Jeanne la fileuse/L’incendie du Granite Mills

IX

L’incendie du " Granite Mill. "

Jules et Pierre, comme ils l’avaient annoncé, se rendirent à Montréal et prirent le convoi du samedi soir, 19 septembre, à destination de Boston. Le trajet se fit dans de bonnes conditions et le lendemain dimanche, à neuf heures du matin, les voyageurs descendirent dans la gare du " Boston, Lowell & Nashua Rail-Road ", et se firent conduire immédiatement dans une pension canadienne, afin d’attendre le départ du train du soir, pour Fall River.

Les deux amis remarquèrent une certaine excitation parmi les habitués de la pension où ils étaient descendus, et l’on causait bruyamment d’une catastrophe arrivée quelque part et où il y avait eu des pertes de vies. Sans trop faire attention à ce que l’on disait, les jeunes gens commandèrent à déjeuner et se mirent en frais de mettre la main à leur toilette ; car l’on descend toujours plus ou moins chiffonné d’un wagon de chemin de fer, après un voyage de nuit.

On se mit à table où quelques personnes étaient en train de causer, et Jules et Pierre prêtèrent machinalement l’oreille à la conversation. Un grand jeune homme assis près d’eux, lisait à haute voix, dans un journal français qu’il tenait à la main, les détails d’un incendie terrible qui avait détruit toute une filature et causé la mort d’un grand nombre d’ouvriers. Chacun risquait ses commentaires, et les deux amis qui ne connaissaient rien de l’affaire, demandèrent à leurs voisins, ce dont il s’agissait.

— Comment ! leur répondit-on, vous ignorez qu’un feu terrible a consumé une manufacture, hier matin, à Fall River ?

— Mais oui ! nous n’en savons rien, répliqua Jules, puisque nous arrivons de Montréal, ce matin même.

— Dis donc ! Henri, continua le voisin en s’adressant au grand jeune homme qui venait de finir sa lecture, passe donc ton journal à ce monsieur-ci qui arrive du Canada, et qui désire connaître les détails du désastre.

— Volontiers ! répondit le jeune homme, et il remit entre les mains de Pierre un numéro du journal « L’Écho du Canada » en date de la veille, en lui indiquant du doigt un article portant pour titre :


« FALL RIVER EN DEUIL ! »


Détails navrants sur l’incendie du Granite Mills ; 23 personnes tuées et 36 blessées !

— Mais vois donc ! Jules, dit Pierre en se levant de table, et en s’adressant à son ami, c’est précisément à Fall River où nous allons, qu’a eu lieu cette catastrophe.

— Tu as raison, en effet, dit Jules en jetant un coup d’œil sur le journal. Allons nous asseoir à l’écart et lis-moi un peu le compte-rendu de cette terrible affaire.

Les deux amis se retirèrent dans l’embrasure d’une fenêtre ; et que l’on juge de leur surprise et de leur douleur, lorsqu’ils eurent pris connaissance du malheur effrayant qui venait les frapper d’une manière cruelle et si inattendue :

( De L’Écho du Canada[1] du 19 septembre 1874.)

« Le télégraphe d’alarme annonçait, ce matin à 6 hrs. 45 m. que le feu s’était déclaré dans la " mule room " salle à filer) de la manufacture « Granite No 1. » En quelques moments, les pompes à incendie étaient sur les lieux ; mais les secours empressés de nos braves pompiers étaient déjà inutiles. L’élément destructeur s’était emparé de la tour centrale où se trouvent les escaliers, et les employés, hommes, femmes et enfants, de la " spooling room ", se trouvaient enfermés au sixième étage de l’immense bâtiment, sans moyens de sauvetage et poursuivis par les flammes qui s’avançaient avec une rapidité effrayante. L’immense salle était remplie de fumée, et tous les malheureux se portaient en foule vers les fenêtres en poussant des cris déchirants. Quelques-uns, au désespoir, brisèrent les carreaux des fenêtres et se précipitèrent d’une hauteur de 80 pieds pour rencontrer une mort horrible, en se brisant sur la terre durcie. D’autres stupéfiés par leur position désespérante, se laissèrent gagner par les flammes et furent brûlés vifs. Une foule compacte contemplait l’horrible spectacle sans pouvoir porter secours. Des mères éplorées se tordaient les bras et demandaient à grands cris leurs enfants qui étaient voués à une mort certaine ; les pères plus calmes, mais les yeux hagards, travaillaient, sans espoir de succès, à aider ceux qui les appelaient d’une voix déchirante. La scène était horrible. De temps en temps, une jeune fille affolée de terreur apparaissait à l’une des fenêtres, et se précipitait dans l’espace pour se briser sur la terre déjà teinte du sang de ses compagnes. On apporta des matelas sur lesquels quelques pauvres enfants furent assez heureux pour tomber sans se faire trop de mal. Les cris des blessés, le râle des mourants, le bruit sinistre des flammes qui continuaient leur œuvre dévastatrice, tout faisait de cette scène un spectacle impossible à décrire.

