Calmann-Lévy (p. 69-79).



VII


Cependant M. Butler ne venait pas, et sa fille n’en témoignait ni surprise ni impatience. Le fait est que, plongé dans quelque problème, ou voulant terminer quelque partie d’un travail commencé, il avait complétement oublié que je l’attendais, mais, ne sachant point encore combien cet excellent homme était capable de négliger pour la science ses intérêts les plus chers et ses préoccupations les plus sacrées, je m’imaginai qu’il me laissait à dessein en tête-à tête avec sa fille, afin que nous pussions nous connaître et nous juger l’un l’autre.

Enhardi par cette supposition, je m’efforçai de réparer mes bizarreries de la première entrevue et de redevenir un peu moi-même, c’est-à-dire un garçon aussi facile à vivre et aussi expansif que tout autre. La glace ne fut pas difficile à rompre, car je trouvai chez miss Love une bienveillance égale à celle que son père m’avait témoignée. Soit que ce fût une disposition naturelle de son caractère, soit qu’elle devinât l’intérêt particulier que je lui portais, au bout d’un quart d’heure nous causions comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Elle avait ou elle montrait plus de gaieté que d’esprit, aucune amertume dans son enjouement, et le mépris de tout paradoxe, chose assez rare chez une jeune fille instruite.

Je n’eus pas le mauvais goût de lui laisser deviner mes sentiments pour elle, mais, en me livrant sur tout le reste à un certain épanchement de cœur, je l’amenai à la faire parler d’elle-même.

— Moi, dit-elle, sauf un grand chagrin qui m’a frappée quand je n’avais encore que dix ans, je veux parler de la mort de ma pauvre mère, j’ai toujours été heureuse. Vous ne vous figurez pas comme mon père est bon et comme on vit tranquille et libre avec lui. Hope est un amour d’enfant, et, quand je dis un enfant, c’est parce qu’il est plus jeune que moi, car je vous assure qu’il a autant de raison et de bon sens qu’un homme fait. Il ne me chagrine que par un côté de son humeur : c’est qu’il aime trop le travail et que, si on le laissait faire, il se tuerait. Aussi, je le fais jouer et courir tant que je peux, et je dois dire que, quand il y est, il en prend autant qu’un autre, mais il faut que je pense toujours à cela et que je ne m’endorme pas là-dessus, car les médecins disent que, s’il était abandonné à lui-même, il n’en aurait pas pour longtemps.

— Et si vous le perdiez,… vous seriez inconsolable ?

— Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot-là : inconsolable ; j’ai perdu ma mère, et j’ai pourtant pris le dessus… Mais, au fait, votre mot est juste ; je vis, je m’occupe, et je suis gaie comme tout le monde ; pourtant, quand je pense à elle,… non, je ne suis pas consolée pour cela, et vous avez raison : ce serait la même chose, si je perdais mon frère.

Et elle essuya du revers de la main deux grosses larmes qui roulèrent sur ses joues sans qu’elle songeât ni à les cacher ni à les montrer.

— Mais, comme votre père et votre frère vous restent, vous avez du courage ?

— Et du bonheur, c’est vrai. Si je perdais mon cher Hope, j’aurais encore mon père… Après celui-là,… je crois bien que je n’aurais plus aucun plaisir à vivre.

— D’après l’ordre de la nature, vous devez pourtant prévoir ce dernier malheur, mais dans ce temps-là vous aurez d’autres affections…

— Oh ! les affections à venir, je ne les connais pas, je ne m’en fais aucune idée, et je ne peux m’appuyer d’avance sur quelque chose qui n’existe pas.

Cela fut dit très-naturellement et sans aucune intention apparente de m’avertir. Je n’en fus donc pas frappé et découragé comme je l’eusse été trois jours auparavant. Je n’y vis pas non plus l’aveu d’un cœur trop rempli pour accepter un avenir quelconque en dehors du présent. J’étais gagné et porté à la confiance par la simplicité et la bonhomie des paroles, de l’attitude et de la physionomie. Je sentais là une personne vraie jusqu’au fond de l’âme, raisonnable et sensible, modeste et dévouée. Je ne me trompais pas, telle était en effet miss Love : aussi mon exaltation se calmait auprès d’elle, et j’éprouvais, en l’écoutant parler, le charme de l’amitié plutôt que le trouble de l’amour.

