Jeanne la fileuse/Michel Dupuis
VIII
Michel Dupuis.
Michel Dupuis avait appris pour la première fois, en parcourant la lettre que Jules Girard adressait à son père, le fait que la main de Jeanne n’était pas libre et que son cœur appartenait depuis longtemps à Pierre Montépel. Le pauvre garçon ne s’était jamais avoué à lui-même la nature du sentiment qui l’attirait vers la jeune fille, mais un frisson avait parcouru tout son être et l’avait rendu faible, lorsqu’il avait lu et relu, dans la lettre de Jules, les mots qui lui annonçaient que Jeanne en aimait un autre. Michel, malgré son inexpérience du monde avait alors compris qu’il aimait Jeanne — et qu’il l’aimait sans espoir. Sa nature tranquille et généreuse lui avait conseillé la résignation, mais son cœur blessé se révoltait parfois à l’idée de la fatalité qui l’avait placé dans une position aussi cruelle.
La lutte fut courte, cependant, et lorsqu’il arriva à Fall River, le jeune homme avait résolu de souffrir en silence et de cacher à sa famille la passion qui, à son insu, s’était glissée dans son cœur.
Il eut le courage de raconter, le sourire sur les lèvres, les détails de la grande démonstration du 24 juin, et de redire à Jeanne la bonne nouvelle que lui avait confiée le vieux docteur de Contrecœur. Toute la famille Dupuis fut étonnée, comme Michel l’avait été lui-même, en apprenant que Jeanne les quitterait bientôt pour accepter la main de Pierre Montépel ; car la jeune fille n’avait jamais soufflé mot de son amour, même à ses amies les plus intimes. On la complimenta sur l’heureux dénouement de ses épreuves, et Michel lui remit ensuite les lettres que Jules et Pierre avaient adressées à Contrecœur. Après avoir pris connaissance de la lettre de son frère, Jeanne se renferma dans sa chambre pour lire celle de son amant. Elle brisa le rude cachet de gomme de résine dont le jeune homme s’était servi, à défaut de cire, pour fermer sa lettre, et elle en commença la lecture, toute tremblante d’émotion :
« Ma très chère Jeanne :
« Pendant que votre frère Jules écrit à votre père pour lui expliquer les causes du retard que nous éprouverons avant de nous rendre à Contrecœur, je me fais un devoir de m’entretenir pendant quelques instants avec vous. Depuis huit longs mois que je vous ai quittée, ma chère amie, et je n’ai pas encore eu l’occasion de vous faire parvenir de mes nouvelles. Jules raconte à votre père les détails de l’hivernement et je vais me borner à vous parler du sujet qui m’occupe le plus : de notre amour. Vous redirai-je, ma chère Jeanne, les serments d’affection et de fidélité que je vous jurai la veille de mon départ ? Vous raconterai-je les longs jours d’ennui, où mon cœur se portait sans cesse vers vous, dans la solitude grandiose des forêts où nous vivons depuis ces huit longs mois d’absence ? Non ! Je vous aime et vous le savez. Ce que je vous dirais sur ce sujet, votre cœur de femme l’aurait déjà deviné. Chaque jour, j’ai pensé à vous ma « chère amie, comme j’aime à croire que vous avez pensé à moi. Chaque jour, j’ai fait des vœux pour votre bonheur, j’ai souhaité le retour au foyer afin d’obtenir le doux privilège de vous appeler ma femme. Encore trois longs mois à attendre dans l’impatience et dans l’ennui, mais je me console avec l’idée que ces trois mois de travail me vaudront une somme de cent trente-cinq piastres que je consacrerai, en passant à Montréal, à l’achat d’un joli trousseau pour ma fiancée. « À quelque chose, malheur est bon », n’est-ce pas, chère amie ? Veuillez, ma chère Jeanne, présenter à votre vénérable père, l’assurance de mon affection filiale et dites-lui de ma part que Jules est le plus rude et le plus fidèle travailleur du chantier. Au revoir, chère et tendre amie, et chérissez bien le souvenir de celui qui ne pense qu’à vous, qui n’aime que vous et qui ne vit que pour vous. Aux premiers jours de septembre !
La jeune fille pressa la lettre de son amant sur ses lèvres, et relut avec bonheur les paroles d’amour et d’espoir que lui adressait celui qu’elle considérait déjà comme son protecteur naturel. En dépit du délai qu’elle se voyait forcée de subir avant le retour de Jules et de Pierre, la pauvre Jeanne se trouvait bien heureuse d’apprendre qu’aucun accident n’était arrivé aux voyageurs pendant l’hivernement.
Comme il lui devenait impossible de cacher plus longtemps les liens qui l’unissaient à Pierre Montépel, elle se fit un devoir de raconter à Monsieur et à Madame Dupuis et à leurs enfants, les détails des événements qui précédèrent la mort du père Girard, et la conduite énergique et dévouée de son fiancé devant l’opposition de ses parents. Tous furent unanimes à lui exprimer la joie qu’ils ressentaient en apprenant l’heureuse nouvelle, et Michel lui-même qui s’était tenu à l’écart pour écouter le récit de Jeanne, la félicita vivement du bonheur que paraissait lui réserver un avenir prochain.
