Calmann-Lévy (p. 237-248).



XXII


Quand nous fûmes de retour à l’hôtel, je la pris encore dans mes bras pour la porter à sa chambre. Quoique mince de corsage et très-élancée de formes, elle était relativement lourde, comme les corps dont les muscles exercés ont acquis le développement nécessaire à l’énergie physique. Il n’y avait rien d’étiolé dans cette fine nature, et, si l’élégance de sa silhouette la faisait quelquefois paraître diaphane, on était surpris, en la soulevant, de sentir la solidité, on pourrait dire l’intensité de sa vie.

J’avais donc fait un effort surhumain pour remonter avec ce cher fardeau le versant rapide et assez élevé du vallon de la Roche-Vendeix. Je ne m’en étais pas aperçu ; mais, quand je montais l’escalier de l’hôtel, je sentis qu’en dépit du repos que j’avais pris en voiture, les forces me manquaient tout à coup pour ce dernier petit effort. Je fus obligé, pour ne pas tomber avec elle, de l’asseoir un instant sur mon genou à la dernière marche. Elle ne s’y attendait pas, et, croyant que je la laissais choir, elle jeta instinctivement ses bras autour de mon cou, et sa joue effleura la mienne. J’étais barbu, poudreux, affreux. Je reculai vivement mon visage, en lui disant de ne rien craindre. Je la repris sur mes deux bras, et je la portai dans sa chambre, Hope courait déjà le village pour chercher le médecin, et les domestiques se hâtaient de préparer un bain de pieds camphré, par l’ordre de M. Butler.

Celui-ci était donc seul auprès de nous, lorsque j’éprouvai la plus étrange surprise de ma vie. Par une inexplicable inspiration de cœur, au moment où je déposais miss Love sur le sofa de sa chambre, et où j’avais encore la figure penchée vers elle, elle me prit la tête dans ses deux mains et appliqua un gros baiser franc et sonnant sur ma joue, en riant comme une folle.

Je restai pétrifié d’étonnement, et M. Butler tomba dans une espèce d’extase assez plaisante, comme si, à l’aspect d’une dérogation aux lois de la physique, il se fût méfié d’une erreur de ses sens.

— Eh bien, dit Love riant toujours, ça l’étonne beaucoup que je l’embrasse, et vous aussi, cher père ? Mais réfléchissez tous les deux. Que puis-je faire pour remercier ce pauvre homme, qui succombe sous la fatigue de me porter, c’est-à-dire de m’avoir portée là-bas, où il risquait de tomber mort en arrivant ? Quand nous lui aurons donné beaucoup d’argent pour sa femme et ses enfants, serons-nous quittes envers lui ? Eh bien, moi, je pensais à cela tout à l’heure, et je me disais : « Quand on s’oblige ainsi les uns les autres, on redevient réellement ce que le bon Dieu nous a faits, c’est-à-dire frères et sœurs, et je veux traiter Jacques comme mon frère, au moins pendant une seconde. Je lui dirai le mot qui résume toute amitié et toute parenté, et ce mot sans paroles, c’est un baiser. » Comprenez-vous, Jacques ? et me blâmez-vous, mon père ?

— Vous avez raison, ma fille chérie, répondit M. Butler ; votre âme est différente de celle des autres ! Allez, mon cher Jacques, et au revoir ! Vous pourrez dire à votre femme que vous avez été béni par une sainte, car, voyez-vous, cette fille a vingt et un ans, et, sauf mon fils et moi, elle n’avait jamais embrassé aucun homme. Elle n’a pas voulu se marier afin de rester la mère de son frère. Vous avez donc reçu son premier baiser, et c’est celui de la charité chrétienne.

— Que cela vous porte bonheur, bonne demoiselle ! dis-je à Love ; puissiez-vous vous raviser et trouver un bon mari plus beau que moi, que vous embrasserez avec moins de charité et plus de plaisir !

— Il a de l’esprit, dit en anglais Love à M. Butler, pendant que, pour les écouter, je me débarrassais lentement des objets contenus dans la sacoche de Hope.

— Et puis, répondit M. Butler en souriant, il ressemble à quelqu’un que nous connaissons !

Hope arriva avec le médecin des bains, qui constata une simple entorse, prescrivit le repos pour quelques jours, et permit tout au plus les promenades en fauteuil après quarante-huit heures d’immobilité absolue.

