Calmann-Lévy (p. 31-40).



III


— Mon fils, me dit-elle avec un peu plus d’expansion que de coutume, vous vous ennuyez. L’homme ne peut pas vivre seul. Il faut absolument vous marier.

— Peut-être, lui répondis-je : mais d’abord il faudrait pouvoir aimer, et, dans le petit nombre de jeunes filles que nous connaissons et auxquelles je peux prétendre, il n’en est pas une qui seulement me plaise.

— Retournez à Paris ou allez à Riom, à Clermont, au Puy…

— Non, de grâce, ne me demandez pas cela. Je me sens si peu aimable, que je craindrais d’aimer et de déplaire.

— Eh bien, voyagez, distrayez-vous, et redevenez aimable. N’êtes-vous pas le maître ?

— Non, je ne suis pas le maître de mon humeur, je ne sais pas encore me gouverner. J’ai besoin d’aimer, mais il y a en moi une ardeur qui ne saurait pas attendre la femme que je rêve. Je craindrais de faire encore fausse route et de ne chercher que le contraire de l’amour.

— Quelle femme rêvez-vous donc ?

— Une créature parfaite, ni plus ni moins ! Quelle autre rêve-t-on jamais ?

— Mais encore, comment est-elle faite ?

— Je ne sais. J’ai connu à Paris des femmes parfaitement belles et parfaitement haïssables. Je n’ose donc penser à la figure que ma femme, à moi, ma femme accomplie, peut et doit avoir.

— Ne parlons pas de sa figure. On est toujours jolie quand on plaît et quand on est aimable. Mais… tenez-vous à la naissance ?

— À moins que vous n’y teniez…

— Je n’ai pas d’autre manière de voir que la vôtre. Si une famille d’honnêtes gens vous suffit, je saurai m’en contenter. Mais… tenez-vous à la fortune ?

— Je ne tiens qu’à l’aisance. Je n’ai ni le droit d’exiger une femme riche, ni celui d’en choisir une pauvre. Je ne veux pas que mes enfants soient privés de l’éducation que j’ai reçue. Je ne désirerais donc qu’une existence assortie à la mienne, et je n’ai pas l’ambition de souhaiter mieux.

— Pourtant, si vous trouviez une belle dot… Une bourgeoise doit être riche pour épouser un gentilhomme. C’est dans l’ordre et c’est l’usage.

— Qui donc avez-vous en vue ?

— Personne… mais avez-vous vu miss Love ?

— Qu’est-ce que miss Love ?

— Love Butler, la fille de cet Anglais un peu maniaque, je crois, qui vient d’acheter Bellevue, à huit lieues d’ici. Il est riche, je le sais. Il n’a que deux enfants, dont une fille, qui s’appelle Love, et qui m’a paru fort bien. Il est, lui, à ce qu’on m’assure, un fort honnête homme et un homme excellent. Je vous ai engagé à leur aller rendre visite, car ils sont venus me voir pendant votre séjour à Paris : vous avez fait la sourde oreille. Depuis six mois que vous êtes de retour, il serait temps…

— Vous croyez, chère mère ? Moi, je crois qu’il n’est plus temps.

— Enfin c’est comme vous voudrez, mais il n’en coûte rien d’y songer. Vous y songerez.

J’y songeai, en effet, non pas avec ardeur, mais comme on songe à une planche de salut. Si miss Love était belle et douce, pourquoi non ?… Il fallait avant tout la voir. Je partis pour Bellevue dès le lendemain.

Bellevue était, dans mon souvenir, une vaste maison de campagne à peu près abandonnée, dans un site riant et magnifique, entre une gorge profonde où un torrent précipite ses eaux abondantes et limpides et les plaines ondulées de la riche Limagne d’Auvergne. Je retrouvai bien le site, mais je ne reconnus pas la maison. Depuis deux ans que je n’avais pas eu l’occasion de passer par là, on en avait fait un château moderne, vaste, élégant et confortable. Le parc s’était agrandi de l’adjonction d’un ravin et d’un bois voisin rempli de beaux arbres. Des jardins éblouissants de fleurs et découpés à l’anglaise serpentaient sur le flanc du coteau ; les eaux courantes, éparses sur la montagne, venaient jaillir dans un ruisseau artificiel qui baignait le pied de la maison et arrosait largement les parterres. Tout cela était disposé avec une grande simplicité, mais avec un grand goût, et tout sentait cette large aisance qui touche à la richesse.

