Jeanne (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 01

Jeanne (illustré, Hetzel 1852)
JeanneJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 4-7).
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I.

LA VILLE GAULOISE.

Environ quatre ans après cette aventure, M. Guillaume de Boussac repassait pour la première fois au pied du mont Barlot, sur lequel s’élèvent les pierres jomâtres ; et, en regardant de loin ces monuments druidiques, en se souvenant d’y avoir été conduit jadis deux ou trois fois par des parties de chasse au temps des vacances, il ne se rappelait nullement la prétendue druidesse dont la main avait reçu son aumône. Cette futile circonstance était sortie de sa mémoire et n’y revint que longtemps après. Le jeune baron de Boussac, d’aimable et folâtre collégien, était devenu un charmant jeune homme, encore rose et blanc comme une demoiselle, au dire des gens du pays, mais assez robuste pourtant, et d’une physionomie plutôt sérieuse qu’enjouée. Le temps et la réflexion avaient mûri son caractère, son extérieur et ses goûts. Il ne bornait plus ses promenades à l’exploration des pierres jomâtres, au delà desquelles il ne s’était guère aventuré autrefois ; maintenant il s’enfonçait dans les montagnes, monté sur un joli cheval anglais, et muni d’un léger porte-manteau qui annonçait des projets de voyage pour deux ou trois journées. Arrivé à son château de Boussac depuis moins d’une semaine, et s’ennuyant déjà de l’esprit arriéré de la petite ville, il avait embrassé sa mère, en la prévenant d’une absence dont elle avait de son côté promis, avec plus de tendresse que de sincérité, de ne prendre aucune inquiétude. La journée était superbe, le soleil du matin commençait à sécher la rosée sur les bruyères ; notre jeune chercheur d’aventures ne pouvait se faire d’illusions sur le confortable des gîtes qui l’attendaient. On lui avait vanté les beaux points de vue et les antiquités du pays plus que les auberges, et il se promettait de supporter en stoïcien, sinon tout à fait en chrétien, les fatigues et les privations d’une excursion poétique dans un pays inculte, dépeuplé et presque sauvage.

Guillaume n’était pas très-directement le descendant du fameux maréchal de Boussac, un des compagnons de la Pucelle, un des vainqueurs des Anglais, et des Libérateurs de la France sous Charles vii. Pour justifier le principe que les grands noms ne doivent pas périr, le mariage d’une petite nièce de cette maison avait porté, au temps de Louis xiv, la seigneurie et le nom de Boussac dans une famille de bons gentilshommes du pays. Guillaume n’avait pas examiné de trop près son arbre généalogique ; comme bon nombre de nobles à l’époque de la Restauration, il avait ravivé dans son âme les idées chevaleresques, et, suppléant par la force de l’imagination à celle du sang, il croyait consciencieusement sentir celui des anciens preux couler, sans mélange, dans ses veines. C’était un brave jeune homme, un peu réservé de manières et très-sincère de cœur, sage comme un enfant de famille élevé sous les yeux d’une mère pieuse, enfin romanesque comme on l’était encore à vingt ans, il y a vingt ans. Cet heureux temps n’est plus. Aujourd’hui nos fils sont sceptiques et blasés sur les bancs du collège. Mais en 1820, on n’était que désespéré avec Werther, René ou le Giaour, et cela était infiniment préférable ; car on pratiquait le désespoir en amateur, et on le portait en homme de goût. Guillaume n’en était pas même au point de se croire malheureux ; il n’était que mélancolique, et il trouvait dans la poésie du Christianisme assez de belles inspirations pour se réfugier, sinon bien sérieusement, du moins très-sympathiquement, dans le sein d’une religion fraîchement remise à la mode. Ajoutons qu’il avait reçu certains bons principes de morale, qu’il avait de nobles instincts, que tout ce qui était lâche et bas lui répugnait, et qu’il avait lu trop de beaux livres pour ne pas se faire de sa destinée une sorte d’idéal romantique propre à le maintenir dans le respect, même peut-être un peu exagéré, de soi-même.

Perdu dans ses pensées et repassant dans son esprit les pompeuses descriptions de la Gaule poétique de Marchangy, il laissa sur sa gauche le camp romain de Soumans, et se dirigea, un peu à l’aventure, vers la montagne de Toull qu’il s’était promis de visiter avec attention, et qu’il n’avait jamais vue que de loin. En dépit des instances de sa mère, il n’avait voulu se faire accompagner d’aucun guide, d’aucun domestique, afin de mieux se livrer à ses impressions dans la solitude, et peut-être aussi de braver plus de hasards.