« Aussitôt que le feu eut consommé son sacrifice, et que ses terribles ravages se furent apaisés, on procéda au déblaiement des décombres et on retira des cendres fumantes, les corps calcinés des victimes qui étaient entassées dans la partie sud de la salle.

« Chaque corps qui était retiré des ruines était aussitôt entouré par une foule anxieuse de parents et d’amis cherchant à reconnaître, qui les traits d’un fils, qui ceux d’un frère ou d’une sœur chérie.

« Au moyen de cordes, on descendit les restes calcinés des morts. Ceux qui étaient reconnus étaient conduits à domicile, et les autres étaient confiés aux soins des officiers de police qui les déposaient dans la chapelle de la mission de la rue Pleasant. Les victimes étaient pour la plupart des femmes et des enfants, quoique quelques hommes aient aussi été tués en se précipitant du haut des fenêtres. Deux ou trois fileurs eurent la présence d’esprit de se servir des longues cordes qu’on emploie dans leur département, pour se laisser glisser jusqu’à terre. Un d’entre eux, spécialement, fit des efforts héroïques pour sauver quelques enfants qui s’empressaient autour de lui, mais l’excitation des esprits l’empêcha de faire autant que son brave cœur lui commandait ; il y trouva une mort glorieuse.

« Au nombre des personnes que leur dévouement avait conduites sur le théâtre de l’incendie dès les premières alarmes, nous avons remarqué tout le clergé de la ville, et particulièrement le pasteur de l’église Canadienne-française, le révd. A. de Montaubricq, qui prodiguait aux mourants les consolations de la religion. Nos médecins canadiens étaient aussi là, plein de zèle et d’activité, offrant leurs services aux blessés.

« Nous publions, ci-dessous, la liste des blessés telle qu’elle nous a été transmise par les autorités compétentes.

« Nous avons à déplorer la mort de trois enfants Canadiens-français ; et cinq de nos compatriotes ont été plus ou moins grièvement blessés en sautant dans les draps tendus et sur les matelas entassés au pied du mur.

« Tués. — Noé Poitras, fils de M. Ulric Poitras, 134 rue Pleasant ; le malheureux enfant fut tué en se précipitant d’une fenêtre.

« Victorine fille de M. Beaunoyer, 10e rue, brûlée vive ; Marie Lasonde, brûlée vive ; Honora Coffee ; Catherine Connell ; Maggie Dillon, 19 ans ; Albert Fernley ; Gertrude Gray ; Mary Healy, 10 ans ; Maggie Harrington, 15 ans ; Mary A. Healy, 10 ans ; Ellen J. Hunter ; Thomas Keavney ; Bridget Murphy ; Maggie Murphy ; Kate Murphy ; James Newton ; Annie Smith ; James Smith ; James Turner ; Michael Devine ; Catherine Healy ; Ellen Healy.

« Blessés. — Jeanne Girard, fileuse ; Délia Poitras, fille de M. Ulric Poitras ; Marie Brodeur, 10e rue ; Jean Brodeur, 10e rue ; Délia Beaunoyer. 10e rue ; Mary Borden, ; Mary Burns ; Julia Coffe ; Anna Dalley ; Thomas Gibson ; Annie Healey ; Ellen Hanley ; Kate Harrington ; Johanna Healey ; Ellen Jones ; Arabella Keith (morte depuis ;) Edson Keith ; Bridget Lanergan ; Julia Mahoney ; James Mason ; Isabelle Moorhead ; Nancey Millen ; Annie O’Brien ; Joseph Ramsbottom ; Mary Rigley ; Kate Smith ; Hannah Stanford ; Annie Sullivan ; Kate Sullivan ; Maggie Sullivan ; Hannah Twomley ; Marguerite Twomley ; Bertha Wordell ; Wm. Amnicombe ; William Clarke ; G. K. Read ; John Grenhalgh ; Peter Quinn ; Wn. Brockelhurst ; A. J. Biddiscombe ;

« Total — tués 23 ; blessés 36 ; fatalement 2 ; guérisons douteuses 13.

