XXXIII

TROISIÈME MARIAGE


Trois ans après, quand Abel était déjà devenu tout à fait de la famille par son mariage avec Suzanne, Jean lui annonça que Kersac et Hélène étaient dans une grande affliction. Le propriétaire de la ferme que cultivait Kersac depuis plus de vingt ans venait de mourir ; la terre était à vendre, et on était en pourparlers avec quelqu’un qui voulait l’exploiter lui-même.

« Ne t’afflige pas, mon ami, lui dit Abel, cette vente n’est pas encore faite ; peut-être ne se fera-t-elle pas. »

En effet, peu de jours après, Jean apprit par M. Abel que la ferme était vendue à quelqu’un qui faisait avec Kersac un bail, lequel devrait durer tant que vivrait le fermier.

Jean fut si surpris de cet à-propos, qu’Abel ne put s’empêcher de rire.

« Monsieur, dit Jean, est-ce que M. le Voleur et M. le Peintre n’y seraient pas pour quelque chose ?

Abel, riant.

C’est possible ; je sais que M. le Peintre cherchait une terre à acheter en Bretagne.

Jean.

Oh ! monsieur, quel bonheur ! votre bonté ne se lasse jamais ! »

C’était réellement M. Abel qui avait acheté la ferme de Sainte-Anne pour y bâtir un château et s’y créer une résidence d’été. Cette acquisition fit le bonheur de Kersac et d’Hélène ; de Jean, qui se trouvait près de sa mère sept ou huit mois de l’année, et sans compter la famille qui habitait le château.

Quand Marie eut dix-huit ans, Kersac, qui l’aimait tendrement et qui n’avait pas eu d’enfants de son mariage avec Hélène, accomplit son projet d’autrefois ; il annonça qu’il adopterait Marie ; il restait la seconde partie du projet, la marier à Jean. Ce dernier avait vingt-sept ans ; il avait continué son service dans l’hôtel de Grignan, sauf un léger changement, c’est qu’il avait passé au service particulier de son bienfaiteur, de son maître bien-aimé, M. Abel. On pouvait, en parlant d’eux, dire avec vérité : Tel maître, tel valet. L’un était le beau idéal du maître, l’autre le beau idéal du serviteur.

Quand l’adoption de Marie fut annoncée, M. Abel, qui s’entendait avec Kersac pour faire réussir ce mariage, trouva un jour que Jean était devenu pensif et moins gai. Il lui en fit l’observation.

Jean.

Que voulez-vous, monsieur ? En avançant en âge, on devient plus sage et plus sérieux.

M. Abel, souriant.

Mais, mon ami, tu as vingt-sept ans à peine ; ce n’est pas encore l’extrême vieillesse.

Jean.

Pas encore, monsieur ; mais on y marche tous les jours.

M. Abel.

Écoute, Jean, quand je me suis marié, j’avais trente-quatre ans et je n’étais pas triste, et je ne le suis pas encore, bien que j’aie quarante et un ans.

Jean, tristement.

Je le sais bien, monsieur.

M. Abel.

Jean, tu me caches quelque chose ; ce n’est pas bien. Toi qui n’avais pas de secret pour moi, voilà que tu en as un, et depuis plusieurs mois déjà.

Jean.

Pardonnez-moi, monsieur, ce n’est pas un secret, c’est seulement une chose qui me rend triste malgré moi.

M. Abel.

Qu’est-ce que c’est, Jean ? Dis-le-moi. Que crains-tu ? Tu connais mon amitié pour toi.

Jean.

Oh oui ! monsieur ; et votre indulgence, et votre bonté, qui ne se sont jamais démenties. Voici ce que c’est, monsieur. Je me sens pour Marie un attrait qui me ferait vraiment désirer de l’épouser. Et il m’est impossible de me marier, parce qu’en me mariant ainsi, mon beau-père et ma mère voudraient nous garder près d’eux. Et si je vous quittais, monsieur, je me sentirais si malheureux, si ingrat, si égoïste, que je n’aurais pas une minute de repos et que j’en mourrais de chagrin. D’un autre côté, quand je quitte Marie, il me semble que c’est mon âme qui s’en va et que je reste seul dans le monde. Elle m’a dit que pour elle c’était la même chose, et qu’elle pleurait souvent en pensant à moi. Je lui ai dit ce qui m’arrêtait ; elle l’a compris, et nous sommes convenus, elle de rester fille, et moi de rester garçon ; je me console par la pensée de ne jamais quitter monsieur et de vivre bien heureux pour monsieur et pour madame. »

Et, en disant ces mots, la voix lui manqua ; il se tourna comme pour arranger quelque chose et disparut.

M. Abel resta triste et pensif.

« Heureux ! Pauvre garçon ! C’est pour moi qu’il sacrifie son bonheur et celui de la femme qu’il aime. Je ne peux pas accepter ça. Il sera marié avant un mois d’ici. »

M. Abel sonna. Baptiste entra.

« Baptiste, allez à la ferme et dites à Kersac de venir me parler. »

Kersac s’empressa d’arriver.

« J’ai une affaire à traiter avec vous, Kersac. Je vous demande votre appui et je vous offre le mien. »

Ils s’enfermèrent pour traiter leur affaire sans être dérangés : une demi-heure après, Kersac se retirait en se frottant les mains.