Il passa devant le mélancolique cimetière de Pradeau, jeté au flanc de la colline, comme un appel aux prières du voyageur, et se guidant sur les nombreuses croix de pierre blanche plantées, comme des vedettes, de distance en distance, pour prévenir les accidents au temps des neiges, il arriva enfin vers onze heures du matin au pied de la montagne de Toull.

La montagne de Toulx ou plutôt Toull-Sainte-Croix est une antique cité gauloise conquise par les Romains sous Jules César, et détruite par les Francs au ive siècle de notre ère. On y trouve des antiquités romaines, comme à peu près partout en France ; mais là n’est pas le mérite particulier de cette ruine formidable. Ce qui en reste, cet amas prodigieux de pierres à peine dégrossies par le travail, et où l’on chercherait en vain les traces du ciment, ce sont les matériaux bruts de la primitive cité gauloise, tels que les employaient nos premiers pères. Au temps de Vercingétorix, trois enceintes de fascines et de terre battue, revêtues de pierres sèches, s’arrondissaient en amphithéâtre sur le flanc de la colline. La colline s’est exhaussée depuis de toute la masse des matériaux qui formaient la ville, et maintenant c’est littéralement une haute montagne de pierres, sans végétation possible, et d’un aspect désolé. Une quinzaine de maisons et une pauvre église, avec la base d’une tour féodale et un seul arbre assez mal portant, forment au sommet du mont une misérable bourgade. Et voilà ce qu’est devenue une des plus fortes places de défense du pays limitrophe entre les Biturriges et les Arvernes, territoire vague que les nouvelles délimitations ont fait rentrer assez avant dans la circonscription du département de la Creuse, mais qui jadis a été alternativement Berri et Marche, Combraille et Bourbonnais. Le comté de la Marche était lui-même une formation du moyen âge, qui se resserrait ou s’étendait au gré du destin des batailles, et selon les vicissitudes de la fortune de ses princes. Toull fut, au moyen âge, l’extrême frontière du Berri sur la limite du Combraille. C’était l’ancienne division gauloise. Le Combraille était le pays des Lemovices. La division des départements est admirable en tous points, sauf celui de jeter un dernier voile d’oubli sur l’histoire déjà assez obscure des petites localités.

L’habitant de ces montagnes, attaché à un pays aride, et habitué à une sobriété parcimonieuse, est le plus âpre au gain qui soit au monde. Il est actif et industrieux comme tous ceux qu’une nature marâtre dresse au joug de la nécessité. Il aime ce sol ingrat qui ne le nourrit pas, et quand il a fait la vie de maquignon ou de maçon bohémien, dans sa jeunesse, il revient mourir de la fièvre sous son toit de chaume, en léguant à sa famille le prix de son travail ou de son talent. Plus ouvert et plus civilisé que celui des heureuses vallées limitrophes du Berri, il accueille mieux l’étranger et s’en méfie davantage. Il est, selon l’expression de Balzac, aimable comme tous les gens très-corrompus. Cependant il vaut mieux que sa réputation, et, quand il se mêle d’être estimable, il ne l’est pas à demi. Il joint alors la probité et le dévouement à l’esprit, à l’activité, au courage, à la persévérance.

Les femmes s’expatrient aussi dans leur jeunesse, et font volontiers les fonctions de servantes dans les provinces voisines. Lorsqu’elles sont belles, elles y deviennent vite de servantes maîtresses, et la femme légitime berrichonne ne doit pas essayer de lutter contre la concubine marchoise. Celles qui, après une vie pure et laborieuse, rentrent dans leurs montagnes pour se vouer aux soins de la famille, sont d’excellentes ménagères, et celles qui n’en sont jamais sorties ont une candeur souvent préférable à l’acquis de leurs compagnes.

Le premier indigène de la montagne de Toull auquel Guillaume de Boussac s’adressa était un rusé compère, jovial, railleur et affable ; mais il était de ceux qui pratiquent la méfiance, cette sagesse du pauvre qui ne se laisse éblouir ni par les beaux habits ni par les douces paroles. Aussi, ne se dérangea-t-il de la pierre où il était assis, mangeant son pain noir, et faisant gratis la conversation avec le jeune voyageur, que lorsque celui-ci eut ajouté à ses demandes de service, le mot en vous récompensant, qu’on lui avait recommandé de ne jamais oublier dans ce voyage. Aussitôt qu’il eut prononcé cette formule magique, le vieux Léonard ferma lestement son couteau, mit le reste de son fromage dans sa poche, et, prenant les rênes du cheval, qui ne gravissait plus la voie pavée qu’avec effort, il se mit en devoir de conduire Guillaume au meilleur gîte possible.

