Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 5

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 23-26).


V

LES RÈGLES DE VIE


Je pris une feuille de papier et avant tout je voulus me mettre à dresser la liste de mes devoirs et de mes occupations pour l’année suivante. Il fallait régler le papier. Mais comme je n’avais pas de règle, je me servis du dictionnaire latin, en conduisant la plume le long du gros livre que je baissais ensuite : il en résulta qu’au lieu d’une ligne, je fis sur le papier une longue tache d’encre ; en outre, le dictionnaire étant moins large que le papier, la ligne se couchait au coin souple du volume. Je pris une autre feuille de papier et en changeant de place le dictionnaire, je la réglai tant bien que mal. Je divisai mes devoirs en trois groupes : les devoirs envers moi-même, les devoirs envers le prochain, et les devoirs envers Dieu. Je commençai par écrire les premiers, mais ils étaient si nombreux et se subdivisaient en tant de catégories qu’il fallut tout d’abord écrire « Règles de vie » et ensuite dresser ma liste. Je pris six feuilles de papier, j’en fis un cahier et j’écrivis en haut « Règles de vie ».

Ces mots étaient écrits de travers, si irrégulièrement que je me demandai longtemps si je ne devais pas les recopier, et longtemps je me tourmentai à regarder la liste déchirée et ce vilain en-tête. Dans mon âme, tout est si beau et si net, pourquoi est ce si laid sur le papier et en général dans la vie, quand je veux y réaliser quelque chose de ce que je pense ?…

— Le confesseur est arrivé, veuillez descendre écouter les prières, » — m’annonça Nikolaï.

Je cachai le cahier dans la table, je jetai un coup d’œil sur le miroir, je redressai mes cheveux, ce qui, selon moi, me donnait un air rêveur, et je descendis au divan, où déjà, sur la table, étaient une image de Dieu et des bougies allumées. En même temps que moi, papa entra par l’autre porte. Le confesseur, un vieux moine aux cheveux blancs, au visage sévère, bénit papa. Papa baisa sa main courte, large et sèche ; je fis de même.

— Appelez Voldemar — dit papa. — Où est-il ? Mais non, à l’Université, il se prépare à la communion.

— Il travaille avec le prince, dit Katenka en regardant Lubotchka. Lubotchka rougit subitement, se renfrogna et feignant quelque malaise, sortit de la chambre. Je la suivis. Elle s’arrêta au salon, et au crayon, elle ajouta quelque chose sur le papier.

— Quoi, tu as encore fait un nouveau péché ? lui demandai-je.

— Non, ce n’est rien, comme ça, répondit-elle en rougissant.

À ce moment, on entendit de l’antichambre la voix de Dmitri, qui disait adieu à Volodia.

— Voilà, pour toi tout est tentation — dit Katenka en entrant dans la chambre et s’adressant à Lubotchka.

Je ne pouvais comprendre ce qui se passait avec ma sœur : elle était si confuse que des larmes perlèrent de ses yeux, et sa confusion arrivant au second degré se transformait en dépit contre elle-même et contre Katenka, qui évidemment l’agaçait.

— On voit bien que tu es une étrangère (rien ne blessait davantage Katenka que ce mot « étrangère », et c’est précisément dans cette intention que l’employait Lubotchka) devant un tel sacrement — continuait-elle en s’emportant — tu me troubles exprès… tu devrais comprendre que c’est loin d’être une plaisanterie.

— Sais-tu, Nikolenka, ce qu’elle a écrit ? — répartit Katenka, blessée d’avoir été appelée étrangère : — elle a écrit…

— Je ne t’aurais jamais crue si méchante ! — cria Lubotchka toute troublée, en nous quittant : — En un tel moment, et exprès, être sans cesse induite en péché !… Je ne t’ennuie pas avec tes sentiments et tes souffrances !…