Jean de la Roche/Avant-Propos

Calmann-Lévy (p. 1-12).


AVANT-PROPOS


Le nom de la Roche est très-répandu dans toutes les provinces de la France, et, en le donnant au personnage dont je vais raconter les aventures, j’avertis d’avance les lecteurs naïfs qu’il ne faut les attribuer à aucun des habitants de la localité où je place la scène et que je compte fidèlement décrire.

Cette précaution oratoire semblera puérile aux personnes de bon sens, qui savent qu’un roman est toujours enveloppé d’une fiction, sous peine de n’être plus un roman. Elle est pourtant nécessaire, cette précaution, envers bon nombre de provinciaux, lecteurs trop excellents, qui prennent tout au sérieux, et qui n’admettent pas l’invention dans les ouvrages d’art. Avec ceux-là, il faut s’attendre à d’étranges méprises. On ne saurait décrire leur clocher, même sous un nom fictif, ou tomber, à son propre insu et par hasard, sur le nom de leur clocher en décrivant un clocher quelconque, sans mettre en émoi une notable portion des paroissiens.

Ceci est arrivé dernièrement à un auteur de ma connaissance pour avoir placé la scène d’un de ses romans dans un jardin de café attenant à un théâtre, lequel attenait à un couvent. Cette disposition locale et deux ou trois figures qu’il avait vues passer dans l’éloignement lui ayant donné l’idée d’une situation romanesque, un soir qu’il rêvait par là pendant un entr’acte, naturellement un maître de café, une religieuse et un comédien de province, devinrent les personnages principaux de son roman, et, comme dans ladite localité il n’y avait pas l’apparence d’une situation romanesque entre de tels personnages, l’auteur y plaça sans scrupule une histoire dont le fond était réel, et qui est arrivée très-loin de là, dans un autre milieu, avec d’autres circonstances et une autre mise en scène.

Ces soins furent inutiles. En vain la Faille-sur-Gouvre (petite ville cousine germaine de celle de Molinchart) couvrit-elle le nom véritable de celle où notre auteur avait pris une tasse de café en ruminant le décor de son roman ; en vain attribua-t-il à son héros principal, appelé Narcisse, de légers ridicules et une grande passion, afin de le déguiser complétement : la paroisse s’écria que c’était monsieur un tel, lequel avait dû aimer une religieuse et avoir pour rival un comédien, que l’affreux mystère était enfin dévoilé, et qu’il fallait en connaître l’héroïne. J’ai même ouï dire que l’on s’était ému derrière les grilles du couvent, et que le roman bâti par les lecteurs ne s’était arrêté en route que faute de personnages.

Il est vrai que l’auteur du roman imprimé avait commis une grande faute : il avait peint la figure extérieure de Narcisse ; il avait fait comme les peintres qui, rencontrant une belle tête, douce, honnête et sympathique, en font à la hâte un croquis, l’enferment dans leur portefeuille avec d’autres études, et, un beau jour, ayant à placer dans une composition un type de droiture et de bonté, retrouvent avec plaisir l’esquisse d’après nature, et l’habillent en paysan ou en prince, selon les convenances de leur sujet.

L’auteur du roman en question ne s’en fit ni scrupule ni reproche : mais certains autres personnages voulurent aussi reconnaître leur visage, auquel il n’avait point songé, et il reçut, comme d’habitude, des reproches ou des encouragements pour sa prétendue indiscrétion.

Nous ne parlerions pas de ces incidents comiques, accessoires obligés de toute publication de ce genre offrant un caractère de réalité quelconque, si, à propos d’un autre roman publié, il y a un an bientôt, dans la Revue des Deux Mondes, un incident analogue n’eût pris, sous le stimulant de la haine ou de la spéculation (nous aimons mieux croire à la haine, bien que rien ne nous l’explique), des proportions, je ne dirai pas plus fâcheuses pour l’écrivain dont il s’agit, mais beaucoup plus indécentes par elles-mêmes et véritablement indignes de la Faille-sur-Gouvre : car, à la Faille-sur-Gouvre, on n’est qu’ingénu, tandis que, dans de plus grands centres de civilisation, on est hypocrite, et on couvre une affaire de rancune ou de boutique des fleurs et des cyprès du sentiment.

Sans nous occuper ici d’une tentative déshonorante pour ceux qui l’ont faite, pour ceux qui l’ont conseillée en secret et pour ceux qui l’ont approuvée publiquement, sans vouloir en appeler à la justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d’outrage et de calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait l’inconvénient d’atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par un mort illustre, nous essayerons de trancher à notre point de vue une question qui a été soulevée à propos de cet incident, et qui peut être discutée sans amertume.

