XVI

M. LE PEINTRE EST DÉCOUVERT


Cette fois-ci, ce ne fut ni Jean ni Simon qui lui servirent son déjeuner. Simon était atterré de la hardiesse, de l’effronterie et de la fourberie de son cousin ; Jean en était fort affligé, et, pour la première fois, il pleura. M. Abel regardait les deux frères, Jean surtout, avec une compassion et un intérêt visibles. Quand son déjeuner fut fini et desservi, il appela Simon.

M. Abel.

Viens, mon pauvre Simon, j’ai quelque chose à te dire. »

Simon s’approcha.

« Simon, tâche de distraire Jean du chagrin que lui donne l’indigne conduite de Jeannot, et toi-même, mon brave garçon, j’ai une bonne nouvelle à t’apprendre. Tu plais beaucoup à M. et à Mme Amédée, et beaucoup aussi à Mlle Aimée.

Simon.

Oh ! monsieur, c’est impossible ! Un pauvre garçon comme moi !

M. Abel.

C’est pourtant vrai. Hier, toute la soirée, je me suis occupé de toi, et ce que je te dis est positif. Les parents vous trouvent tous les deux un peu jeunes pour vous marier tout de suite, mais ils m’ont dit qu’ils te verraient avec plaisir venir chez eux le plus souvent possible.

Simon.

Monsieur, je ne puis croire à un pareil bonheur ! Moi qui n’ai rien…

M. Abel, souriant.

Quant à la fortune, mon ami, on ne sait pas ce qui peut arriver ; tu peux avoir tes gages augmentés ; tu peux arriver à être premier garçon ou surveillant, associé même.

Simon.

Il faudrait pour cela, monsieur, que je fusse dans la maison depuis dix ans pour le moins.

M. Abel.

On ne sait pas… on ne sait pas les idées qui passent par la tête d’un maître de café. M. Métis n’est plus jeune ; il t’aime beaucoup ; il a grande confiance en toi ; on aime à avoir un associé intelligent, honnête.

Simon.

Mais ça ne suffit pas, monsieur ; il faut avoir de l’argent, de quoi faire un cautionnement.

M. Abel.

Qu’à cela ne tienne, mon ami ; je suis là pour t’épauler, pour te servir de caution, et je ne craindrai pas de perdre mon argent.

Simon.

Oh ! monsieur, serait-il possible ? »

Simon resta les mains jointes devant M. Abel, ne sachant comment le remercier, n’osant pas se laisser aller à toute sa reconnaissance et à son bonheur. Le café était encore vide, à cause de l’heure matinale ; la dame du comptoir même n’était pas encore descendue ; M. Abel, d’ailleurs, mangeait dans un cabinet réservé aux privilégiés.

Jean avait écouté et tout entendu ; il regardait M. Abel avec une expression toute particulière. Tout à coup il s’avança vers lui, tombant à ses genoux, les lui baisa avec ardeur et s’écria :

« C’est vous, c’est vous qui êtes monsieur le Peintre ; c’est vous qui êtes notre bienfaiteur, le cœur d’or qu’aimait le mien. Je vous devine. J’en suis sûr, c’est vous ; oui, c’est vous ! Oh ! laissez-moi baiser vos mains et vos genoux, vous dire que je vous aime, combien je vous aime, combien je vous respecte, avec quelle tendresse je songe à vous, avec quel bonheur je vous retrouve. Cher, cher monsieur Abel, dites-moi votre vrai nom, que je le grave dans mon cœur, dans mon esprit. Cher bienfaiteur ! Simon sera heureux par vous ! Que le bon Dieu vous bénisse ! Que le bon Dieu vous protège ! Que le bon Dieu vous récompense ! »

Et le pauvre Jean éclata en sanglots.

M. Abel, fort ému lui-même, le releva, le serra dans ses bras, baisa son front, ses joues baignées de larmes, et tendit la main à Simon, qui la serra dans les siennes, et, cédant à un attrait irrésistible, la baisa en s’inclinant profondément.

M. Abel.

Allons, je suis découvert ! Pas moyen de résister à la pénétration de mon bon petit Jean. Cher enfant, et toi, mon bon Simon, vous m’avez donné plus de bonheur que je ne pourrai jamais vous en rendre, en me découvrant les trésors de deux belles âmes bien chrétiennes, bien honnêtes. Depuis plus d’un an que je vous connais, j’ai passé quelques heures bien heureuses, dont je conserverai le souvenir. J’ai toujours vécu seul ; orphelin dès mon enfance, élevé ou plutôt tyrannisé par une tante méchante, sans foi et sans cœur ; sachant par expérience combien les cœurs dévoués sont rares, ayant fait moi-même ma fortune avec le talent de peintre que le bon Dieu m’a donné, j’ai éprouvé à ma première rencontre avec toi, Jean, une impression qui ne s’est pas effacée ; tu étais bon, reconnaissant, affectionné, je désirais te revoir ; j’avais, d’ailleurs, à expier la frayeur et la peine que je t’avais causées en te dépouillant. Ta joie en me revoyant m’a touché, m’a attiré ; Simon, que j’ai reconnu de suite à sa ressemblance avec toi, m’a paru digne d’être ton frère ; je me suis de plus en plus attaché à vous, j’ai voulu vous faire du bien sans me découvrir ; votre reconnaissance à propos des habits neufs m’a extrêmement touché et a augmenté mon amitié pour vous. Je n’ai pas de parents ; je n’ai ni femme ni enfants ; je suis seul dans ce monde ; je puis donc, sans faire de tort à personne, me donner le plaisir de vous faire du bien. Mais… voici du monde qui arrive ; lève-toi, mon petit Jean, mon cher enfant. Nous nous voyons tous les jours… Simon, tu me tiendras au courant de tes affaires, ajouta M. Abel en souriant et en lui serrant la main. Et si on te parle de ta fortune, sache que tu as déjà trois mille francs placés en obligations de chemin de l’Est.

Simon.

Oh ! monsieur !

M. Abel.

Chut ! il y a du monde… À demain, mes enfants. Adieu, mon petit Jean ; c’est bien toi qui as un cœur d’or… Silence ! À demain, de bonne heure. »

M. Abel sortit, presque aussi heureux que ses deux protégés.

Quand la journée fut finie, Simon et Jean montèrent chez eux pour écrire à leur mère, mais non sans s’être bien embrassés et félicités. Ils prièrent ensemble le bon Dieu ; ils le remercièrent et lui demandèrent de bénir leur bienfaiteur, et de lui faire rencontrer un cœur qui l’aimât pour qu’il fût bien heureux. Puis ils se mirent à écrire chacun de son côté.