Son père vint au bout d’une heure, me fit bon accueil et me retint à dîner. Je ne surpris, quelque attention que je fisse, aucun regard d’intelligence échangé entre Love et lui, et je reconnus à leur tranquillité que miss Love n’avait été réellement avertie de rien, tandis que M. Butler attendait avec un grand calme qu’elle lui parlât de moi la première.

Personne n’était plus aimable et plus sociable que mon futur beau-père. Rien d’un pédant ; une naïveté exquise avec une véritable intelligence, un adorable caractère, un grand respect des autres, un charme rare dans les relations, les sentiments les plus purs et les plus nobles, tel était M. Butler. On peut dire que jusque-là sa fille, qui lui ressemblait beaucoup par le visage, était un véritable et fidèle reflet de ses inappréciables qualités. Mais M. Butler avait pour défaut l’extension de ses qualités mêmes : sa longanimité ou son optimisme allait jusqu’à la nonchalance dans les questions positives du bonheur domestique et social. Aucun événement ne l’inquiétait jamais. Il ne voulait ou ne savait rien prévoir. Du moins il ne le voulait pas à temps, et, ne sachant pas suspendre ses chers travaux scientifiques, ou s’abandonnant aux douces contemplations de la nature, il laissait aller la vie autour de lui sans en prendre le gouvernail.

En rapprochant mes observations des informations fournies par mon notaire, je vis, dès ce jour-là, que M. Butler n’aurait aucune initiative dans les résolutions que sa fille pourrait prendre à mon égard, qu’il jugeait le bonheur en ménage chose simple et facile, qu’il professait une foi absolue dans le jugement et la pénétration de miss Love, enfin qu’il s’en remettrait aveuglément à elle pour le choix d’un époux, et que c’était d’elle-même et d’elle seule que je pouvais espérer de l’obtenir.

Dès lors, je me sentis plus tranquille. Cet homme, sans volonté pour tout ce qui n’était pas la science, ne pouvait pas songer à enchaîner ma vie à la sienne, et je n’aurais probablement point à discuter le plus ou moins de liberté que je conserverais en vivant sous son toit. Je ne prévis pas un instant que Love pût avoir un autre sentiment que moi-même, si j’arrivais à me faire aimer d’elle.

C’est à quoi, dès lors, tendirent tous mes vœux et toutes mes pensées. Je l’aimais, moi, et je puisais dans la sincérité de mes sentiments la confiance de me faire comprendre. Malheureusement, les conditions du mariage dans les classes aristocratiques sont détestables en France, surtout en province. Les demoiselles y sont gardées comme des amorces mystérieuses qu’il n’est permis de connaître que lorsqu’il est trop tard pour se raviser. On craint de les compromettre en leur laissant la liberté d’examen. Le commérage bas et méchant, que l’on ne craint pas d’appeler l’opinion (calomniant ainsi l’opinion des honnêtes gens), s’empare avidement des commentaires que peut faire naître un mariage manqué, et c’est toujours en cherchant à avilir les intentions et à rabaisser les caractères que l’on explique une rupture, quelle qu’en soit la cause.

Il ne me fut donc pas permis de voir miss Love plus de trois fois avant de me déclarer à son père. Dès lors mon honneur était engagé, et je ne pouvais plus rompre que pour des raisons majeures. Or, on n’appelle pas raisons majeures les découvertes ou les réflexions que l’on peut faire sur l’incompatibilité des caractères et des goûts. Il est bien vrai que, si je n’eusse pas décliné mes intentions, M. Butler n’eût peut-être pas eu l’énergie de me fermer sa porte, miss Love, ne sachant rien, n’eût pas songé à l’avertir. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne paraissaient se soucier des usages de la province, mais, moi, je ne pouvais pas m’y soustraire, je ne pouvais pas compromettre la femme à laquelle je devais donner mon nom.

— J’agrée votre demande, me répondit M. Butler, mais je ne puis encore vous dire si ma fille l’agréera. Si je lui demande comment elle vous trouve, elle me répondra qu’elle vous connaît trop peu pour vous juger. Revenez donc plusieurs fois encore, je vous le permets, et parlez-lui vous-même, j’y consens. Ne la pressez pas trop de dire oui ou non ; elle réfléchira, je la connais. Tout ce que je peux vous dire dès aujourd’hui, c’est que vous ne lui êtes pas antipathique, car elle ne vous fuit pas et cause volontiers avec vous, tandis qu’à première vue elle s’est prononcée contre d’autres aspirants.