Mêlé aux domestiques dans le corridor, j’entendis que j’étais condamné à passer quarante-huit heures sans revoir Love, à moins que je ne vinsse à bout de trouver un prétexte pour rester dans l’hôtel, et j’y cherchais déjà avec François une occupation de scieur de bûches ou de commissionnaire, quand M. Butler prit le rôle de la providence de mes amours. Il me rappela pour me charger de lui rapporter, le lendemain, une certaine plante qu’il avait trouvée défleurie sur la montagne Charbonnière, et que je lui avais dit avoir vue ailleurs.

Je fus inquiet toute la nuit, non pas tant de l’accident arrivé à Love que de celui qui pouvait se produire dans la santé de son frère. Il avait fait un grand effort sur lui-même après une petite crise nerveuse dont j’avais été témoin. La chute de sa sœur avait fait diversion à ses pensées ; mais, quand le pauvre enfant se retrouverait vis-à-vis de lui-même, ne serait-il pas repris, comme autrefois, d’un de ces bizarres accès de fièvre qui avaient fait craindre pour sa vie ou pour sa raison ?

Je me relevai à minuit, et j’allai, dans les ténèbres, errer autour de l’hôtel, écoutant les moindres bruits, et m’attendant toujours à surprendre quelque mouvement insolite dans le service.

Tout fut tranquille : à la pointe du jour, une fenêtre s’ouvrit, et je reconnus le jeune garçon aspirant l’air frais de la première aube. Il me vit et m’appela à voix basse.

— Est-ce que vous allez déjà chercher cette plante ! me dit-il.

— Oui, monsieur ; c’est de ce côté-ci de la vallée.

— Eh bien, attendez-moi. Je veux aller avec vous.

Quelques instants après, il sortit sans bruit de l’hôtel, et nous sortîmes ensemble du village. Hope était un peu pâle, mais sa figure était sereine, et il me traitait avec plus d’aménité que de coutume.

— Vous ne me donnez donc rien à porter ? lui dis-je.

— Non, répondit-il, je n’ai besoin de rien. Je veux marcher ce matin pour marcher, voilà tout.

— Vous vous éveillez fièrement de bonne heure, on peut dire.

— Pas ordinairement ; mais j’ai fort peu dormi cette nuit.

— Vous n’êtes pas malade, au moins ?

— Non, pas du tout. C’est l’effet de l’orage d’hier, pas autre chose ?

— Et la demoiselle, vous ne savez pas si elle a dormi ?

— Je suis entré plusieurs fois dans sa chambre sans la réveiller. Elle dormait bien.

La conversation tomba, quelque effort que je fisse pour la renouer. Nous gravîmes le ravin de la grande cascade, ascension assez pénible et même dangereuse pour les maladroits. Comme de coutume, Hope ne voulait pas être aidé ; mais, en deux ou trois endroits, je le soutins malgré lui. Quand nous fûmes à la chute d’eau, je cherchai la plante, qui était rare à cause de la saison, et la trouvai pourtant assez vite.

— Est-ce bien celle-là ? dis-je à Hope en feignant d’hésiter à la reconnaître.

— C’est bien celle-là, répondit-il ; vous avez bonne mémoire, Jacques, et vous êtes un excellent garçon, car vous avez porté ma sœur hier avec un courage et un soin dont j’avais besoin de vous remercier.

— Enfin, repris-je, je serais le meilleur des guides, si je n’avais pas l’entêtement de vouloir aider ceux qui n’aiment pas qu’on les touche ? N’est-ce pas, monsieur, que c’est comme je dis ?

— Eh bien, mon ami, répondit-il en souriant, c’est la vérité. Votre seul défaut est d’être trop prudent.

— Eh ! monsieur, si François avait été à son poste hier, votre sœur ne serait pas pour quarante-huit heures à s’ennuyer dans son lit ! Et pourtant elle marche très-adroitement, la demoiselle.

— C’est vrai ; mais on peut se casser la jambe sans sortir de sa chambre.

— C’est encore vrai ; mais il n’y a pourtant pas tant de chances pour ça que dans l’endroit où nous sommes. Voyez ! si vous vous oubliez un peu, vous allez faire un saut de quatre-vingts ou cent pieds.

— Ça m’est égal, Jacques ; je ne tiens pas tant à ma vie qu’à ma liberté, et, si vous voulez faire un marché avec moi, je vous donnerai, pour me laisser tranquille une fois pour toutes, autant qu’on vous donne pour me surveiller. Cela vous va-t-il ?

— Non, monsieur, ça ne me va pas.

— Comment ! vous refusez ? Savez-vous ce que vous refusez ?

