Jeanne la fileuse/Introduction

INTRODUCTION.


Le livre que je présente aujourd’hui au public, sous le titre de : Jeanne la Fileuse, est moins un roman qu’un pamphlet ; moins un travail littéraire qu’une réponse aux calomnies que l’on s’est plu à lancer dans certains cercles politiques, contre les populations franco-canadiennes des États-Unis.

C’est pourquoi je m’empresse de déclarer que je n’ai eu qu’un but, en le publiant : celui de rétablir la vérité, tout en défendant l’honneur et le bon nom de mes compatriotes émigrés.

Je n’insisterai pas sur ce sujet délicat, car chacun sait qu’il a été de mode, depuis quelques années, de crier à la misère, à l’asservissement et à la décadence morale de ceux qui ont été forcés par la famine, à prendre la route de l’exil.

Je sais que ces mêmes hommes diront que je favorise l’émigration et que je suis opposé au rapatriement de nos compatriotes émigrés ; et c’est pourquoi je m’empresse de protester d’avance contre cette imputation mensongère. Je suis et j’ai toujours été en faveur du retour au pays de mes compatriotes émigrés, mais je répète aujourd’hui, ce que j’écrivais en 1874 dans les colonnes de L’Écho du Canada :

« Pour ce qui concerne la question du rapatriement, nous posons comme principe, qu’étant données les facilités nécessaires, les Canadiens-Français des États-Unis retourneront en masse au pays qu’ils n’ont cessé de chérir et de regretter. Mais qu’on y réfléchisse à Québec, avant d’agir ; il est parfaitement faux que nous soyons ici dans l’esclavage, et si c’est une croisade humanitaire que l’on entreprend, l’on ferait bien d’y renoncer de suite. Les Canadiens des États-Unis, comme règle générale, ne sont pas dans la misère, et que ceux qui sont chargés de mettre à exécution ce plan de rapatriement, veuillent bien se rappeler ce détail important. S’il nous faut en juger par les rapports ridicules que nous voyons reproduits dans les journaux canadiens, et si les législateurs de Québec y ont puisé leurs informations, nous leur prédisons un fiasco qui les étonnera d’autant plus que nous les croyons de bonne foi dans leurs efforts. »

Les événements ont amplement prouvé, depuis, que j’avais raison : le rapatriement a été une affaire manquée. On avait pris pour point de départ des exagérations ridicules et des rapports fantaisistes fabriqués pour produire une commisération qui n’avait aucune raison d’être, et l’on a fait fausse route.

J’ai essayé, dans la mesure de mes humbles capacités, de rétablir la vérité sur ce sujet important, et comme je l’ai dit plus haut, c’est là l’unique but de ce travail.

Ai-je réussi ? C’est au public intelligent à en juger.

J’ai cru devoir adopter la forme populaire du roman, afin d’intéresser la classe ouvrière qui forme, aux États-Unis, la presque totalité de mes lecteurs, mais je me suis efforcé, en même temps, de faire une peinture fidèle des mœurs et des habitudes de nos compatriotes émigrés. J’ai introduit en outre, dans mon ouvrage, quelques statistiques qui ne sauraient manquer d’intéresser ceux qui s’occupent des questions d’émigration et de rapatriement.

La première partie, intitulée : Les Campagnes du Canada, traite de la vie des habitants de la campagne du Canada français. La deuxième partie qui a pour titre : Les filatures de l’étranger, est le récit des aventures d’une famille émigrée ; cette dernière partie contient des renseignements authentiques sur la position matérielle, politique, sociale et religieuse qu’occupent les Canadiens de la Nouvelle-Angleterre. L’intrigue est simple comme les mœurs des personnages que j’avais à mettre en scène, et je me suis efforcé d’éviter tout ce qui pouvait sentir l’exagération et l’invraisemblance.

J’ai employé, en écrivant, plusieurs expressions usitées au Canada, et que tous mes lecteurs comprendront facilement sans qu’il soit nécessaire d’en donner une définition spéciale. Je me suis servi indistinctement, par exemple, des mots : paysan, fermier, habitant, en parlant des cultivateurs ; me basant sur l’usage que l’on fait de ces expressions, dans les campagnes canadiennes. J’ai aussi écrit passager, comme l’on dit généralement au Canada, pour voyageur qui est l’expression usitée en France ; et ainsi de suite.

Je donne ces explications afin que l’on ne soit pas trop sévère à mon égard, si j’ai quelques fois sacrifié l’élégance du langage, au désir de me faire comprendre des classes ouvrières qui ne lisent encore que bien peu.

Qu’on me permette, en dernier lieu, de dire un mot des difficultés que j’ai rencontrées pour l’exécution typographique de ce volume. Forcé de le confier à des imprimeurs américains qui ne connaissaient pas un mot de français, il m’a fallu en surveiller personnellement tous les détails, et malgré tous mes efforts, des incorrections se sont glissées en plusieurs endroits. Écrit au jour le jour, publié en feuilleton et mis en page immédiatement, sans être révisé, cet ouvrage a droit à l’indulgence que l’on accorde généralement aux articles de journaux.

C’est ce que je demande de la bienveillance du lecteur.

Fall-River, Mass., ce 15 Mars 1878.