Jeanne la fileuse/Deux braves cœurs

VII.

DEUX BRAVES CŒURS.

Wish me partaker in thy happiness,
When thou dost meet good hap : and in thy danger,
If ever danger do environ thee,
Commend thy grievance to my holy prayers,
For I will be thy bead’s-man, Valentine.

(Shakespeare.)

Pierre Montépel qui dirigeait avec son père les travaux de la fenaison, avait remarqué, dès les premiers jours, la réserve polie, les manières douces et prévenantes et le caractère mélancolique des jeunes moissonneurs de Contrecœur.

Il s’était insensiblement rapproché de Jules Girard et il lui avait, en plusieurs circonstances, adressé la parole dans l’espoir d’engager une conversation amicale.

Jules avait répondu poliment à ses avances, mais il était évident que le jeune homme désirait rester seul ; et Pierre, en homme bien élevé, avait respecté ce désir tacitement exprimé. Jeanne, de son côté, tout en prenant part aux travaux de ses compagnes, mettait une certaine réserve dans ses relations avec les faneuses. Et les jeunes filles, avec cet instinct admirable de délicatesse qui distingue la femme des campagnes, se rendaient aussi à la prière éloquente que l’on pouvait lire dans la physionomie pensive de Jeanne Girard.

Le père Jean-Louis avec qui Pierre avait eu l’occasion de causer à ce sujet, avait répondu :

— Ma foi, mon fils, je crois que tu as raison. Ces jeunes gens me font l’effet de braves travailleurs et de personnes fort bien élevées. Quoique je connaisse, cependant, à peu près tout le monde à Contrecœur, je ne les avais jamais rencontrées avant le commencement de la moisson.

Et le fermier qui ne laissait jamais son esprit pratique et calculateur errer dans les régions du sentiment avait changé de conversation, et avait fait remarquer à son fils l’excellente qualité des foins et le rendement exceptionnel de la récolte.

Pierre, malgré ces échecs successifs, ne se tenait cependant pas pour battu. Aussi prenait-il toutes les occasions de prouver à Jules Girard et à sa sœur Jeanne, l’intérêt que lui avait inspiré leur position exceptionnelle parmi les employés de la ferme.

Un jour que Jules avait été appelé à remplacer le conducteur d’une charrette, pendant quelques heures, Pierre se trouva, un peu par hasard, appelé à l’aider pour finir le chargement de la voiture avant de se diriger vers la grange où l’on entassait les foins. Pierre crut que l’occasion était arrivée d’exprimer à Jules Girard les sentiments d’amitié qu’il éprouvait à son égard, et pendant le trajet qui fut assez long avant d’arriver à la grange, il entama la conversation :

— Mon cher camarade, commença Pierre, ne croyez pas que ce soit un vain motif de curiosité qui me fasse vous parler de choses qui vous sont personnelles. Ayant eu l’avantage moi-même de recevoir une certaine éducation, je me suis senti attiré vers vous par un sentiment de sympathie. Hésiterez-vous encore à accepter mes offres d’amitié et de bonne camaraderie ?

— Monsieur Pierre, répondit Jules en souriant, il me faudrait être bien ingrat pour résister à vos bonnes paroles. Croyez bien que si jusque aujourd’hui j’ai paru éviter la conversation, c’est que je sentais qu’il y avait entre nous la distance qui sépare toujours le maître du serviteur. Vous êtes ici le fils du fermier, et je ne suis que le moissonneur à gages. Puisque vous voulez bien vous-même oublier cette différence, j’accepte les sentiments d’amitié que vous m’offrez si cordialement. Voici ma main.

Pierre serra la main de son nouvel ami, et continua :

— Mon cher Jules, inutile de vous dire que dans l’humble position que vous occupez aujourd’hui, j’ai découvert l’homme bien né et le penseur intelligent. Soyons bons amis et causons souvent ensemble. Je sens le besoin d’une amitié comme la vôtre.

— Elle vous est acquise, mon cher Pierre, puisque vous voulez bien me permettre de vous appeler ainsi.

— Enfin ! ce n’est pas trop tôt. Aussi m’avez-vous fait assez longtemps attendre ces bonnes paroles.

— Croyez bien, reprit Jules, qu’il n’y avait chez moi ni arrière-pensée, ni mauvaise volonté. Comme vous avez paru le deviner, nous occupons ma sœur et moi, parmi les moissonneurs, une position exceptionnelle, et nous avons cru que le silence était le meilleur moyen d’arrêter les suppositions. C’est ce qui me rendait taciturne, mais vous m’avez déridé.

— Je ne vous demande pas de me confier vos secrets. Loin de là. Mais si jamais, mon cher Jules, vous avez besoin du cœur ou de la main d’un ami, souvenez-vous que ce sera rendre un véritable service à Pierre Montépel, que de lui demander l’appui de son bras ou de son amitié.

— Merci de vos bonnes paroles. Je m’en souviendrai à l’occasion.

La conversation en resta là pour le moment, mais les deux amis trouvèrent souvent moyen, durant le reste de la journée, d’échanger quelques phrases amicales.

Le soir, après le travail fini, Pierre accompagna Jules jusqu’au rivage. Avant de monter en canot, le jeune homme s’adressant à sa sœur lui dit :

— Petite sœur, je te présente mon nouvel ami, M. Pierre Montépel que tu connais déjà. M. Pierre a bien voulu m’honorer de son amitié et je ne doute pas qu’il ait pour la sœur les sentiments amicaux qu’il a été assez bon d’offrir si cordialement au frère. M. Pierre, ma sœur Jeanne Girard.

— Mademoiselle ! je me sens doublement heureux de posséder ce soir deux amis comme vous et votre frère Jules. Espérons que nos relations nous permettront, à l’avenir, d’entretenir les sentiments du meilleur voisinage.

Jeanne avait salué avec aisance, mais en rougissant. Pierre lui offrit sa main pour l’aider à monter dans le frêle canot d’écorce, et quelques instants plus tard l’embarcation disparaissait dans l’obscurité.

Pierre resta longtemps sur le rivage, les yeux rivés sur le canot qui s’éloignait dans l’ombre. La voix de sa vieille mère qui l’appelait pour le repas du soir vint interrompre sa rêverie, et il reprit la route de la ferme en pensant à Jules et à Jeanne Girard ses nouveaux amis.

Le lendemain, de bonne heure, Pierre sortit sous le prétexte d’aller veiller aux chevaux de travail, mais son œil distrait se portait souvent vers la surface polie du fleuve, où apparut enfin, dans la distance, le canot de Jules Girard.

Était-ce bien Jules que Pierre attendait avec tant d’impatience ? Qui sait ? Pierre n’avait encore que les sentiments d’un nouvel ami pour le frère, commençait-il déjà à éprouver un sentiment plus tendre pour la sœur ? Il ne le savait lui-même, mais il se sentait bien heureux, chaque fois que son œil rencontrait le regard pensif de Jeanne la faneuse. Son cœur battait plus vite, sa main tremblante maniait avec moins d’adresse la faux du moissonneur.

On se rassemblait, au dîner, pour manger en commun l’humble repas des travailleurs, et ces quelques moments d’une causerie intime rendaient Pierre tout joyeux et Jeanne encore plus pensive.

Chaque soir, maintenant, Pierre allait sur la grève souhaiter un dernier bonsoir à ses amis de Contrecœur, et bien souvent, il oubliait en rêvant au bruit caressant de la lame qui venait lécher le sable du rivage, la danse sous les coudriers et les histoires du maître d’école.