Le pauvre garçon s’était fait violence pour cacher son trouble. On avait remarqué, dans la famille, sans cependant y attacher beaucoup d’importance, que son caractère était devenu plus triste depuis son retour du Canada, et qu’il fuyait la compagnie de ses camarades d’autrefois. Il recherchait constamment la solitude, et le travail de la filature paraissait absorber toute son attention. Jeanne avait continué à le traiter avec la plus grande familiarité, mais le jeune homme paraissait fuir sa société, tout en restant dans les bornes d’une amitié bienveillante. La jeune fille qui ignorait les causes de cette réserve, n’insista pas, croyant que Michel souffrait probablement d’une indisposition physique qui le rendait taciturne, et que son retour à la santé ferait disparaître tout cela.
Les mois de juillet et d’août s’écoulèrent sans incident, et l’on se trouva bientôt aux premiers jours de septembre, époque à laquelle on attendait le retour des voyageurs. Jeanne avait continué de correspondre avec son ami le docteur, et elle avait appris avec plaisir que le père Jean-Louis Montépel s’était rendu lui-même à Contrecœur pour renouveler ses paroles de conciliation. Le vieillard, lorsqu’il avait appris que Jeanne se trouvait forcée de travailler dans la filature, avait offert de prendre la jeune fille sous sa protection, en attendant le retour de Pierre ; mais le docteur avait cru devoir décliner, en l’absence de Jules Girard qui se trouvait maintenant le chef de la famille.
On arrivait au quinze de septembre et Jeanne commençait à éprouver une certaine impatience de ce qu’elle n’avait pas encore reçu des nouvelles du Canada. Elle s’était rendue chaque soir au bureau de poste, mais l’employé qui la connaissait, lui avait invariablement répondu la phrase sacramentelle " Nothing for you, Miss Girard. " Les quinze, seize et dix-sept de septembre se passèrent ainsi, et Jeanne devenait nerveuse à l’idée qu’un accident avait peut-être retardé le retour de son frère et de son fiancé. Heureusement que ses craintes étaient chimériques, car elle reçut, le dix-huit au soir, qui se trouvait un vendredi, la lettre si impatiemment attendue. Les voyageurs étaient à Contrecœur depuis deux jours, et Jules s’était empressé d’écrire à sa sœur pour lui annoncer leur arrivée au village. Sa lettre datée du jeudi 17 septembre, annonçait en outre qu’il partirait de Montréal, avec Pierre, le samedi suivant et qu’il arriverait à Fall River par le convoi de dimanche soir, 20 septembre.
Jeanne s’empressa d’annoncer la bonne nouvelle à la famille Dupuis, et la pauvre enfant était si heureuse qu’elle lut à haute voix, en présence de ses amis, la lettre de son frère :
« Ma chère Jeanne :
« C’est avec un sentiment de contentement mêlé d’une profonde douleur que je t’écris pour t’annoncer notre retour au village. Tu peux t’imaginer quelle a été ma surprise en apprenant la mort de notre père vénéré, et ton départ pour les États-Unis avec une famille étrangère. Je « restai atterré par ce double malheur, et Pierre ton fiancé éprouva comme moi une douleur bien légitime. Nous arrivions en nous faisant une joie de vous surprendre, et lorsque nous frappâmes à la porte de la chaumière paternelle, une femme que je ne connaissais pas vint nous ouvrir en nous demandant ce que nous voulions et qui nous cherchions. Je lui dis qui j’étais, et la pauvre femme, sans préambule, m’annonça immédiatement la mort de notre vieux père et ton départ de Contrecœur. Je croyais rêver, mais on me dit de m’adresser chez le docteur du village qui saurait me donner tous les renseignements voulus. Ah ! chère sœur, le malheur t’a rudement éprouvée depuis un an, et je me demande comment, toi, pauvre fille, tu as pu résister aux coups d’une expérience aussi terrible. J’ai lu les lettres que tu avais déposées entre les mains du docteur, à mon adresse, et je me suis trouvé consolé par la certitude que tu avais bravement supporté ton malheur. Pierre, comme tu le sais déjà, est complètement réconcilié avec son père, et je me suis rendu moi-même à Lavaltrie où l’on m’a reçu avec toutes les démonstrations de la plus franche cordialité. Madame Montépel a grande hâte de te connaître et sois certaine que tu trouveras en elle une brave et digne femme « qui s’efforcera de te faire oublier le passé. Mon premier devoir a été de me rendre à Montréal et de commander un monument pour la tombe de notre père, et Pierre a insisté pour qu’il fût de moitié dans les dépenses. Nous partirons de Montréal samedi soir le 19, et nous serons à Fall River dimanche le 20, par le convoi du soir. Sois assez bonne pour te rendre à la gare afin que nous n’éprouvions pas de difficultés pour te trouver, en arrivant là-bas. Si tu travailles encore dans les filatures, tu ferais bien d’aviser tes patrons que tu te verras forcée de les quitter sous peu. Pierre se joint à moi pour t’envoyer mille baisers, et nous comptons les heures et les minutes qui nous séparent encore de toi. Au revoir, petite sœur, et n’oublie pas de te faire bien belle pour recevoir ton fiancé. Le brave garçon mérite que nous lui soyons reconnaissants pour sa généreuse amitié. À dimanche prochain ! »