Calmann-Lévy (p. 13-22).


I


Je peux dire sans hyperbole que j’ai été élevé dans un rocher. Le château de mes pères, très-bien nommé le château de la Roche, est bizarrement incrusté dans l’excavation d’une muraille de basalte de cinq cents pieds d’élévation. La base de cette muraille forme, avec son vis-à-vis de roches identiques, une étroite et sinueuse vallée où, à travers de charmantes prairies ombragées de saules et de noyers, serpente et bondit en cascatelles impétueuses un torrent inoffensif. Le chemin qui conduit chez nous passe sur le versant qui nous fait face, lequel se relève presque aussitôt et nous enferme dans un horizon de bois de pins extrêmement triste et borné.

C’est donc un nid que le château de la Roche, un vrai nid de troglodytes, d’autant plus que tout le flanc du rocher dont nous occupons le plus large enfoncement est grossièrement creusé de grottes et de chambres irrégulières que la tradition attribue aux anciens hommes sauvages (c’est le mot très-juste dont se servent nos paysans), et que les antiquaires n’hésitent pas à classer parmi ces demeures des peuples primitifs que l’on rencontre à chaque pas sur certaines parties du sol de la France.

Bien que notre domaine fût situé dans le département de la Haute-Loire, et que l’on s’habitue déjà en France à regarder les limites des départements comme celles des anciennes provinces, ma famille se défendait énergiquement de n’être pas de la noblesse d’Auvergne, et elle avait raison, puisque l’Auvergne avait autrefois pour limite la montagne de Bar et s’étendait, par conséquent, bien au delà de Brioude.

Il faut connaître les rivalités tenaces qui ont existé durant des siècles entre les pays limitrophes, et qui se font encore sentir avec âpreté, pour comprendre à quel point mes vieux oncles et mes vieilles tantes tenaient à être de souche auvergnate et à n’avoir rien de commun dans leurs origines avec le Velay.

Le château de mes pères est planté haut dans la roche, puisque ses clochetons élancés en dépassent la crête. Un détail peindra tout à fait la situation. Ma mère, étant d’une faible santé et n’ayant d’autre promenade qu’une petite plate-forme au pied du château, sur le bord de l’abîme, ou le sentier rapide qui descend en zigzag aux rives du torrent, ou encore le chemin raboteux et cent fois exploré qui tourne à droite vers le coteau déprimé pour franchir le ruisseau et revenir, en face de nous, se perdre dans les bois, imagina de se créer un jardin au sommet de l’abîme où nous perchons. Comme celui de tous les contreforts basaltiques des environs, ce sommet est très-uni. Il est couvert de bonnes terres végétales et de buissons épais où il était facile de percer des allées et de dessiner des parterres. Seulement, un précipice séparait la châtelaine de cette cime enviée, par la raison que l’édifice n’est incrusté dans le rocher qu’en apparence. Les habiles architectes de la renaissance n’ont pas commis la faute de le cimenter à cette roche cristallisée en longs prismes que la gelée, l’orage ou les infiltrations menacent sans cesse. Un espace libre, de vingt pieds de large, est caché entre la roche et les derrières du castel. Tous les ans, on déblaye les ruines du rocher et on répare les reins plus ou moins endommagés de l’édifice, en attendant qu’un grand écroulement l’emporte au fond du gouffre. Ma mère, qui s’était habituée aux périls sans remède d’une pareille demeure, fit résolûment ouvrir une porte au dernier étage, près des combles, et jeter un pont de bois sur le haut du rocher, qu’un médiocre entaillement mit de niveau avec ce passage.

