Jeanne la fileuse/Pierre et Jeanne

VIII.

PIERRE ET JEANNE.

Ils se quittaient. — Dans un regard bien tendre
Tous deux venaient d’échanger un serment ;
Le Capitaine avait promis d’attendre
Et le bateau restait complaisamment. —
« Ajoute encore un mot, ma blonde belle,
Un mot d’adieu, le dernier, le plus doux ! »
« Vous emportez mon cœur, répondit-elle,
Car ma pensée est tout entière à vous ! »

(Benjamin Sulte.)

La fenaison allait finir bientôt. Les granges regorgeaient de la plus belle récolte de foin qu’avait encore moissonnée le fermier Jean-Louis Montépel. Aussi, le va-et-vient des nombreux employés dénotait-il l’abondance, et le contentement du maître. Les bateaux qui devaient transporter le fourrage à Montréal avaient jeté l’ancre près du quai du village, et toute une flotte attendait le moment de commencer les travaux du chargement.

Le dernier jour de la fenaison se trouvait un samedi. Vers les cinq heures du soir, le fermier avait envoyé chercher son fils et lui avait dit :

— Pierre, nous finissons aujourd’hui les travaux de la moisson et je désire, avant de prendre congé de mes « engagés », les inviter tous à un souper de famille. J’ai fait préparer, par ta mère, sous les pommiers du verger, un repas succulent. Va, mon fils, dire à tous ces braves gens, garçons et filles, que je les attends à la maison pour leur payer leur salaire et pour prendre part avec eux, au repas du soir.

Pierre s’éloigna pour obéir aux ordres de son père. Chacun s’empressa de terminer sa tâche, et quelques instants plus tard tout le personnel de la ferme faisait queue devant une table que le père Montépel avait installée sous les pommiers, et où il payait à chaque employé, à tour de rôle, la somme qui lui était due. Les jeunes filles d’abord, les garçons ensuite. C’était le moment heureux. Chacun babillait et faisait part de ses projets à ses voisins. Les jeunes filles causaient colifichets et rééditaient la fable de Perrette et du pot-au-lait. Les garçons plus sérieux parlaient, chasse, pêche et voyages aux pays « d’en haut. »

Seul, Pierre qui se tenait à l’écart, semblait voir avec tristesse le départ de ses camarades de travail. Il répondait avec distraction aux agaceries des jeunes filles qui se disputaient ses sourires, et aux paroles d’amitié des hommes qui avaient appris à estimer son caractère franc et loyal.

Quand tout le monde fut payé, chacun prit place à table. Le fermier occupait la place d’honneur. Pierre était à sa droite, la fermière à sa gauche. Le père Montépel qui n’était pas orateur de sa nature savait cependant, à l’occasion, donner de sages conseils à la jeunesse. Aussi se décida-t-il à faire un petit discours d’adieux à ses employés :

— Mes enfants, leur dit-il, chacun de vous possède maintenant le fruit de son travail ; laissez-moi vous recommander l’économie et la sagesse. Aux garçons je répéterai le conseil que me donnait autrefois mon défunt père — que Dieu ait pitié de son âme. — Jean-Louis, me disait-il, souviens-toi que tu récolteras dans ta vieillesse les fruits de ta conduite de jeune homme. Sois joyeux à dix-huit ans, sérieux à vingt-cinq ans, sage à trente ans et tu seras riche à quarante ans. J’ai suivi ses conseils, mes amis, et vous en voyez aujourd’hui les résultats. Aux fillettes, je redirai le refrain d’une chanson que j’ai entendue, l’autre jour, au manoir :

Mariez-vous, je le répète,
Vous ferez bien, soyez heureux ;
Mais ne vous pressez pas fillettes
Et vous ferez encore bien mieux.

Et le vieillard se rassit au milieu des applaudissements de ses serviteurs. Il était fier de lui-même. Il avait entendu le maître d’école citer des vers pendant ses discours, et il s’était rattrapé avec le refrain d’une chanson.

Jules Girard se leva pour répondre aux bons conseils du maître, et improvisa quelques paroles chaleureuses de remerciement et de sympathie, au nom de ses compagnons et de ses compagnes de travail. On chanta quelques refrains nationaux, et le repas fini, après avoir serré la main du maître et s’être dit mutuellement adieu, chacun reprit la route de son village. Les uns à pied suivaient la grande route qui borde le fleuve, les autres en canot se dirigeaient vers les villages voisins.