— Je vous conduirais bien chez le maître d’école, lui dit-il, mais il n’aurait à vous offrir que des ognons crus. Je vous conduirais bien aussi chez M. le curé ; mais il a pris mon garçon avec lui pour aller dans la montagne porter le bon Dieu à une femme qui se meurt. Je vous conduirais bien chez moi ; mais ma femme est aux champs, et il faut que j’aille creuser la fosse de celle qui va mourir ; car c’est moi qui suis le sacristain de la paroisse… Je vous conduirais bien encore à l’auberge… mais il n’y en a point. Je vais vous mener tout droit chez la mère Guite, qui a un fameux bouchon, et où vous ne manquerez de rien. Vous avez apporté tout ce qu’il vous faut, n’est-ce pas ? Est-ce que vous n’avez pas d’avoine sous votre valise ? Et dedans, vous avez bien du pain blanc et une bouteille de vin ?

— Je n’ai rien apporté du tout, répondit Guillaume, et je vois que je dois m’attendre à ne rien trouver.

— Rien ?… vous n’avez rien ?

— Rien qu’un peu d’argent, dit Guillaume, qui le vit disposé à lâcher tout doucement la bride de Sport, son beau cheval anglais.

— Avec de l’argent, on fait bien des choses, reprit le sacristain ; venez toujours, et on tâchera de vous trouver ce qu’il faut.

Guillaume avait mis pied à terre, et à chaque pas il s’arrêtait pour examiner les pierres qui s’élevaient en monceaux blanchâtres sur les deux marges du chemin. En les retournant il cherchait à y retrouver une trace de travail humain ; et comme il n’en apercevait qu’un grossier et à peine sensible, il commençait à regarder comme très-conjecturale l’existence de la capitale de Cambiovicenses, lorsque le paysan, devinant sa pensée, lui dit :

« C’était de la bâtisse, Monsieur, n’en doutez point. Il y en a ici de deux sortes, une si bien cimentée qu’on ne peut séparer la pierre du mortier (mais celle-ci est rare, et il faut creuser pour la rencontrer) ; l’autre, qui est plus ancienne, et qui n’a jamais dû être gâchée qu’en terre. C’était, à ce qu’il paraît, la manière de bâtir dans les temps anciens, du temps des Gaulois, il y a au moins deux cents… bah ! qu’est-ce que je dis ? au moins quatre cents ans !…

— Oui, au moins, répondit Guillaume en souriant. Êtes-vous quelquefois sorti du pays ?

— Oh ! oui, Monsieur ; j’ai été à Boussac bien souvent, et à Chambon ausi !

— Jamais à Paris ?

— Jamais, et pourtant se suis aussi bon maçon qu’un autre. Faut bien être maçon chez nous, puisqu’il n’y a que de la pierre ; mais je ne pouvais pas suivre les autres[1]. Je suis boiteux, comme vous voyez, et je l’ai été de jeunesse. C’est pour ça qu’on m’a fait sacristain ; je balaie l’église et je sers la messe ; je suis fossoyeur aussi, et j’ai appris à faire la cuisine. C’est moi qui fais les repas de noces et les enterrements, sans compter que j’aide aux baptêmes. Et vous, Monsieur, avez-vous été à Paris ?

— Presque toute ma vie.

— Vous êtes peut-être ingénieur des routes ? Vous devriez bien faire arranger les nôtres.

— Elles en auraient grand besoin ; mais je ne suis pas ingénieur.

— Vous n’êtes pas mercier (marchand colporteur) ? Non, vous avez un trop petit paquet, et cependant vous auriez là une belle bête pour porter la balle.