Le petit manoir est, quant à l’extérieur, un vrai bijou d’architecture, assez large, mais si peu profond, que la distribution en est fort incommode. Tout bâti en laves fauves du pays, il ne ressemble pas mal, vu de l’autre côté du ravin, à un ouvrage découpé en liége, surtout à cause de son peu d’épaisseur, qui le rend invraisemblable. À droite et à gauche, le rocher revient le saisir de si près, qu’il n’y a, faute d’espace aplani, ni cour, ni jardins, ni dépendances adjacentes. Les caves et les celliers sont installés dans les grottes celtiques dont j’ai parlé. Les écuries, les remises et la ferme sont une série de maisonnettes échelonnées sur les étages naturels du ravin, à quelque distance du manoir. Ces constructions pittoresques se relient à un moulin dont le bruit frais et monotone a bercé toutes les siestes alanguies de ma première enfance, durant les étés courts, mais brûlants, qui s’engouffrent dans l’étroit précipice où nous sommes enfermés.

On arrivait à cette impasse par un chemin taillé dans le roc vif et ombragé de grandes ronces pendantes. On entrait chez nous par un des profils de la façade. Il fallait monter encore une vingtaine de marches en larges dalles déjetées et brisées, et ouvrir une porte vermoulue toute couverte de ferrures savamment découpées. Le guichet et la serrure, chefs-d’œuvre de complication, étaient dignes d’échapper à la rouille centenaire et de briller sur l’étagère d’un musée. Les armes de la famille écussonnaient le tympan de l’entrée. Cette entrée franchie, on se trouvait sur l’étroite plate-forme, taillée comme le chemin dans le rocher, mais bordée d’un mur à hauteur d’appui en blocs bruts. C’était donc une corniche et non une cour. Les portes et fenêtres du rez-de-chaussée, très-élégantes, mais très-délabrées, s’égayaient de quelques rosiers grimpants et de guirlandes de chèvrefeuille sauvage.

De là on pénétrait de plain-pied dans la salle à manger, dans le salon, puis dans la chambre d’honneur, qui servait de salon plus intime à ma mère. Au-dessus, un étage de chambres assez nues était destiné à son logement, au mien, et à l’hospitalité envers quelques amis. Deux autres étages restaient dans l’abandon le plus complet, sauf les chambrettes affectées au domestique peu nombreux de la maison, un vieux valet de chambre, cocher à l’occasion, une femme de charge servant de fille de chambre à ma mère, et une robuste cuisinière, excellente femme dévouée qui s’appelait Catherine et qui m’aimait particulièrement : c’est elle qui soignait les vaches et le poulailler.

Les appartements n’avaient rien de remarquable au premier, au deuxième et au troisième étage. En revanche, le rez-de-chaussée était fort intéressant. Il offrait, je ne dirai pas un état de conservation satisfaisant (tout était fané et usé), mais au moins le spectacle rare d’une authenticité complète. On a vu suffisamment, par ce qui précède, que nous étions pauvres. Douze mille francs de rente environ, avec l’obligation de conserver tant bien que mal un petit édifice encore beaucoup trop vaste pour notre état de maison, et l’obligation non moins sacrée pour des gentilshommes campagnards de recevoir honorablement quelques voisins, c’était plus que la gêne sans être la misère. C’était cet ensemble de privations morales et intellectuelles qui se dissimule sous une apparence de bien-être apathique. C’était cet état problématique qui fait dire au passant aisé : « Voilà de pauvres seigneurs ! » tandis que le paysan qui le guide vers ces demeures féodales, objet de son respect héréditaire, les lui montre avec orgueil et s’étonne de les voir dédaignées par les appréciateurs du moderne confortable.