Pour la première fois de ma vie, je me sentis un peu humilié de ma pauvreté, à cause de l’intention qui m’amenait là. Je n’avais pas la vanité de croire qu’en apportant un titre en échange d’une fortune je dusse être accueilli à bras ouverts. Si la jeune fille était charmante, il fallait, pour rétablir l’équilibre, que je fusse charmant moi-même, et, déjà mécontent de ma démarche, je m’en dégoûtai tout à fait au moment de franchir la grille de la cour d’honneur. J’allais donc tourner bride, lorsque je me trouvai en face de deux beaux enfants, une fillette de seize à dix-sept ans et un garçonnet de dix à douze tous deux montés sur d’excellents poneys bretons, et suivis d’un gentleman fort propre, que je pris d’abord, dans mon trouble, pour un domestique, par la seule raison qu’il marchait derrière les jeunes gens.

C’était pourtant M. Butler partant pour la promenade avec sa fille Love et son fils Hope : Amour, Espérance, c’étaient les noms que sa fantaisie paternelle leur avait donnés.

Cette rencontre inattendue, au moment où je faisais un mouvement très-gauche pour me retirer, acheva de me déconcerter. Les jeunes gens n’y virent qu’une intention de politesse, et se rangèrent pour me laisser passer, échange de courtoisie dont je ne profitai pas. Nous étions là, eux très-étonnés, moi très-incertain, laissant le passage libre sans que personne voulût le franchir, lorsque M. Butler arriva, et vint à ma rencontre avec une figure tranquille, ouverte et souriante.

C’était à moi de parler le premier, de me nommer ou de m’excuser en disant que je m’étais permis de vouloir regarder la façade du château, et je ne parlais pas, sentant que le premier parti m’engageait plus que je n’en avais envie, et que le second rompait grossièrement et sans retour toute relation avec d’honnêtes voisins dont ma mère avait reçu les avances. Mon hôte, trop bien élevé pour me questionner, ne disait mot, et ma situation devenait ridicule. Je jetai un regard effaré sur miss Love ; elle souriait sous son voile en regardant de côté son jeune frère, qui riait tout à fait sous cape.

Le dépit délia ma langue ; je me nommai, et j’expliquai qu’en voyant mes hôtes partir pour la promenade, j’aurais voulu différer ma visite et me retirer. M. Butler me tendit cordialement la main, me présenta ses deux enfants, et, pour ne pas m’embarrasser, m’engagea à le suivre dans le parc.

— Votre cheval n’a pas chaud, me dit-il, et, d’ailleurs, je vais presque toujours au pas. De cette façon vous ne vous ferez aucun reproche, et j’aurai le plaisir de causer avec vous.

Nous fîmes ainsi une centaine de pas. Les enfants étaient devant nous, et je ne voyais de miss Love que sa taille élégante et mignonne, gracieusement unie à l’allure de son cheval. Sa figure m’avait plu dès le premier coup d’œil, bien que je n’en eusse vu que le bas. Un chapeau rond à plumes, bordé d’une longue dentelle noire m’avait caché son regard et jusqu’à la couleur de ses yeux.

Son père lui adressa tout à coup quelques mots en anglais ; c’était une permission de courir. Prompte à en profiter, elle partit au galop avec son frère et disparut au détour d’une large allée sablée, dont je suivis lentement avec M. Butler les moelleuses sinuosités.