— Je ne suis pas mercier non plus. » Et Guillaume coupa court aux questions du sacristain-cuisinier-fossoyeur, en lui ôtant des mains la bride de son cheval, pour le faire entrer avec précaution sous la porte basse de l’étable à chèvres de la mère Guite. Une vieille fée à menton barbu vint lui en faire les honneurs, et, tout en l’aidant à essuyer les flancs de Sport avec de la paille, elle fit la seconde partie dans le duo de questions que Léonard avait entamé. — C’est vous qui êtes le garçon (le fils) à M. Grandin de Gouzon ? — Venez-vous de Boussac ? — Allez-vous boire les eaux d’Evaux ? — Vous êtes peut-être le neveu à madame Chantelac, qui demeure à Chatelus ?

— M’est avis, dit la vieille sans se rebuter des dénégations laconiques du jeune homme, que vous êtes M. Marsillat, pas le vieux, qui est mort, mais le jeune, qui est homme de loi à Boussac ?

— Je ne suis ni le vieux ni le jeune Marsillat, répondit Guillaume.

Ouache ! vieille sans yeux ! reprit le sacristain. Vous avez bien des fois vu le garçon à M. Marsillat ! Il est noir, et celui-là est blondin !

— Peut-être bien ! mais moi, je ne connais pas les monsieurs les uns des autres. Ça me paraît qu’ils sont tous habillés et tous faits de même. C’est la vérité que je n’y connais rien, ma foi !

— Votre fille n’est pas comme vous, mère Guite, elle les connaît bien. Appelons-la donc un peu, pour voir ! Claudie ! Claudie ![2] Viens donc là ! Je veux te parler !

— Qu’est-ce que c’est donc que vous voulez ? répondit une voix fraîche et claire qui partait de dessus la tête de Guillaume, et presque aussitôt il vit apparaître une figure brune appétissante et décidée, à la trappe de l’abat-foin.

— Amène-nous du frais au bout de ta fourche, dit Léonard, et regarde-moi ce jeune monsieur. Le connais-tu ?

— Non.

— Ça n’est donc pas M. Lion Marsillat ?

— Eh dame, vous savez bien que non, vieux innocent ! vous connaissez M. Marsillat aussi bien que moi.

— Oh ! par exemple, Claudie, c’est ça des mensonges ; je ne le connais pas si bien que toi ! »

La jeune fille haussa les épaules, devint rouge, et se retira précipitamment de la trappe.

— Pourquoi est-ce que vous dites toujours des bêtises à ma fille, vieux vilain ? dit la mère Guite, qui ne paraissait pourtant pas trop fâchée.

— Faut bien rire un peu, surtout devant les bourgeois, répondit le narquois Léonard. Sans cela ils nous croiront trop bêtes ! c’était tant seulement pour vous montrer que Claudie connaît les monsieurs.

— Taisez votre méchante langue ! Claudie n’a pas besoin de regarder les monsieurs. Les monsieurs la regardent, si ils voulont.

Avis aux voyageurs ! pensa Guillaume ; mais ce n’est pas moi qui irai sur les brisées de Marsillat. Ces sortes de conquêtes ne me tentent guère. — M. Léon Marsillat vient donc souvent par ici ? demanda-t-il au sacristain.

Plus souvent qu’à son tour ! répondit Léonard d’un air malin en clignant de l’œil.

— Est-ce qu’il a des affaires par ici ? demanda encore Guillaume, feignant de ne pas comprendre, afin de savoir quel prétexte Marsillat pouvait donner à ses apparitions dans ce pays sauvage.

— Il vient soi-disant pour acheter des bêtes, Monsieur, car nous élevons du bestiau dans nos herbes, et notre chevaline surtout a du renom.

— Je le sais.

— Mais ouache ! M. Marsillat marchande toutes les pouliches du pays sans rien acheter ! ou bien, quand il achète, il fait semblant de se dégoûter bien vite, et il revient pour troquer. Il y met du sien dans tout ça. Mais quand on veut s’amuser, ça coûte. Son père était comme lui dans son temps. Il n’y a que la mère Guite qui ne s’en souvienne pas, depuis qu’elle a aux trois quarts perdu les yeux ; mais sa fille voit clair pour deux.

— Taisez-vous donc une fois, deux fois ! dit la vieille, et prenez donc la fourche. Vous voyez bien que ce monsieur fait la litière lui-même, pendant que vous chantez comme un vieux sansonnet.

— Faut pas vous fâcher, Guite ! votre fille n’est pas la seule qui cause avec M. Lion.

— Et même je vous dis, moi, que c’est avec elle qu’il cause le moins.