Lorsque M. Abel revit Jean, il lui dit que Kersac le demandait pour lui communiquer une affaire importante.

« Faut-il que j’y aille tout de suite, monsieur ?

— Mais, oui ; Kersac paraît pressé. »

Jean s’empressa d’y aller ; il le trouva seul.

« Jean, dit Kersac en lui tendant la main, tu es un nigaud, et Marie est une sotte ; je vais vous mettre tous deux à la raison. »

Kersac se leva, ouvrit une porte et rentra traînant après lui Marie tout en larmes.

« Tiens, dit-il en la lui montrant, tu vois ! C’est toi qui es cause de cela.

Jean.

Marie, Marie, tu m’avais promis d’être raisonnable.

Marie.

J’essaye, Jean, je ne peux pas.

Kersac.

Vous êtes fous tous les deux ! Et voilà comment je vous rends la raison. »

Il prit la main de Marie, la mit dans celle de Jean.

« Je te la donne, dit-il à Jean. Je te le donne, dit-il à Marie. D’ici un mois, de gré ou de force, vous serez mariés. Tu resteras près de M. Abel pendant les huit mois qu’il passera ici ; quand il s’en ira, tu le suivras ou tu resteras, comme tu voudras. J’aurais bien voulu t’avoir à mon tour, mais M. Abel a tenu bon. Sapristi ! il tient à toi comme le fer tient à l’aimant. »

Kersac ne leur donna pas le temps de répondre ; il sortit en refermant la porte sur lui. Quand il rentra une heure après, il trouva Jean rendu à la raison ; Marie lui avait démontré que son mariage ne nuisait en rien à son service près de son bienfaiteur, et même que M. Abel n’en serait que mieux servi. Il paraît que ces arguments avaient été bien persuasifs, car ils terminèrent la conférence par une discussion sur le jour du mariage ; Jean voulait attendre ; Marie voulait presser :

« Car, dit-elle, si je te laisse le temps de la réflexion, tu me laisserais là pour M. Abel, et je mourrais de chagrin. »

Jean frémit devant cet assassinat prévu et prémédité, et il consentit au plus bref délai, qui était de quinze jours. C’est ainsi que le sort de Jean fut fixé.

M. Abel se montra fort satisfait de cet arrangement. Il en souffrit un peu, mais le moins possible ; Jean lui promit de le suivre partout où il irait.

« Je vous assure, monsieur, lui dit-il, que si vous m’obligiez à vous quitter, je serais réellement malheureux ; Marie elle-même me serait à charge. Pensez donc, monsieur ! treize années passées avec vous et près de vous, sans vous avoir jamais quitté ! Comment voulez-vous que je vive loin de vous ?

M. Abel.

Merci, mon ami ! J’accepte ton sacrifice comme tu as accepté celui que j’ai fait en te rendant ta liberté ; ta présence me sera d’autant plus agréable qu’elle sera tout à fait volontaire de ta part. Et je t’avoue que tu me manquerais plus que je ne puis te dire, et que je t’aime, non pas comme un maître, mais comme un père. Depuis bien des années je te regarde comme mon enfant. Il me semble, comme à toi, que tu fais partie de mon existence, et que nous ne devons jamais nous quitter. Occupe-toi maintenant de hâter ton mariage ; tu comprends que tous les frais sont à ma charge, puisque c’est moi qui t’oblige à te marier. »

Jean sourit et remercia du regard plus qu’en paroles. La noce fut superbe ; il y eut deux jours de repas, de danses et de réjouissances, mais pas un instant Jean n’oublia son service près de son cher maître. À son lever, à son coucher, le visage de Jean fut, comme d’habitude, le premier et le dernier qui frappa les regards de M. Abel.

Ils vivent tous, heureux et unis ; quelques cheveux blancs se détachent sur la belle chevelure noire de M. Abel. Il a quatre enfants ; Suzanne et Abel les élèvent ensemble ; Suzanne s’occupe particulièrement de ses filles ; Abel dirige l’éducation des deux garçons ; l’un d’eux annonce un talent presque égal à celui de son père. Jean, marié depuis six ans, a déjà trois enfants. Ils vivent à la ferme avec leur mère. Kersac et Hélène mènent la vie la plus calme et la plus heureuse ; Kersac conserve sa vigueur et sa belle santé ; Hélène paraît dix ans de moins que son âge ; les enfants de Jean sont superbes ; la fille est blonde et jolie comme la mère ; les fils sont bruns comme le père.

Ceux d’Abel et de Suzanne attirent tous les regards par leur grâce et leur beauté éclatante ; leur bonté, leur esprit et leur charme égalent leurs avantages physiques ; le fils aîné a treize ans ; le second en a onze. Les filles ont neuf et sept ans.

M. et Mme de Grignan ne quittent pas leurs enfants ; jamais un mécontentement, un dissentiment ne viennent troubler l’harmonie qui règne dans la famille. Le petit Roger en est sans doute l’ange protecteur.

La belle jument de Kersac vit encore et continue à exciter l’admiration de son maître ; elle a eu quatorze poulains, tous plus beaux et plus parfaits les uns que les autres, que Kersac aurait voulu garder tous ; mais il a dû en céder huit à M. Abel et à quelques-uns de ses amis qui les demandaient avec instance ; il ne voulait pas en recevoir le payement, mais M. Abel l’a forcé à accepter trois mille francs pour chaque poulain qu’il lui enlevait.