« M. McCreary, surintendant du "Granite Mill," dit qu’il se trouvait au coin de la 12e rue et de la rue Bedford, lorsque levant les yeux, il vit avec effroi la fumée s’échapper des fenêtres de la salle du filage, au quatrième étage. Courant en toute hâte vers la porte d’entrée de l’établissement, il éteignit le gaz, et fit jouer le télégraphe d’alarme, puis franchissant les degrés de l’escalier centrale il cria aux employés de sortir au plus vite. À ce moment, M. McCreary acquit la conviction que la filature allait être détruite et qu’à moins d’un miracle, on ne pouvait espérer la sauver. Lorsqu’il atteignit le troisième étage, il fut arrêté par la foule des ouvriers qui descendaient précipitamment, en proie à une surexcitation fébrile. Rendu au 4e étage, premier foyer de l’incendie, la fumée remplissait la chambre située au sommet de l’escalier, et il lui sembla que tous les employés avaient pris la fuite.

« Le cinquième étage paraissait également vide. Arrivé au dernier échelon de l’escalier, en face de la porte qui s’ouvrait dans la " spool room ", il fut enveloppé dans une fumée si épaisse qu’il n’échappa qu’à grand’peine à la suffocation. Après avoir appelé dans les ténèbres sans recevoir aucune réponse, il se dirigea vers une partie de la salle où il espérait sauver quelques enfants, mais presque aussitôt, il se sentit perdre connaissance et ce ne fut qu’après les plus grands efforts qu’il parvint près de la fenêtre sud ; là encore, il fit de vains appels et se voyant menacé de toutes parts par les flammes dévorantes il se décida à redescendre. Ce ne fut que lorsqu’il eût atteint le sol de la cour que M. McCreary reconnut son erreur, en voyant des formes humaines s’agiter quelques instants, puis tomber lourdement sur la terre, de la hauteur du 6e étage.

« M. Louis Beaunoyer, Canadien, rapporte : Je ne travaille pas dans la filature, mais mes deux sœurs Victorine et Délia y étaient employées. Quand j’entendis l’alarme je courus sur les lieux et j’aperçus ma sœur Délia à l’une des fenêtres du 6e étage. Je lui criai de sauter et je fus assez heureux pour la recevoir dans mes bras, quoique le choc m’ait renversé avec elle. Elle en fut quitte pour quelques contusions insignifiantes. Ma plus jeune sœur Victorine fut étouffée dans la fumée et brûlée vive.

« M. Thomas Walker, était surveillant des " slasher tenders " ; nous traduisons textuellement son rapport du Fall River Daily News : " M. Walker est surveillant des " slasher tenders ". Le premier avertissement qu’il reçut de l’incendie, fut en voyant les enfants courir çà et là en criant : au feu ! Il se dirigea vers la porte de la tour centrale, où se trouvent les escaliers, mais il fut repoussé par les flammes qui s’engouffraient avec bruit dans le passage, alors complètement envahi. Les femmes et les enfants, poussant des cris déchirants, l’entourèrent en lui demandant de les sauver. Il tâcha de les calmer, et leur dit de se tenir tranquilles jusqu’à ce qu’il vît s’il restait quelque moyen de sauvetage. Il avisa une corde qu’il prit avec lui, et grimpant avec peine sur une des fenêtres qui se trouvent sur le toit, il parvint en se cramponnant au paratonnerre, jusqu’à l’extrémité nord de la filature. Il amarra avec soin la corde dont il s’était muni et revint à la fenêtre d’où il était parti afin de porter secours aux femmes et aux enfants qu’il y avait laissés. Il n’y avait plus personne. Tous avaient disparu dans la fumée. Il appela plusieurs fois ; un fileur canadien nommé Michel Dupuis qui s’était dévoué pour essayer de sauver la vie des pauvres ouvrières se trouvait seul, entouré par les flammes, et essayait en vain d’atteindre l’appui de la fenêtre du toit. M. Walker essaya à plusieurs reprises de lui porter secours, mais le pauvre garçon disparut dans les flammes, écrasé par une poutre embrasée qui lui tomba sur la tête. M. Walker atteignit une seconde fois le paratonnerre et se dirigea avec peine vers la corde qu’il avait attachée au pignon nord de la filature. Il avait une descente de 100 pieds à faire. Il se glissa avec précaution, et en quelques minutes atteignit la terre ferme sans autre mal que quelques égratignures aux mains et aux jambes. Des hourras enthousiastes accueillirent cet acte périlleux, et des centaines de mains se tendirent vers M. Walker, pour le féliciter d’avoir ainsi échappé à une mort terrible.