— Heu ! heu ! je sais bien qu’il y en a une autre avec qui qu’il voudrait bien s’entendre ; mais il n’y a pas moyen. Claudie ! Claudie ! c’est-il pas vrai qu’il y en a une autre ? et que, pendant que vous gardez vos bêtes dans le bois de la Vernède ou du côté des pierres-levées, M. Lion passe avec son fusil, et qu’il s’asseoit dans les fossés, et qu’il fait la causette, soit avec l’une, soit avec l’autre ?

— Tout ça, c’est un tas de faussetés ! cria Claudie avec aigreur, en s’approchant de nouveau de la trappe, d’un air courroucé. Vous êtes la plus mauvaise langue de l’endroit, et c’est pas qu’il en manque !

— Tout de même, continua Léonard en riant, il y en a une de vous autres, les jolies filles, qui ne veut plus aller aux champs avec vous, parce qu’elle dit que vous attirez trop la société. C’est peut-être qu’elle voudrait garder la société pour elle seule. C’est peut-être parce que vous êtes jalouses d’elle et que vous la bougonnez. C’est peut-être aussi qu’elle veut rester comme il faut être pour attraper le bœuf.

— Parlez pas de ça ! s’écria la mère Guite, avec une colère véritable. Vous avez le diable au bout de la langue, à ce matin !

— Non ! faut pas parler du bœuf devant les étrangers, répondit Léonard d’un air ironique. Ils pourraient vous le prendre. Tenez-le bien, da ! »

Le jeune baron, voyant qu’ils commençaient à parler par énigmes, et trouvant peu de plaisir à entendre les propos grivois du sacristain, se disposa, en attendant que la faim le ramenât impérieusement à ce triste gîte, infecté de l’odeur de la lessive et des fromages, à aller explorer les antiquités de Toull-Sainte-Croix. Il avait l’esprit sérieux autant qu’on peut l’avoir à son âge quand on a reçu une éducation un peu efféminée. Il aimait la campagne et les paysans de loin, dans ses souvenirs. Il les rêvait alors, graves, simples, austères comme les Natchez de Chateaubriand. De près, il les trouvait rudes, malpropres et cyniques. Il s’éloigna, dégoûté déjà de l’envie qu’il avait eue de causer avec eux.

Après avoir regardé les trois lions de granit, monuments de la conquête anglaise au temps de Charles vi, renversés par les paysans au temps de la Pucelle, brisés, mutilés et devenus informes, qui gisent le nez dans la fange, au beau milieu de la place de Toull, Guillaume se dirigea vers la tour féodale, dont les fondements subsistent dans un bel état de conservation, et dont un habitant de l’endroit s’est fait un caveau pour serrer ses denrées. Il l’a recouverte de terre au niveau du premier étage et a pratiqué des degrés en dalles pour monter sur cette petite plate-forme, qui est le point culminant de la montagne et de tout le pays. Aujourd’hui que le mouvement des idées, l’étude de l’antiquité et le sentiment descriptif de la nature ont donné, même à cette contrée perdue, une sorte d’impulsion exploratrice, il peut arriver qu’en automne on rencontre parfois sur la plate-forme de Toull un collégien de Bourges en vacances, un avoué touriste de la Châtre, un amateur-cicérone de Boussac. Mais à l’époque où Guillaume s’y arrêta pour la première fois, il eût difficilement trouvé à qui parler. La petite population du hameau était tout entière aux travaux des champs, et, à l’heure de midi, on entendait à peine glousser une poule en maraude dans les enclos. Guillaume fut étourdi de l’immensité qui se déploya sous ses yeux. Il vit d’un côté la Marche stérile, sans arbres, sans habitations, avec ses collines pelées, ses étroits vallons, ses coteaux arides, où il semble parfois qu’une pluie de pierres ait à jamais étouffé la végétation, et ses cromlechs gaulois s’élevant dans la solitude comme une protestation du vieux monde idolâtre contre le progrès des générations. Au fond de ce morne paysage, le jeune baron de Boussac vit la petite ville dont il portait le nom, et son joli castel perdu comme un point jaunâtre dans les rochers de la Petite-Creuse. En se retournant, il vit à ses pieds le Combraille, et plus loin encore le Bourbonnais avec ses belles eaux, sa riche végétation et ses vastes plaines qui s’étagent en zones bleues jusqu’à l’incommensurable limite circulaire de l’horizon. C’est un coup d’œil magnifique, mais impossible à soutenir longtemps. Cet infini vous donne des vertiges. On s’y sent humilié d’abord de ne pouvoir suivre que des yeux le vol de l’hirondelle à travers les splendeurs de l’espace ; puis la profondeur du Ciel qui vous enveloppe de toutes parts, vous éblouit ; la vivacité de l’air, froid en toute saison dans cette région élevée, vous pénètre et vous suffoque. Il me semble que sur tous les sommets isolés, à voir ainsi le cercle entier de l’horizon, on a la perception sensible de la rondeur du globe, et on s’imagine avoir aussi celle du mouvement rapide qui le précipite dans sa rotation éternelle. On croit se sentir entraîné dans cette course inévitable à travers les abîmes du ciel, et on cherche en vain au-dessus de soi une branche pour se retenir. Je ne sais pas si les guetteurs confinés jadis au sommet de cette tour, à cent pieds encore au-dessus de l’élévation où l’on peut s’y placer aujourd’hui, n’étaient pas condamnés à un pire supplice que celui des prisonniers enfouis dans les ténèbres des geôles.