Quand il m’eut parlé de ma mère, sur le compte de laquelle il s’exprimait avec un grand respect, et de mon séjour à Paris, d’où il ne me savait pas revenu depuis si longtemps (et je n’osai le détromper), il m’entretint du pays, de ses productions et de ses agréments. Il s’exprimait en homme de bonne compagnie, parlant le français avec correction et seulement avec un peu d’accent et de lenteur ; mais je vis bientôt que sur aucun point il n’avait les idées d’un homme du monde. Il ne se plaignait de rien dans la vie et ne critiquait aucune habitude de vivre, aucune manière de voir. Il semblait n’attacher d’importance à quoi que ce soit, et pourtant il y avait de l’animation dans son esprit. La seule chose qui lui parût sérieusement appréciable, c’était la beauté de la nature et la tranquille liberté de la vie de campagne. Aucun dépit de s’être placé un peu loin d’une ville intéressante et d’un voisinage nombreux ou brillant ; aucun regret d’un passé quelconque, aucune impatience d’homme à projets : une sérénité admirable qui n’affectait pas la supériorité, mais qui laissait percer une fierté de bon goût.

Je cherchais le mot de cette satisfaction tolérante de l’existence et de l’humanité, lorsqu’un détail me mit au courant. Il arrêta son cheval au milieu d’une phrase en me demandant pardon, mit pied à terre, ramassa une petite herbe qui l’avait frappé, l’examina un instant, la mit dans la coiffe de son chapeau de paille, et, remontant à cheval, reprit la conversation où il l’avait interrompue.

— Vous vous occupez de botanique ? lui dis-je aussitôt que je pus changer de sujet.

— Un peu, répondit-il modestement. Et vous ?

J’aurais pu dire : « Un peu aussi ; » mais plus je sentais chez ce riche bourgeois le sentiment d’une véritable dignité, plus la mienne avait besoin de se relever, et, résolu à ne pas me farder devant lui, je répondis carrément :

— J’ai le malheur de ne m’occuper de rien.

— Si vous sentez que c’est un malheur, dit-il après un mouvement de surprise, le remède est facile.

— Pas tant que vous croyez, repris-je. Ou je ne suis pas intelligent, ou mon éducation n’a pas été intelligente. Il me semble pourtant que j’étais né pour tout aimer, et il se trouve que je ne sais quoi aimer.

Et, comme il restait encore étonné de ma franchise et que je craignais de paraître vouloir parler de moi, j’ajoutai en riant :

— C’est très-amusant, la botanique ?

— Mais… oui, répondit-il ; tout est fort amusant dès que l’on commence à observer et à comprendre.

Il m’ouvrait la voie. Je me sentis à l’aise pour lui parler de lui-même et le questionner sur des choses où la curiosité est permise. Je découvris qu’il s’occupait avec passion des sciences naturelles et qu’il avait d’importantes collections. Je lui demandai la permission de revenir les voir, comptant mettre six autres mois à renouveler ma visite. Il me prit au mot avec une certaine vivacité ; j’avais touché la corde sensible.

— Vous les verrez dès aujourd’hui, s’écria-t-il ; ce sera plus intéressant que ma conversation, la nature parle mieux que moi.

Et, comme j’objectais que le moment était venu de me retirer :

— Que parlez-vous de nous quitter ce matin ? reprit-il. On ne fait pas une visite à huit lieues de distance sans se reposer et dîner avec les gens que l’on a pris la peine de vouloir connaître. Je sais, d’ailleurs, que c’est l’usage en France, où l’on manque un peu de chemins de fer et de belles routes. Quand j’ai été voir madame votre mère, elle m’a retenu, et j’ai accepté. Vous allez en faire autant.

Il n’y avait pas moyen de refuser.

— Rentrons, dit-il. Je vois que votre cheval a soif, et je ne suis pas un cavalier infatigable. J’ai fait presque le tour du monde à pied… Mais où sont les enfants !

— Fort loin, répondis-je en apercevant miss Love et son frère comme deux points noirs au bout d’une immense pente gazonnée.

— Eh bien, nous pouvons les laisser. Ils ont besoin d’exercice… Mais ils me chercheraient… Tenez… Vous êtes jeune et intrépide ; en un instant, vous serez là-bas. Ayez l’obligeance d’aller leur dire qu’ils ont encore une heure pour courir. Vous voyez que je vous traite paternellement.