Jeanne la fileuse/L'émigration aux États-Unis

DEUXIÈME PARTIE

LES FILATURES DE L’ÉTRANGER


I

L’émigration Franco-Canadienne aux États-Unis.


Un mouvement d’émigration peut-être sans exemple dans l’histoire des peuples civilisés, s’est produit, depuis quelques années, dans les campagnes du Canada français. Des milliers de familles ont pris la route de l’exil, poussées comme par un pouvoir fatal vers les ateliers industriels de la grande république américaine. Quelques hommes d’état ont élevé la voix pour signaler ce danger nouveau pour la prospérité du pays, mais ces appels sont restés sans échos et l’émigration a continué son œuvre de dépeuplement. On prétend que plus de cinq cent mille Canadiens-français habitent aujourd’hui les États-Unis ; c’est-à-dire plus d’un tiers du nombre total des membres de la race franco-canadienne en Amérique. Si ces chiffres sont corrects, et il est à peine permis d’en douter, il est facile de comprendre les effets désastreux de ce départ en masse de ses habitants, sur la prospérité matérielle du pays, et sur l’influence de la nationalité française dans la nouvelle confédération.

Les commencements de l’émigration canadienne aux États-Unis datent de cent ans et plus. Lors de l’invasion du Canada, en 1775, quelques familles canadiennes de Montréal et des paroisses voisines se rangèrent du côté des Américains, et après la défaite d’Arnold et la mort de Montgomery, émigrèrent dans les États de la Nouvelle-Angleterre pour échapper à la vengeance des Anglais. On trouve encore les traces de ces familles dans les villes de Lowell, New-Bedford, Dartmouth, Cambridge, Taunton, etc., etc. Leurs descendants ont généralement oublié la langue et les coutumes de leurs ancêtres, et leurs noms, plus ou moins « anglifiés » sont aujourd’hui difficiles à reconnaître comme provenant de souche française.

L’émigration de ces quelques familles fut cependant une exception que nous n’avons pas l’intention d’assimiler au mouvement général d’expatriation qui a eu lieu, depuis quelque vingt ans, dans les campagnes du Canada français. Cinquante ans plus tard, c’est-à-dire vers l’année 1825, un autre mouvement d’émigration se fit sentir dans les paroisses situées sur la rive sud du Saint-Laurent, en bas de la ville de Québec. Ce mouvement fut produit par l’établissement des scieries à vapeur et par l’augmentation du commerce des bois de construction dans l’État du Maine. Cet état qui ressemble en tous points au Canada, par son climat et ses produits agricoles, était devenu le chantier de construction de la république américaine pour la marine marchande qui commençait alors à prendre des proportions étonnantes. Un grand nombre de familles canadiennes attirées par l’appât d’un gain supérieur, abandonnèrent les travaux de la campagne pour aller demander à leurs voisins du Maine, l’aisance qui leur manquait au Canada. La plupart de ces familles s’établirent dans les villes et les villages de Frenchville, Fort Kent, Grande-Isle, Grande-Rivière, etc., où leurs descendants habitent encore aujourd’hui en conservant plus ou moins intactes la langue et les coutumes du pays. Le voisinage des paroisses et des établissements canadiens a contribué pour beaucoup à conserver, chez ces braves gens, l’amour du pays natal.

La révolution de 1837-1838 força aussi plusieurs familles des paroisses littorales du Richelieu, à quitter le Canada pour l’étranger. La plupart des « patriotes » se réfugièrent à Burlington, à Plattsburg, Whitehall, Albany et New-York. Mais comme cette émigration était due à des causes politiques et que le nombre des émigrants fut relativement restreint, nous allons passer outre. L’émigration dont nous voulons parler ici, c’est l’émigration de la misère et de la faim. Les autres mouvements ne furent que partiels et insignifiants.

Quelques années plus tard, vers 1840, le commerce des bois entre les États-Unis et le Canada, produisit un autre courant d’expatriation assez considérable vers les villes littorales du Lac Champlain, dans les états de New-York et du Vermont. Rouse’s Point, Burlington, Plattsburg, Port Henry, Whitehall reçurent tour-à-tour leur contingent d’émigrants canadiens-français. Le grand nombre de ces émigrants travaillait au chargement et au déchargement des berges qui servaient au transport des bois et des grains du Canada. Chacune de ces villes compte encore aujourd’hui une assez forte population d’origine franco-canadienne, quoique le commerce des bois soit loin d’être maintenant ce qu’il était il y a vingt et trente ans.

Quelques-unes de ces familles qui avaient émigré dans les villes voisines de la frontière canadienne, s’avancèrent peu-à-peu dans l’intérieur des États de la Nouvelle-Angleterre, et trouvèrent du travail dans les nombreuses filatures de laine, de lin et de coton qui forment la richesse des États de l’Est. Ce fut là l’origine de ce grand mouvement d’émigration qui a jeté pêle-mêle, dans les usines américaines, les cinq cent mille Canadiens-français qui ont abandonné le sol natal pour venir demander à l’étranger le travail et le pain qui leur manquaient au Canada. Ce dernier mouvement date d’à peu près vingt ans, mais c’est principalement depuis la fin de la guerre de sécession, en 1865, que l’émigration a pris des proportions vraiment alarmantes pour la prospérité matérielle de la province de Québec.

