avec cette légère tombée qui est plus que la carrure un indice de force.

Il joignit les mains derrière la tête, les éleva, les agita derrière lui et, à chacun de ses mouvements, quelque nouvelle surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de saillies musculaires pendant qu’un cri d’admiration et de ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions.

Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une belle statue en attendant son adversaire.

Sir Lothian Hume, l’air impatient, était resté les yeux fixés sur sa montre, il la referma d’un coup sec et triomphant.

— Le temps est écoulé, s’écria-t-il. Le match est forfait.

— Le temps n’est point écoulé, dit Craven.

— J’ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui un regard désespéré.

— Seulement trois, Tregellis.

— Où est votre champion, Sir Charles ? Où est l’homme pour qui nous avons parié ?

Et des figures échauffées se tendaient déjà l’une sur l’autre. Des regards irrités se portaient sur nous.

— Plus qu’une minute. J’en suis bien fâché, Tregellis, mais je serai contraint de déclarer le forfait contre vous.

Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussée, un cri, et de loin, un vieux chapeau noir lancé en l’air par-dessus les têtes des spectateurs du ring, vint rouler dans l’enceinte des cordes.

— Sauvés, grand Dieu ! hurla Belcher.

— Je crois bien cette fois que c’est mon homme, dit mon oncle d’un ton calme.

— Trop tard ! s’écria sir Lothian.

— Non, répliqua le juge, il s’en faut de vingt secondes. Maintenant la lutte peut avoir lieu.