« Délia Poitras est une jeune ouvrière canadienne qui travaillait à l’étage supérieur et qui s’est précipitée par la fenêtre pour échapper aux flammes. Par bonheur, son corps est venu tomber sur les matelas qui avaient été déposés près du mur, et la jeune fille ne s’est pas fait grand mal. Son jeune frère, Noé, âgé de 12 ans, a également sauté dans la cour, mais le malheureux enfant est mort quelques heures après, des suites de ses blessures.

« Le héros de l’incendie fut, sans contredit, le jeune canadien, Michel Dupuis, dont nous avons parlé plus haut. Ce jeune homme âgé de 18 ans était le fils de M. Anselme Dupuis demeurant dans les logements du " Granite Mills. " Il travaillait au cinquième étage dans l’atelier du filage, et il réussit à sauver une femme et deux enfants avant d’être victime lui-même, de son sublime dévouement. Jeanne Girard qui demeure dans sa famille et qui se trouve au nombre des blessés, déclare que le jeune homme fit preuve d’un courage héroïque et qu’il essayait de ranimer le courage des ouvriers affolés. Ce fut lui qui conseilla à Mlle  Girard de se précipiter en bas, à un moment où l’on avait réussi à accumuler plusieurs matelas au pied du mur. La jeune fille fut assez heureuse pour en être quitte en se cassant le bras gauche à deux endroits différents, et en se blessant légèrement à la tête. Inutile d’ajouter que la famille Dupuis est dans le plus profond désespoir depuis la mort tragique de leur fils aîné.

« Les pompiers firent noblement leur devoir en dépit de ce que peuvent en dire certains critiques qui regardaient, les bras croisés, le feu faire ses horribles ravages, sans penser à aller donner la main à ceux qui risquaient leurs vies au milieu des flammes. Trois d’entre eux furent blessés grièvement en faisant leur service.

« Des offres de secours arrivèrent simultanément des autorités de Boston, Taunton, Lawrence et autres villes environnantes. M. Kendrick, surintendant du chemin de fer Old Colony, mit aussi immédiatement un train spécial à la disposition du maire de Fall River.

« Toute la population s’accorde à dire que les moyens de sauvetage en cas d’incendie, étaient insuffisants dans le " Granite Mill ", comme ils le sont encore dans beaucoup d’autres filatures. Les agents de plusieurs filatures commencèrent immédiatement à faire placer des escaliers aux extrémités nord et sud de leurs immenses établissements. Espérons que l’expérience que nous avons si chèrement acquise, au prix de malheurs si poignants, ne sera pas perdue pour ceux qui emploient annuellement des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous avons payé un prix bien douloureux pour en venir à comprendre les dangers qui les entourent continuellement ; sachons profiter de cette terrible leçon. »

« Le bureau de direction de la compagnie des " Granite Mills " a donné l’ordre qu’on veillât aux besoins des familles qui avaient souffert par la catastrophe et annonça que la compagnie se rendait responsable des dépenses occasionnées par les soins médicaux ou autres prodigués aux blessés et aux mourants. Quoiqu’en disent quelques personnes qui parlent à tort et à travers sans avoir même pris le soin d’aller aux informations, nous devons rendre cette justice à la compagnie, qu’elle a fait tout en son pouvoir pour alléger autant que possible les souffrances occasionnées par l’incendie. »

  1. « L’Écho du Canada » était alors publié à Fall River sous la direction de l’auteur.