Nos aïeux, sans être fort riches, avaient eu plus d’aisance que nous, puisqu’ils avaient fait bâtir ce manoir, dont la moindre réparation nous était si onéreuse, et pour lequel le moindre embellissement nous eût été impossible : mais ils avaient vu diminuer progressivement leurs ressources. Il n’était pas besoin, pour s’en assurer, de consulter notre histoire de famille : il suffisait de jeter les yeux sur le mobilier, qui n’avait pas été renouvelé depuis l’époque de Louis XIII, et qui, par lui-même, ne caractérisait point une existence de splendeur. C’était, dès ce temps-là, l’intérieur d’un gentilhomme médiocre. En cela précisément, cet intérieur était digne d’intérêt. Le luxe et le goût ont conservé ou exhumé beaucoup d’objets de goût et de luxe, mais ceux qui ne servent qu’à préciser le caractère des temps ont généralement disparu du sol de la France. Ainsi je n’ai revu nulle part certains détails d’ornementation intérieure qui existent encore au château de la Roche, entre autres une cheminée de la chambre d’honneur, toute en bois peint de couleurs voyantes, ainsi que le trumeau et le manteau étroit sur lequel, en guise de flambeaux ou de vases, s’élevaient deux découpures de bois mince et peint dans les mêmes tons que le reste, représentant une sorte de haute palme enroulée autour d’une fleur de fantaisie. Cela est franchement laid, fragile, inutile» pauvre et barbare ; mais cela existe encore, et c’est quelque chose que d’exister quand on n’a aucun droit, aucun motif de survivre aux causes ordinaires de destruction.

Une autre curiosité des appartements du rez-de-chaussée, c’étaient les peintures des panneaux de bois de la muraille et des minces poutrelles qui rayent les plafonds. J’ignore si notre ancêtre, contemporain de Richelieu, avait vu des fresques antiques en Italie, mais il avait une prédilection marquée pour certains tons semi-étrusques que l’on pourrait appeler pompéiens. Le fond des trois pièces était d’un brun chocolat rehaussé par des filets et des ornements bleu clair, rouge brique et blanc mat. Cet assemblage de tons, que la vétusté harmonise ordinairement, était resté d’un criard atroce. Ainsi, sur les parois de la salle à manger, la vue était offensée par un placage d’armoiries et de devises insolemment blanches sur des carrés bruns, séparés par un impitoyable grillage coquelicot, qui depuis vingt ans, faisait pleurer les yeux de ma mère sans qu’elle se crût le droit d’y faire toucher ou de manger ailleurs. Le lit de la chambre d’honneur, monté sur une estrade qui occupait le tiers du local, était garni de drap vert brodé en blanc et en jaune» combinaison non moins désagréable, et aux quatre coins du dais s’élevaient quatre vases ouvragés en passequille, fort curieux à coup sûr, mais d’un goût détestable. Le miroir placé sur la table de toilette avait pour support deux grands personnages velus, ou plutôt deux ours à face humaine, affreux satyres en chêne noir sculpté, qui étendaient chacun un bras (les deux autres étaient cassés) pour tenir une couronne au-dessus de la glace.

Dans cette chambre d’honneur, le peintre des panneaux avait fait de grands frais d’imagination. Sur l’éternel fond chocolat à filets rouges il avait barbouillé, au lieu des écussons blancs de la salle à manger, de véritables sujets à la mode du temps : ici, un château fort : à côté, une sirène ; plus loin, un signor Pantalon imité de Callot ; ailleurs, une bergère de l’Astrée, etc. C’était aussi barbare d’exécution que le reste. Pourtant les archéologues du pays retrouvaient là avec plaisir l’indication grossière de plusieurs manoirs de la contrée, aujourd’hui ruinés ou même complétement disparus.

Les dressoirs, crédences et tables de ces trois pièces, étaient d’un fort beau style antérieur à la renaissance, mais en si mauvais état, que les souris tenaient cour plénière dans les tiroirs, et qu’à chaque instant on les voyait folâtrer sur les délicates découpures dont elles-mêmes semblaient faire partie. Ces vieux meubles, respectés par notre aïeul l’amateur de tons étrusques, n’avaient pas bougé de là depuis quatre siècles. Le lit s’affaissait de lui-même lentement sur ses pieds vermoulus ; le carreau, de très-petites briques fendillées, s’en allait en poussière, et, sur les marges des fenêtres, toutes les herbes folles de la création s’étaient donné rendez-vous.