— Je refuserais mille francs par heure. Un guide est un guide, monsieur. Il a son honneur comme un autre homme ; ce qui lui est commandé par des parents, il doit le faire.

— Ainsi vous avez ce point d’honneur dans votre état, et, s’il me passait par la tête de descendre en courant ce que nous venons de monter, vous m’en empêcheriez ?

— Oui, monsieur, et de force, répondis-je avec une décision qui l’étonna.

Hope Butler était Anglais jusqu’au fond des os. L’idée du devoir avait beaucoup d’ascendant sur lui. Dès ce moment, il changea de manières avec moi, et, abjurant toute morgue, il me traita avec la même familiarité cosmopolite que son père.

— Allons, vous avez là une obstination estimable, dit-il, et je cède. Seulement, touchez-moi légèrement, je suis maigre et douillet malgré moi.

— Un bon guide, répliquai-je, doit avoir des mains de fer doublées de coton. Votre sœur vous a-t-elle dit que je lui eusse fait du mal ?

— Ma sœur se loue beaucoup de vous, et elle m’a même dit qu’elle vous avait embrassé pour vous remercier. Cela a dû vous étonner, Jacques ; mais il faut que vous sachiez que c’est une coutume dans notre pays, quand une femme se laisse porter par un homme, fût-elle reine et fût-il simple matelot.

— Je ne savais pas ça, répondis-je en riant du mensonge ingénieux de Hope : votre sœur me l’avait expliqué autrement ; mais soyez tranquille, je n’en suis pas plus fier.

Hope, tout à fait rassuré, se prit alors d’une confiance extraordinaire en mon bon sens et en ma discrétion.

— Jacques, me dit-il après avoir un peu réfléchi aux questions qu’il voulait m’adresser, vous avez connu particulièrement ce jeune comte de la Roche à qui j’ai écrit hier ?

— Oui, monsieur.

— Il était aimé dans son entourage ?

— Oui, monsieur, il n’était pas méchant ni avare.

— Cela, je le sais. On m’a toujours dit du bien de lui… Et on a dit aussi qu’il avait eu de grands chagrins.

— Oui, à cause d’une demoiselle qui n’a pas voulu de lui. Tout le pays a su ça.

— Et le nom de cette demoiselle ?

— Si je comprends un peu ce que je vois et ce que j’entends, j’ai dans l’idée que c’est la demoiselle votre sœur.

— Pourquoi avez-vous cette idée ?

— Parce que j’ai su dans le temps, du moins on disait ça, que la demoiselle était Anglaise, et qu’elle avait un petit frère qui ne voulait pas la laisser marier.

— Et vous en concluez que ce petit frère, c’est moi ?

— Oui, monsieur, à moins que la chose ne vous fâche. Vous sentez que ça m’est égal, à moi, ces affaires-là !

— La chose me chagrine, Jacques ; mais, comme c’est la vérité, elle ne me fâche pas. Je sais que j’ai eu tort. Que feriez-vous à ma place pour réparer une pareille faute ?

— J’écrirais une lettre au jeune homme pour le faire revenir ; mais c’est peut-être pourquoi vous avez écrit hier, et vous avez bien fait.

— Et croyez-vous que le jeune homme reviendra ?

— Ah ! qui peut savoir ? S’il croyait que votre sœur se souvient de lui ! mais votre sœur doit bien l’avoir oublié.

— Je l’ignore. Avant de le lui demander sérieusement, il me faudrait savoir ce que pense ce M. de la Roche, et, s’il revient, je le saurai.

— Prenez garde de le faire revenir pour rien. Si votre sœur ne veut point de lui, il est capable d’en devenir fou, comme il l’a déjà été.

— Il a été fou ? Je ne le savais pas !

— C’est une manière de dire ; mais, pendant que vous étiez malade, à ce qu’il paraît, dans ce temps-là, lui, il se cassait la tête contre les arbres. Il était si triste et si défait, que ça fendait le cœur de le voir. Enfin vous pouvez vous vanter d’avoir quasiment tué un homme !

— Eh bien, voilà ce que je ne comprends pas ! s’écria Hope très-agité. On peut aimer une mère, une sœur à ce point-là ; mais une fille que l’on connaît à peine,… de quel droit vouloir l’enlever à sa famille quand on est un nouveau venu dans sa vie, un étranger pour elle !

— Attendez peut-être un an ou deux seulement, mon jeune monsieur, et vous comprendrez que c’est comme ça, et pas autrement, l’amour !

Hope mit son visage dans ses mains, et s’absorba dans le rêve de l’inconnu.