Lorsque les fabricants américains eurent constaté les habitudes de travail et d’économie de l’ouvrier canadien-français ; lorsqu’ils eurent comparé son caractère doux et paisible, à l’esprit turbulent et querelleur de l’Irlandais, ils commencèrent à comprendre la valeur de ses services, et chaque famille canadienne qui arrivait aux États-Unis, devenait un foyer de propagande et d’informations pour les parents et les amis du Canada. Des personnes qui n’avaient connu jusque là que la misère et les privations, se trouvèrent tout-à-coup dans une aisance relative ; le père, la mère, les enfants travaillaient généralement dans une même filature et les salaires réunis de la famille produisaient au bout de chaque mois, des sommes qui leur semblaient de petites fortunes. On écrivait au pays : qui à un frère ou à une sœur, qui à un cousin ou une cousine, qui aux amis du village, et le mouvement d’émigration grossissait tous les jours, sans que les ministres canadiens prissent la peine de s’informer des causes de ce départ en masse des populations d’origine française ; encore moins, se seraient-ils occupés du remède à apporter à cet état de choses si préjudiciable aux intérêts de la nationalité française, au Canada. Non ! on s’occupait alors d’amalgamer dans une confédération fédérale, toutes les possessions britanniques de l’Amérique du Nord, et pendant que les Canadiens-français prenaient la route des États-Unis pour demander du travail à l’étranger, les hommes d’état prenaient, eux, la route de l’Angleterre, pour vendre au cabinet de Saint-James, pour des titres et des décorations, le peu d’influence qui restait à la nationalité française au Canada. On a placé les bustes de ces hommes-là sur l’autel de la patrie ; on a inscrit leurs noms au panthéon de l’histoire d’un parti politique, mais on a oublié de leur demander compte de leur inaction coupable pour tout ce qui touchait aux intérêts agricoles et industriels de leurs compatriotes indigents. On faisait de la politique anglaise ; on organisait tant bien que mal les provinces de la nouvelle « puissance », mais on oubliait le paysan canadien qui se voyait chassé de sa ferme par la misère et la faim. Les « chercheurs de place » se casaient à droite et à gauche dans la nouvelle administration fédérale ; les politiciens de profession devenaient ministres ; les chefs étaient faits barons ; les valets du parti mettaient leurs talents de mouchards au service de la douane et de la police ; et l’honnête père de famille, prenait en soupirant le chemin de l’exil, se demandant tout bas où allaient les impôts et les deniers publics, et à quoi servaient surtout, les hommes que l’on qualifiait à Ottawa et à Québec du titre de ministres de l’agriculture et du commerce.

N’était-ce pas l’un de ces hommes, grand architecte de la confédération et fondateur du servilisme érigé en principe, qui disait de l’émigration canadienne :

— Laissez donc faire ; ce n’est que la canaille qui s’en va. Les bons nous restent et le pays ne s’en portera que mieux.

Le nom de cet homme fut inscrit sur la liste des serviteurs titrés de l’Angleterre, et la « canaille », comme il disait avec morgue, se trouve parfois heureuse, aujourd’hui, malgré les regrets de l’exil, de n’avoir pas à subir la honte de son passé politique.

Le flot de l’émigration grossissait toujours et les villes de Fall River, Worcester, Lowell, Lawrence, Haverhill, Salem, Mass. ; Woonsocket et les villages de la vallée de Blackstone ; Putnam, Danielsonville, Willimantic, Conn. ; Manchester, Concord, Nashua, Suncook, N. H. ; Lewiston, Biddeford, Me. ; en un mot tous les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre furent envahis par une armée de travailleurs canadiens qui n’apportaient pour toute fortune que l’habitude et l’amour du travail. Pendant que les ministres-chevaliers du Canada participaient à la curée du pouvoir de la nouvelle confédération, les capitalistes américains érigeaient de nouvelles filatures. La Nouvelle-Angleterre était devenue un vaste atelier où se fabriquaient toutes les marchandises nécessaires aux besoins des deux Amériques. Les Canadiens-français attirés par les nouvelles merveilleuses qu’ils recevaient de leurs parents et de leurs amis, arrivèrent en masse. Ils eurent leur part de travail, furent bien payés et bien traités, et ce n’est qu’en comparant l’état du commerce et de l’industrie des États-Unis et du Canada, que l’on arrive à comprendre aujourd’hui les raisons qui ont porté ces cinq cent mille personnes à quitter le sol natal pour venir demander asile à l’étranger.

L’émigrant franco-canadien vient donc et demeure aux États-Unis, parce qu’il y gagne sa vie avec plus de facilité qu’au Canada. Voilà la vérité dans toute sa simplicité. Ce n’est pas en criant famine à la porte de celui qui a du pain sur sa table et de l’argent dans sa bourse, qu’on le décide à prendre la route de l’exil.

Le fermier qui abandonne la culture des champs pour venir avec sa famille s’enfermer dans les immenses fabriques de l’Est, se trouve tout d’abord dépaysé dans un monde d’énergie, de progrès industriel et de " go ahead " essentiellement américain ; mais comme son caractère paisible se forme peu-à-peu à cette vie d’activité, il arrive avant longtemps à se mêler au mouvement des affaires industrielles et commerciales et à prendre pied parmi les américains. Dès lors, si l’homme est intelligent et industrieux, il se sent certain d’arriver, et il arrive le plus souvent avec une facilité étonnante. Il en existe des preuves dans tous les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre, où grand nombre de Canadiens-français, arrivés aux États-Unis sans un sou de capital, occupent maintenant des positions importantes dans le commerce ; ce qui tendrait à démentir les assertions que l’on se plaît à circuler dans une certaine presse, que les Canadiens émigrés souffrent de la faim, et de la misère.