Deux opinions ont été mises en présence. Selon la première, l’artiste doit tout puiser dans son imagination, c’est-à-dire ne raconter, même sous le voile de la fiction, aucun enchaînement de faits observés par lui dans la réalité, et ne peindre aucun caractère, aucun type pris sur nature. D’après cette sentence, tout artiste qui retrace des scènes de sa propre vie, ou qui analyse des sentiments de son propre cœur, commet une indécence, et livre son âme en pâture à la populace. Donc (si cet artiste est une femme surtout), toute populace a le droit de l’insulter et de le calomnier, à la plus grande gloire de son pays et de son siècle.

Selon l’opinion contraire, tout artiste, sous peine de ne plus être artiste du tout, doit tout puiser dans son propre cœur, c’est-à-dire qu’il ne doit écrire, parler, chanter ou peindre qu’avec son âme, ne juger qu’avec son expérience ou sa conviction, n’étudier qu’avec son individualité, enfin n’émouvoir les autres qu’à l’aide de sa propre émotion, actuelle ou rétrospective. Il doit son âme à la multitude, et le jugement de la populace ne doit pas le préoccuper un instant, vu que, si, dans les multitudes, il y a toujours, sous le rapport intellectuel et moral, une populace inintelligente, méchante et grossière, la multitude renferme aussi dans ses rangs l’aristocratie des lumières et la saine bourgeoisie de la raison.

Ce serait donc, d’après cette opinion, qui est la nôtre, mépriser son époque et ses contemporains, que de regarder la renommée comme une flétrissure, et de préférer le silence qui procure le repos, parce qu’il établit l’impunité, à l’expansion qui donne le mérite, parce qu’elle prouve le courage.

Tout ceci amène la question suivante : Faut-il être artiste pour soi tout seul dans la vie murée, ou faut-il l’être au profit des autres, en rase campagne, en dépit des amertumes de la célébrité ?

Nous répondrons que d’excellents esprits et de nobles cœurs peuvent fort bien se passer de notoriété, attendu que ce n’est pas le retentissement qui constitue le mérite, — il n’en est qu’un résultat, quelquefois inévitable et même quelquefois involontaire, — mais qu’aux yeux de certains artistes croyants, tous les inconvénients que la notoriété entraîne doivent être subis de bonne grâce, parce que l’expansion leur paraît un devoir à remplir, non-seulement au point de vue de l’art, mais encore à celui du libre examen des choses de l’âme. Ceux qui sont partis de ce principe, ou qui, sans l’avoir creusé au début, l’ont reconnu en route et accepté avec toutes ses conséquences, ne sont pas si faciles que l’on croit à effrayer et à mortifier. On peut même être femme et ne pas se sentir atteint par les divagations de l’ivresse ou les hallucinations de la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à l’esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes. On peut aussi supporter le blâme irréfléchi des esprits frivoles ou l’injure systématique des cerveaux rétrogrades, et, sans perdre le respect dû à toute conviction naïve, répondre à tous : « Vous n’avez pas regardé assez avant pour bien voir l’utilité de mon courage et le résultat final de ma mission. »

Selon nous, l’artiste doit donc se dire qu’il lui a toujours été et qu’il lui sera toujours commandé d’utiliser son expérience et de tracer la peinture du cœur humain tel qu’il a battu en lui-même, ou tel qu’il s’est révélé à lui chez les autres dans les grandes antithèses de la vie. Le goût, qui est une règle d’art, et le respect des personnes, qui est une règle de conduite, exigent seulement de lui une fiction assez voilée pour ne désigner en aucune façon la réalité des personnages et des circonstances. S’il ne s’est jamais écarté de ce principe facile et simple, il est en droit de répondre — à quiconque se permettra de l’interroger et de le commenter publiquement — qu’une telle recherche est brutale, inconvenante, mortelle pour la dignité de la critique et attentatoire à la liberté de l’écrivain ; qu’en outre elle est maladroite, puisque ceux qui prétendent deviner une figure de roman et s’offenser de quelque ressemblance trahissent imprudemment et misérablement un secret que l’auteur avait gardé, et livrent au public des révélations qui ne lui étaient pas destinées. Ces déplorables vengeurs salissent ce qu’ils touchent, et toute âme honnête doit demander au ciel d’en préserver sa mémoire.

