Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 254-261).

CHAPITRE XV

JEU DÉLOYAL

L’impatience de mon oncle ne lui permit pas d’attendre son tour dans le défilé qui devait nous amener devant la porte.

Il jeta les rênes et une pièce d’une couronne à un des individus mal vêtus qui encombraient l’allée des piétons, et se frayant vivement passage à travers la foule, il poussa vers l’entrée.

Lorsqu’il parut dans la zone de lumière que projetaient les fenêtres, on se demanda à voix basse quel pouvait être cet impérieux gentleman, à la figure pâle, sous son manteau de cheval, et un vide se forma pour nous laisser passer.

Jusqu’alors je ne m’étais pas douté combien mon oncle était populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens se mirent à crier à tue-tête :

— Hurrah ! pour le beau Tregellis ! Bonne chance pour vous et pour votre champion, Sir Charles ! Place au fameux, au noble Corinthien !

Cependant le maître d’hôtel attiré par les acclamations accourait à notre rencontre.

— Bonsoir, Sir Charles, s’écria-t-il. Vous allez bien, j’espère ? Et vous reconnaîtrez, j’en suis sûr, que votre champion fait honneur au Georges.

— Comment va-t-il ? demanda vivement mon oncle.

— Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu’une peinture. Oui, il est en état de gagner un royaume à la lutte.

Mon oncle eut un soupir de soulagement.

— Où est-il ? demanda-t-il.

— Il est rentré de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il avait une affaire toute particulière pour demain, dit le maître d’hôtel avec un gros rire.

— Où est Belcher ?

— Le voici dans le salon du bar.

En disant ces mots, il ouvrit la porte.

Nous y jetâmes un coup d’œil et nous vîmes une vingtaine d’hommes bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui m’étaient devenues familières pendant ma courte carrière au West-End.

Ils étaient assis autour d’une table sur laquelle fumait une soupière pleine de punch.

À l’autre bout, installé très à son aise, parmi les aristocrates et les dandys qui l’entouraient, était assis le champion de l’Angleterre, le magnifique athlète, renversé sur sa chaise, un foulard rouge négligemment noué autour du cou, de la façon pittoresque à laquelle son nom fut longtemps attaché.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé et j’ai vu ma part de beaux hommes.

Peut-être cela tient-il à ce que je suis moi-même d’assez petite taille, mais c’est un des traits de mon caractère de trouver plus de plaisir à la vue d’un bel homme qu’à celle de tout autre chef-d’œuvre de la nature.

Néanmoins, pendant toute cette période, je n’ai jamais vu un homme plus beau que Jim Belcher et si je cherche à lui trouver un pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d’autre que le second, Jim, dont je cherche à vous raconter le destin et les aventures.

Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de mon oncle apparut sur le seuil.

— Entrez, Tregellis, nous vous attendions… Nous avons commandé une fameuse épaule de mouton… Quelles nouvelles fraîches nous apportez-vous de Londres ?… Qu’est-ce que cela signifie, cette hausse de la cote contre votre champion ?… Est-ce que les gens sont devenus fous ?… Que diable se passe-t-il ?…

Tout le monde parlait à la fois.

— Excusez-moi, gentlemen, répondit mon oncle, je me ferai un devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je pourrai. J’ai une affaire de quelque importance à régler. Belcher, je voudrais vous dire quelques mots.

Le champion vint nous rejoindre dans le corridor.

— Où est votre homme, Belcher ?

— Il est rentré dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte.

— Comment a-t-il passé la journée ?

— Je lui ai fait faire de légers exercices, du bâton, des altères, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu’un Hollandais. Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris ? Si je ne le savais pas aussi droit qu’une ligne à pêche, j’aurais cru qu’il jouait double jeu et pariait contre lui-même.

— C’est pour cela que je suis accouru, Belcher. J’ai été informé de source sûre qu’il y a un complot organisé pour l’estropier et que les gredins sont tellement certains de réussir qu’ils sont prêts à parier n’importe quelle somme qu’il ne se présentera pas.

Belcher siffla entre ses dents.

— Je n’ai aperçu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n’a été auprès de lui, personne ne lui a adressé la parole, si ce n’est votre neveu et moi.

— Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont devancés de plusieurs heures. C’est War qui me l’a appris.

— Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. Quels étaient les autres ?

— Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy.

— Une jolie bande en effet. Eh bien ! monsieur, le jeune homme est sain et sauf, mais il serait peut-être prudent que l’un ou l’autre de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu’il est confié à mes soins, je ne m’éloigne jamais beaucoup de lui.

— C’est dommage de l’éveiller.

— Il aura quelque peine à s’endormir avec tout ce vacarme dans la maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor.

Nous traversâmes les longs et bas et tortueux corridors de l’auberge, construction à l’ancienne mode, jusqu’à l’arrière de la maison.

— Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d’un signe de tête une porte à droite. Celle de gauche est la sienne.

En disant ces mots, il l’ouvrit.

— Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir.

Et ensuite.

— Grands Dieux ! Qu’est-ce que cela signifie ?