J’allai chercher miss Love dans le salon, dans le jardin, dans le parc ; elle n’était nulle part, et cependant personne ne l’avait vue sortir. Je la trouvai enfin dans la bibliothèque, lisant avec son frère. Comme c’était ma quatrième visite en huit jours, elle parut très-surprise et même un peu inquiète. Elle se leva assez vivement, repoussa les livres et les cahiers qui l’entouraient, et m’offrit de me conduire auprès de son père. En apprenant que je venais de le voir, et que c’était lui qui m’envoyait vers elle, elle devint pâle, et je remarquai qu’elle avait pleuré.

— Je vois à votre air, lui dis-je, que je vous dérange, et que je suis le malvenu. Chassez-moi franchement, je ne reviendrai jamais. Je ne suis pas né importun.

Elle me regarda en face un instant, sans rien dire, puis, comprenant tout et prenant résolûment son parti, elle fit un signe à Hope, qui se retira, mais non pas sans me jeter un regard froid et méfiant qui me mit la mort dans l’âme. Ce visage d’enfant précoce avait l’énergie de mon âge et la naïveté du sien.

Il n’était plus question de me consulter moi-même. Je venais pour parler à miss Love ; je parlai.

— Je ne vous demande rien, lui dis-je, que de me souffrir auprès de vous assez longtemps pour être à même d’apprécier mes sentiments et de m’accorder votre estime.

— J’ai donc votre estime, moi, reprit-elle avec beaucoup de hauteur, et je vous inspire donc des sentiments quelconques ? Je ne le croyais pas, puisque vous ne me connaissez pas plus que je ne vous connais.

— Il faut croire, repris-je avec une hauteur analogue à la sienne, que ce peu de temps avait suffi pour faire naître mes sentiments et ma confiance, puisque je vous rendais un hommage aussi sérieux que celui d’aspirer à votre main. Si vous ne le croyez pas, c’est que vous me supposez je ne sais quelles vues intéressées qui m’offensent, et dès lors… Je me levais pour m’en aller. Elle me retint avec une sorte d’autorité.

— Pas si vite, dit-elle avec un sang-froid où il entrait de la bienveillance ; je ne veux pas que vous puissiez croire que je vous méprise. Si vous me faites l’honneur de vouloir m’épouser, c’est évidemment que vous m’estimez. J’ai donc eu tort de vous parler comme je l’ai fait. Pardonnez-le-moi. Je ne suis pas moi-même aujourd’hui. Voyez, monsieur, et gardez-moi le secret. J’ai un grand chagrin !

Là-dessus, perdant tout empire sur elle-même, elle fondit en larmes, et, me tendant sa main, qu’elle laissa dans la mienne tout en pleurant :

— Mon père, dit-elle, est un peu souffrant depuis quelque temps, et souffrant tout à fait depuis quelques jours. Il s’est décidé ce matin à appeler le médecin, et le médecin, après l’avoir examiné, m’a dit :

» — Exigez qu’il se soigne. Il y va de la vie ! C’est une maladie du foie qui se déclare.

» Eh bien, je sais, moi, que, si j’obtiens que mon père se soigne, ce sera un miracle, et je sais que sa mère est morte de cette maladie. Je suis sous le coup de cette chose affreuse, et vous me parlez d’une chose qu’on appelle le bonheur !… Je ne sais pas, moi, si le mariage me rendrait heureuse dans ces conditions-là. Vous êtes heureux, vous ! pourquoi épouseriez-vous mes chagrins ?… Et puis !… Attendez, ajouta-t-elle en suspendant la réponse sur mes lèvres, il y a une condition à mon mariage, une condition que vous n’accepteriez pas. Je ne dois jamais quitter mon père ni mon frère. Je l’ai juré à ma mère mourante, et plus que jamais je tiens à mon serment. Voilà, mon cher monsieur, ce que vous comprenez de reste, vous qui aimez votre mère ; voilà ce que je devais, ce que j’ai voulu vous dire avant de vous laisser parler.

Mon cher monsieur fut dit avec une si franche cordialité, que j’en fus particulièrement touché. La sensibilité, la bonté de cœur de cette jeune fille, étaient réelles et persuasives. Je serrai ses mains dans les miennes, en prenant part à sa douleur, en m’efforçant de la tranquilliser sur le compte de son père, en lui disant que l’amour filial faisait des miracles, et qu’elle ne devait pas douter de la Providence ; enfin je lui jurai de souscrire, si elle daignait m’agréer, à la condition qu’elle m’imposait.