Jules Girard et sa sœur Jeanne, accompagnés de Pierre Montépel, s’étaient rendus sur le rivage. Il fallait se dire adieu. Jeanne, pâle et silencieuse, traçait avec son aviron des figures bizarres sur le sable de la grève. La pauvre enfant n’osait lever les yeux, de peur de trahir le trouble qui l’agitait. Jules et Pierre échangeaient à peine quelques paroles, car ils regrettaient sincèrement tous deux que le moment de se séparer fût si tôt arrivé. La position devenait embarrassante et Jules avait terminé les préparatifs du départ. Pierre s’approcha instinctivement du jeune homme et de la jeune fille, et les prenant tous deux par la main, il leur dit :

— Jules mon bon camarade et vous Jeanne ma bonne amie, je crois deviner les sentiments qui vous agitent, en consultant mon propre cœur. Je regrette sincèrement les quelques jours de bonheur et d’intimité que nous avons passés ensemble. Me permettrez-vous, maintenant, de continuer les relations amicales qui nous lient par un sentiment si puissant ? Dites, Jules, serez-vous toujours mon ami ? Et vous, mademoiselle, continua-t-il en baissant la voix, aurez-vous toujours un souvenir pour celui qui donnerait volontiers sa vie pour vous causer un moment de bonheur.

Et la voix du jeune homme tremblait d’émotion. Une larme brillait sur sa paupière. Jules le regardait étonné. Tout à coup, une idée soudaine jaillit de son cerveau et s’adressant au fils du fermier :

— Pierre, vous aimez Jeanne ?

Pierre baissa la tête sans répondre. La jeune fille fondit en larmes.

— Mais mon ami, poursuivit Jules, savez-vous bien ce que vous faites là. Vous le fils du plus riche fermier de Lavaltrie ; vous qui serez plus tard l’héritier du magnifique domaine des Montépel ; vous enfin qui êtes presque le maître ici, vous aimeriez ma sœur, ma pauvre sœur, Jeanne la faneuse ? Mais c’est insensé ce que vous faites là. Dites, Pierre, dites-moi que je me suis trompé. Et toi, ma sœur, dis-moi aussi que tu comprends trop bien ton devoir d’honnête fille pour avoir osé porter les yeux sur le fils du maître ?

Et le jeune homme interrogeait du regard Jeanne et Pierre qui ne répondaient pas.

— Eh bien, oui ! dit enfin Pierre d’une voix agitée, je l’aime, Jules, je l’aime. Peut-être sans retour, mais je l’aime Jules, et je le lui dis ici, pour la première fois, devant son frère et son protecteur. Jeanne Girard je vous aime ! Jules Girard je vous estime ! Et me direz-vous maintenant que ce sera la fortune de mon père qui vous empêchera d’accepter mon amour et mon amitié ? Dites !

— Calmez-vous, Pierre ! de grâce, calmez-vous. On pourrait nous observer ici ; on pourrait entendre vos paroles. Séparons-nous maintenant et croyez bien à l’estime sans bornes que j’éprouve pour vous. Jeanne et moi, nous causerons de tout cela, ce soir, avec notre vieux père, et si ma sœur ne s’y oppose pas, nous vous attendrons demain pour dîner, dans l’humble chaumière de Contrecœur. Qu’en dis-tu, petite sœur ?

Jeanne tremblait comme la feuille du peuplier. La pauvre enfant avait été si surprise par cette scène inattendue, qu’elle avait failli s’évanouir. Elle était maintenant un peu remise, mais elle ne sut que balbutier quelques mots inintelligibles pour toute réponse.

— Qui ne dit mot consent, continua Jules, et nous vous attendrons demain, pour dîner, M. Montépel.

Les amis se serrèrent la main, mais Jeanne osait à peine lever les yeux pour répondre au bonsoir de son amant.

— Eh bien, sœur ! n’as-tu pas un mot d’adieu pour M. Pierre ? lui dit Jules.

— Bonsoir, M. Pierre, balbutia-t-elle, et son œil limpide rencontrant le regard loyal du jeune homme, leurs cœurs, pour la première fois, battirent à l’unisson dans un même sentiment de bonheur inexprimable.

Le canot se détacha du rivage et se dirigea vers Contrecœur.

Le bruit cadencé des avirons se perdit peu-à-peu dans la distance, et la lune cachée jusqu’alors derrière le Mont-St. Hilaire, vint argenter de ses rayons, le sillon encore agité du canot qui avait disparu dans l’ombre.