Mais il est un moyen de rendre ces fureurs impuissantes et de faire qu’elles crient sans écho dans le vide : c’est de ne jamais écrire sous l’oppression d’un mauvais sentiment ; c’est d’être vrai sans amertume et sans vengeance ; c’est d’être juste et généreux envers le passé qu’on s’est remis sous les yeux ; c’est de ne peindre les malheurs du caractère ou les égarements de l’âme qu’en cherchant et en découvrant leur excuse dans la fatalité de l’organisation ou des circonstances ; c’est enfin de garder le respect que l’on doit au génie, et de prouver, par tous ces égards du cœur, le tendre pardon final qu’il est si naturel et si doux d’accorder aux morts.

Ces réflexions nous ont semblé utiles à placer en tête d’un roman quelconque. Le roman est un art nouveau, c’est une création de notre époque. Ce siècle a vu vivre et mourir miss Edgeworth, madame de Staël, Walter Scott, Cooper, Balzac et bien d’autres. L’éducation du public est cependant encore un peu à faire, car, au milieu de tous ces genres différents, où chaque nom est une tentative personnelle et chaque gloire une conquête particulière, le lecteur, étonné et avide, s’inquiète encore du procédé plus que du résultat.

Je me figure voir ce public, toujours le même au fond, amassé jadis autour des premiers essais de la peinture à l’huile, et se préoccupant des secrets du métier plus que du sens des œuvres et des progrès réels de l’art. Cela est assez naturel. C’est donc aux artistes de s’expliquer quelquefois, de dire que le procédé n’est rien, et que l’affaire du public n’est pas de chercher les ouvriers qui ont broyé la couleur, ou les modèles qui ont posé devant le peintre, mais d’examiner le tableau, d’en comprendre les qualités ou les taches, et de l’apprécier suivant ce qu’il enseigne plus ou moins bien, à savoir l’élévation des sentiments et des idées, le sens de l’art, la manifestation du beau dans le vrai ou du vrai dans le beau, la science du réel ou l’émotion de l’idéal.

Si l’artiste est resté au-dessous de sa pensée et de la vôtre, s’il a dans les types humains avili l’empreinte de la Divinité sous une interprétation sordide, condamnez-le : mais si, en étudiant le réel avec conscience, il a respecté la noblesse de l’origine céleste, ne cherchez pas autour de vous les noms ou les traits de ses modèles. Ils existent sans doute dans la réalité, car nul n’invente en dehors de ce que peuvent percevoir les sens, et les dieux mêmes se présentent à l’imagination sous des traits humains ; mais, en se traduisant sous la main d’un artiste véritable, ces modèles, grands ou vulgaires, effrayants ou suaves, entrent dans une vie nouvelle à l’état d’abstractions frappantes et de types impérissables, aussi bien que le Moïse de Michel-Ange, que l’Arétin de Titien ou le Charles Ier de Van Dyck.

On peut et on doit appliquer à l’art de raconter ce que nous disons ici de l’art de peindre, car les procédés sont les mêmes pour tous les arts sérieux. On peut et on doit dire aux écrivains : « Respectez le vrai, c’est-à-dire ne le rabaissez pas au gré de vos ressentiments personnels ou de votre incapacité fantaisiste ; apprenez à bien faire, ou taisez-vous ; » et au public : « Respectez l’art : ne l’avilissez pas au gré de vos préventions inquiètes ou de vos puériles curiosités ; apprenez à lire, ou ne lisez pas. »

Quant aux malheureux esprits qui viennent d’essayer un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de déclamations imprimées que l’horrible héroïne de leur élucubration était une personne vivante dont il leur était permis d’écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu’ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d’un mourant, le public a déjà prononcé que c’était là une tentative monstrueuse dont l’art rougit et que la vraie critique renie, en même temps que c’était une souillure jetée sur une tombe.

Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser aller dans leur voie est la seule punition qu’on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.

Quelques amis ont reproché à l’objet de ces outrages de les recevoir avec indifférence ; d’autres lui conseillaient, il est vrai, de pas s’en occuper du tout. Après réflexion, il a jugé devoir s’en occuper en temps et lieu ; mais il n’était guère pressé. Il était en Auvergne, il y suivait les traces imaginaires des personnages de son roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps. Il avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs du Puy-de-Dôme et du Sancy. Suaves parfums des choses de Dieu, qui pourrait vous préférer le souvenir des fanges de la civilisation ?


GEORGE SAND


Nohant, le 1er octobre 1859.