Jeanne la fileuse/Lavaltrie

JEANNE
LA FILEUSE


PREMIERE PARTIE :

LES CAMPAGNES DU CANADA.


I.

LAVALTRIE


Assis dans mon canot d’écorce
Prompt comme la flèche ou le vent,
Seul, je brave toute la force
Des rapides du Saint-Laurent.

(LE CANOTIER, L’Abbé Casgrain.)

En descendant le Saint-Laurent, à dix lieues plus bas que Montréal, on voit gracieusement assis sur la rive gauche du grand fleuve, un joli village à l’aspect incontestablement normand.

Baptisé du nom de ses fondateurs, le bourg de Lavaltrie fut jadis le lieu de résidence d’une de ces vieilles et nobles familles françaises qui émigrèrent en grand nombre au Canada vers le milieu du 17e siècle.

Le fleuve, séparé quelques milles plus haut par l’île Saint-Sulpice, se rejoint ici, et s’élargissant tout à coup, fait de Lavaltrie une pointe couverte de sapins centenaires qui forment un des sites les plus pittoresques du Canada français.

À quelques arpents du rivage, un petit îlot où le gouvernement a depuis quelques années placé un phare, ajoute ses bords verdoyants au tableau enchanteur qui éblouit les regards de tout amateur des beautés de la nature.

De l’autre côté du fleuve, à une lieue à peu près, on découvre le village de Contrecœur, rendu à jamais historique par le nom et les brillants exploits de ses fondateurs.

On voit plus bas, en suivant toujours le cours du Saint-Laurent, le clocher lointain de Lanoraie, village aussi célèbre par les luttes continuelles que ses habitants eurent à soutenir contre les féroces Iroquois.

On était à la mi-juin 1872. À égale distance, entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie, un canot monté par six hommes refoulait lentement le courant du fleuve. La lassitude qui se lisait visiblement sur les traits bronzés des voyageurs, témoignait d’une longue route ; leurs bras appesantis ne manœuvraient qu’avec peine les avirons qui, d’ordinaire, leur paraissaient si légers.

À l’arrière du canot, et évidemment chargé de conduire l’embarcation, un jeune homme de 20 à 22 ans tenait avec habileté, l’aviron qui lui servait de gouvernail.

Son vêtement, moitié français moitié indien, dénotait cependant chez lui de certaines prétentions à l’élégance, car ses guêtres brodées de graines de verre de différentes couleurs démontraient qu’une main de femme avait passé par là. D’une figure noble et passionnée, il était facile de voir, dans tous ses mouvements, la supériorité de l’intelligence et l’habitude du commandement.

Ses compagnons, vêtus de vareuses en flanelle rouge ou bleue, portaient de larges ceinturons en cuir, où brillaient l’inévitable couteau du voyageur Canadien.

Le jeune homme s’adressant à celui qui, à l’avant du canot, semblait en servir de guide.

— Ohé ! Hervieux ! chante nous donc un de tes vieux refrains de canotier ; nous t’aiderons en chœur et la route nous semblera moins longue.

— Oui, oui ! une chanson, Hervieux, répétèrent à l’unisson les autres voyageurs.

L’individu à qui s’adressaient ces paroles, se redressa avec un certain orgueil, et déposant une énorme chique de tabac sur la lisse du canot, il entonna d’une voie de stentor les couplets suivants, dont ses compagnons redirent le refrain :


Mon père n’avait fille que moi,
Canot d’écorce qui va voler ;
Et dessus la mer il m’envoie
Canot d’écorce qui vole qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.

Et dessus la mer il m’envoie,
Canot d’écorce qui va voler ;
Le marinier qui me menait
Canot d’écorce qui vole qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.

Le marinier qui me menait
Canot d’écorce qui va voler ;
Me dit ma belle embrassez-moi,
Canot d’écorce qui vole qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.

Me dit ma belle embrassez-moi,
Canot d’écorce qui va voler,
Non, non, Monsieur, je ne saurais,
Canot d’écorce qui vole qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.

Non, non, monsieur, je ne saurais,
Canot d’écorce qui va voler ;

Car si mon papa le savait
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.

Car si mon papa le savait
Canot d’écorce qui va voler ;
C’est bien sûr qu’il me batterait.
Canot d’écorce qui vole qui vole,
Canot d’écorce qui va voler.


Les échos du rivage répétaient la mâle mélodie de ce chant primitif et les fermières abandonnaient pour un instant les travaux du ménage, pour écouter le chant des « voyageurs. » Les enfants suspendaient leurs jeux, et les jeunes filles joignaient leurs voix cristallines au refrain qui leur arrivait porté par la brise du soir.

Le canot glissa plus vite sur la surface polie du St. Laurent et se trouva bientôt en face du village de Lavaltrie. Après avoir mis leur embarcation en sûreté, les voyageurs se dirigèrent vers les lumières qui brillaient à travers les sapins, car il commençait à faire nuit.