Notre voyageur ne put supporter longtemps la triste grandeur d’un pareil spectacle. Il avait cru y trouver l’enthousiasme ; mais l’enthousiasme ne se laisse pas rencontrer par ceux qui le cherchent : il vient à nous quand nous le méritons. L’enfant qui courait après la poésie, mais qui n’avait pas encore assez vécu pour la produire en lui-même, ne trouva dans cette épreuve que l’effroi de l’isolement.

Il redescendit donc de ce phare plus vite qu’il n’y était monté, et, se sentant tout à coup glacé au milieu d’une journée brûlante, il chercha à la hâte un refuge contre l’air lumineux et froid de la plate-forme.

En tournant derrière le hameau, il gagna bientôt le versant de la montagne, et, en quelques instants, il se trouva tourné vers le midi, c’est-à-dire jeté sans transition dans une autre nature, dans une autre saison, dans d’autres pensées. Du côté de la Creuse, un seul arbre, protégé par l’église de Toull, a grandi en dépit des vents, infatigables balayeurs des bruyères et des monts chauves de la Marche ; mais du côté de la Voëse, tout prend un aspect plus riant. Les chemins sablonneux s’enfoncent sous des haies vigoureuses, et le cimetière de Toull se présente sur un plan doucement incliné et ombragé de beaux arbres. Ce lieu offrit enfin au front fatigué de notre voyageur un asile comparable pour lui en ce moment aux champs élyséens des classiques.

Il escalada légèrement les blocs de pierre, débris de la cité gauloise, qui entourent ce champ du repos ; et, se voyant complètement seul, il s’enfonça dans les hautes herbes des tombes effacées. Une douce chaleur revenait à ses membres ; aucun souffle d’air n’écartait les branches des châtaigniers et des bouleaux qui s’entre-croisaient sur sa tête et se penchaient jusque sur lui. L’horizon, plus resserré, brillait encore à travers ce dôme de verdure, mais en se couchant dans le foin vigoureux et fleuri qui s’engraissait de la dépouille des morts, le jeune homme échappa bientôt à la vue de ce ciel étincelant qui le poursuivait. Un sommeil réparateur engourdit ses membres, et l’abeille vint butiner autour de lui avec une chanson harmonieuse qui le berça dans ses songes.

Il reposait ainsi depuis deux heures, lorsqu’un bruit de voix monotones le réveilla peu à peu. À mesure qu’il rassemblait ses idées, et qu’il se rendait compte de sa situation, il reconnaissait deux personnes dont l’accent avait récemment frappé son oreille. C’était le sacristain Léonard et la mère Guite, qui s’entretenaient à peu de distance. Guillaume se souleva, et vit le sacristain-fossoyeur enfoui jusqu’aux genoux dans une tombe qu’il creusait lentement, et la vieille femme assise sur une grosse racine à fleur de terre, tout en filant sa quenouille chargée de laine bleue. Ils ne faisaient aucune attention à lui, et commencèrent un dialogue fantasque, qui sembla au jeune baron la continuation des rêves qu’il avait faits durant son sommeil.

  1. La Marche envoie tous les ans une affluence considérable de maçons à Paris pour travailler pendant toute la belle saison. Ils reviennent passer l’hiver au pays. Dès le temps de Jules César, les Marchois étaient particulièrement adonnés à cette profession.
  2. Claudie se prononce Liaudie on Liaudite, moyennant quoi c’est un nom très-répandu en Berri ; Guite est la contraction de Marguerite.