La petite chambre nous apparut dans toute son étendue, fortement éclairée par une lampe de cuivre posée sur la table.

Les draps n’avaient pas été tirés, mais des plis sur la courtepointe montraient qu’on s’était étendu dessus.

Une moitié du volet à claire-voie se balançait sur ses gonds, une casquette de drap jetée sur la table, voilà tout ce qui restait de celui qui occupait la chambre.

Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tête.

— Nous sommes arrivés trop tard à ce qu’il paraît.

— Voici sa casquette, monsieur. Où diable peut-il être allé tête nue ? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim ! Jim ! appela-t-il.

— Il est certainement sorti par la fenêtre, s’écria mon oncle. Je suis persuadé que ces bandits l’ont attiré au-dehors par quelque artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour m’éclairer, mon neveu. Ha ! je m’en doutais, voici la trace de ses pieds sur la plate-bande de fleurs.

Le maître de l’hôtel et deux ou trois des Corinthiens, qui se trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu’au fond de la maison.

L’un d’eux ouvrit la porte de côté et nous nous trouvâmes dans le jardin potager et là, groupés sur l’allée sablée, nous pûmes abaisser la lampe jusqu’à la terre molle, fraîchement remuée, qui se trouvait entre nous et la fenêtre.

— Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu’est ceci ? Quelque autre est venu ici.

— Une femme ! m’écriai-je.

— Par le ciel ! vous avez raison, mon neveu.

Belcher lança un juron avec conviction.

— Il n’a jamais dit un mot à aucune jeune fille du village. J’y ai fait tout particulièrement attention ! Et dire que les voilà qui arrivent ainsi à un tel moment !

— C’est aussi clair que possible, Tregellis, dit l’honorable Berkeley Craven, qui avait quitté la société réunie au salon du bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivée par le dehors et a frappé à la fenêtre. Vous voyez ici et ici encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans la direction de la maison, tandis que les autres traces sont tournées en dehors. Elle est venue l’appeler et il l’a suivie.

— Voilà qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous séparer pour chercher dans des directions diverses, à moins que quelque indice nous révèle où ils sont allés.

— Il n’y a qu’une allée qui conduise hors du jardin, dit le maître de l’hôtel, en se mettant à notre tête. Il donne sur cette ruelle écartée qui conduit aux écuries. L’autre bout va rejoindre la petite route.

Soudain apparut la forte lumière jaune d’une lanterne d’écurie qui dessina un rond brillant dans l’obscurité, et un palefrenier sortit dans la cour en flânant.

— Qui va là ? cria le maître de l’hôtel.

— C’est moi, patron, Bill Shields.

— Depuis quand êtes-vous ici, Bill ?

— Patron, voici une heure que je suis dans les écuries à aller et venir. Il n’y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n’est pas la peine d’essayer et j’ose à peine leur donner à manger, car pour peu qu’ils tiennent plus de place…

— Venez par ici, Bill, et faites attention à vos réponses, car une erreur peut vous coûter votre place. Avez-vous vu quelqu’un passer dans le sentier ?

— Il s’y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une casquette en poil de lapin. Il était là, à flâner, aussi, je lui ai demandé qu’est-ce qu’il avait à faire, car sa figure ne m’allait pas, non plus que sa façon de reluquer aux fenêtres. J’ai tourné la lanterne de l’écurie sur lui, mais il a baissé la tête, et tout ce que je peux dire, c’est qu’il avait les cheveux rouges.

Je jetai un rapide coup d’œil sur mon oncle, et je vis que sa figure s’était encore assombrie.

— Qu’est-il devenu ? demanda-t-il.

— Il s’est esquivé et je ne l’ai plus vu, monsieur.

— Vous n’avez vu aucune autre personne ? Vous n’avez pas vu, par exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier ?

— Non, monsieur.

— Rien entendu d’extraordinaire ?

— Ah ! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j’ai entendu quelque chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles de Londres sont dans le village…

— Eh bien ! qu’était-ce ?

— Eh bien ! monsieur, c’était comme qui dirait un cri parti de là-bas. On aurait dit quelqu’un qui avait attrapé un mauvais coup. Je me suis dit : C’est sans doute deux lurons qui se battent et je n’ai pas fait grande attention.

— De quel côté partait ce cri ?

— Du côté de la route, monsieur.

— Venait-il de loin ?

— Non, monsieur, je suis sur que ça venait de deux cents yards au plus.

— Un seul cri ?

— Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j’ai entendu une voiture passer à fond de train sur la route. Je me rappelle que j’ai trouvé singulier que l’on quittât Crawley en voiture, dans une nuit comme celle-ci.

Mon oncle prit la lanterne des mains de l’homme, et nous, nous descendîmes le sentier, groupés derrière lui.

Le sentier aboutissait à angle droit sur la route.

Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps à chercher.

La forte lumière éclaira soudain quelque chose qui amena un gémissement sur mes lèvres et un âpre juron sur celle de Belcher.

À la surface blanchie de la poussière de la route s’allongeait une traînée écarlate et près de la tache de mauvais augure, gisait un petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War l’avait mentionné le matin.