VI

JEAN ESCULAPE


Vers le milieu de la nuit, Jean fut éveillé par l’agitation extraordinaire de Kersac qui geignait, se retournait, soufflait comme un buffle, et qui finit par dire à mi-voix :

« Je n’aurais pas dû renvoyer Jean ; il m’eût soulagé peut-être.

— Me voici, monsieur, dit Jean en s’approchant du lit de Kersac. Qu’avez-vous ?

Kersac.

Comment ? toi ici ? Depuis quand es-tu là ?

Jean.

Je n’en suis pas sorti, monsieur ; j’ai seulement fait semblant. Mais vous souffrez, monsieur ; que puis-je faire pour vous soulager ?

Kersac.

Je souffre horriblement de mon pied foulé, mon pauvre Jean. Et que faire, maintenant, au milieu de la nuit ? Tout le monde est couché ; il faut attendre au jour.

Jean.

En attendant le jour, qui sera long à venir, monsieur, je vais pouvoir vous soulager, peut-être. Quand il y avait une foulure dans le village, c’est à maman qu’on venait, et on était guéri en peu de temps. Vous allez voir ; je vais vous masser le pied foulé, comme faisait maman et comme elle m’a montré à le faire ; dans une demi-heure vous ne sentirez plus le mal. »

Malgré la résistance de Kersac, qui n’avait pas foi dans ce remède, Jean s’empara du pied douloureux, et, quoiqu’ils fussent dans l’obscurité, il put employer le massage avec le plus grand succès, car, au bout de trois quarts d’heure, le pied, dégonflé, n’occasionnait plus aucune souffrance, et Kersac dormait profondément. Lorsque Jean vit l’heureux effet qu’il avait obtenu, il recouvrit avec précaution le pied, presque entièrement dégonflé, se recoucha sur ses trois chaises et dormit si bien, qu’il ne s’éveilla qu’au bruit qui se faisait dans la maison.

Il faisait grand jour depuis longtemps ; l’horloge de la salle sonna six heures. Jean sauta à terre et vit Kersac qui le regardait.

Kersac.

J’avais hâte de te voir réveillé, mon ami, pour te remercier du bien que tu m’as fait ; c’est que j’ai dormi tout d’un trait depuis que tu m’as enlevé mon mal !

Jean.

Cela va-t-il réellement bien, monsieur ?

Kersac.

Ma foi oui ! j’ai encore quelque chose, mais ce n’est rien auprès de ce que j’avais hier. Sais-tu que tu es un fameux médecin ?

Jean.

Il faut, monsieur, que vous me laissiez faire encore un massage, sans quoi l’enflure reviendrait.

Kersac.

Tout ce que tu voudras ; j’ai confiance en ta médecine. »

Jean reprit le pied malade et commença à le masser. Au bout d’un quart d’heure, Kersac voulut se lever, disant qu’il se sentait tout à fait guéri ; mais Jean voulut continuer, et ne cessa que lorsque le pied, entièrement désenflé, ne fut plus du tout douloureux.

Kersac se leva, posa le pied par terre avec crainte, avec hésitation ; mais, ne sentant rien que de la faiblesse, il voulut se chausser. Jean lui dit qu’il fallait bander le pied, sans quoi la cheville pourrait tourner et l’enflure reparaître. Il alla demander une bande de toile à la maîtresse de l’auberge, qui la lui donna avec empressement ; Jean banda habilement le pied de Kersac.

Jean.

À présent, monsieur, vous pouvez marcher.

Kersac.

Tu crois ? Cela me semble fort.

Jean.

Essayez, monsieur ; vous allez voir. »

Kersac essaya, tout doucement d’abord, puis plus franchement ; enfin il s’appuya sur son pied comme avant l’accident.

« C’est merveilleux ! c’est admirable ! C’est que je ne souffre plus du tout ; du malaise seulement, pas autre chose. »

Il essaya de marcher ; il descendit dans la cour, entra à l’écurie et, à sa grande surprise, trouva Jeannot qui pansait le cheval et qui avait eu la bonne pensée de lui donner de l’avoine pour l’occuper agréablement pendant le pansement.

Kersac.

Comment ! mais c’est très bien, Jeannot ! Je ne m’attendais pas à te voir si empressé. Continue, mon garçon. Jean m’a si bien guéri avec son massage, que je vais repartir dans une heure pour ma ferme de Sainte-Anne. »

Puis, se retournant vers Jean, il continua :

« Je regrette beaucoup, mon brave et excellent garçon, de ne pas t’emmener avec moi ; mais je ne t’oublierai pas. Et toi, de ton côté, n’oublie pas Kersac, le fermier de Sainte-Anne, près de Vannes. Si jamais tu as besoin de gagner ta vie, ou s’il te faut quelque argent ou n’importe quoi, rappelle-toi que Kersac a de l’amitié pour toi, qu’il te veut du bien, et qu’il sera très content de pouvoir te le témoigner. Je vais parler à l’aubergiste pour mon marché de porcs, et je reviens. »

Il y alla effectivement, mais il ne put rien conclure ; la marchandise était trop chère ; il trouva plus avantageux de prendre tout ce qui restait de petits cochons à vendre à Kermadio. Il revint trouver Jean et Jeannot.

« Voilà mon cheval fini de panser, dit-il ; déjeunons pendant qu’il achève son avoine ; puis nous le ferons boire et nous l’attellerons une demi-heure après. »

Kersac commanda trois cafés au lait, et il rentra dans sa chambre avec Jean ; tous deux étaient sérieux.

Kersac.

Tu ne ris pas aujourd’hui, Jean ?

Jean.

Non, monsieur : je n’ai pas envie de rire ; je ferais plus volontiers comme Jeannot, je pleurerais.

Kersac.

Pourquoi cela ?

Jean.

Parce que je suis triste de vous quitter, monsieur ; vous avez été bien bon pour moi et pour Jeannot. Vous reverrai-je jamais ? C’est ça ce qui me chagrine. Ce serait dur de ne jamais vous revoir. »

Jean leva sur Kersac ses yeux humides ; Kersac lui caressa la joue, le front, mais il garda le silence. Jeannot entra joyeusement avec le café, le lait, les tasses et le pain. Il semblait avoir changé d’humeur avec son cousin ; son visage était souriant, tandis que celui de Jean était triste. Ils se mirent à table ; Jeannot seul parlait et riait. Quand le déjeuner fut achevé, Kersac se leva pour faire boire son cheval, mais Jean ne voulut pas le laisser faire, de peur qu’il ne fatiguât son pied encore sensible. En attendant le moment d’atteler, Jean se mit à causer avec Kersac.

« Monsieur, lui dit-il, si vous avez une occasion pour Kérantré, vous ferez donner de nos nouvelles à maman, n’est-ce pas ? Cela me ferait bien plaisir.

Kersac.

Non, certainement, mon ami, je ne lui en ferai pas donner, mais j’irai lui en porter moi-même.

Jean.

Vous-même ? Ah ! monsieur, que je vous remercie ! Pauvre maman ! comme elle sera contente ! Vous demanderez la femme Hélène Dutec, on vous y mènera ; c’est sur la route, une petite maison isolée, entourée de lierre. Et puis, monsieur, voulez-vous dire à maman qu’elle m’écrive et qu’elle me donne de vos nouvelles ; je serai bien aise d’en avoir. »

Il était temps d’atteler ; Jean aida Kersac une dernière fois ; au moment de se séparer, Kersac dit aux deux cousins :

« J’ai une idée : montez dans ma voiture ; je vais vous mener à la gare du chemin de fer, cela vous abrégera votre voyage.

Jean.

Comment cela, monsieur ?

Kersac.

Montez toujours ; je vais t’expliquer cela tout en marchant. »

Quand le cheval fut au trot, Kersac prit la parole :

« Voilà ce que je veux faire. Tu te souviens que j’ai fait une bonne affaire de petits cochons à Vannes. Je vais prendre sur mon gain la petite somme nécessaire pour payer ta place et celle de Jeannot jusqu’à Paris : de cette façon je serai plus tranquille. Je n’aimais pas, Jean, à te savoir sur les grandes routes, avec si peu d’argent, un si long voyage devant toi, et tant de mauvais garnements que l’on est exposé à rencontrer. Un pauvre enfant, ça n’a pas de défense.

Jean remercia Kersac sans trop comprendre le service qu’il lui rendait, mais devinant que c’en était un fort important. Kersac leur expliqua les temps d’arrêt du chemin de fer, les imprudences qu’il fallait éviter ; il s’assura qu’ils avaient de quoi manger dans leurs petits paquets de Kérantré et d’Auray, et que leurs bourses étaient suffisamment garnies. Ils arrivèrent à la gare ; Kersac donna son cheval à garder à un des garçons de l’auberge ; il prit des billets de troisième pour Jean et Jeannot, leur recommanda de ne pas les perdre, parce qu’il faudrait les payer une seconde fois. Il connaissait les employés ; il recommanda Jean et Jeannot au chef de train qui les emmenait ; il embrassa Jean, serra la main à Jeannot, et demanda au chef de train de les bien placer et de ne pas les oublier en route et à leur arrivée.

Jean, surpris et occupé de ce qu’il voyait et entendait, pensa moins au départ de Kersac. Le sifflet se fit entendre, et le train se mit en marche.