Jean de Thommeray
Théâtre completTome 7 (p. 137-147).
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ACTE CINQUIÈME


Le quai Malaquais vu en enfilade. — À droite, au premier plan, la maison de briques qui fait l’angle de la rue Bonaparte. — À gauche, une espèce de baraque provisoire qui interrompt la ligne des arbres du quai. Au fond, le débouché de la rue de Seine, le pavillon de l’Institut et une échappée de vue sur les ponts et les quais de la rive droite de la Seine. — Il fait clair de lune.


Scène première

DEUX BOURGEOIS, arrivant du fond et se dirigeant vers la rue Bonaparte.
Premier Bourgeois.

Quelle solitude ! Il est dix heures du soir, les quais sont déserts comme à deux heures du matin ; c’est lugubre.

Deuxième Bourgeois.

Ma foi, j’aime mieux ce silence que les saturnales dont Paris a retenti pendant huit jours. Il se recueille, il se prépare à la défense.

Premier Bourgeois.

Il est temps. L’ennemi est à Noisy, nous serons investis avant peu. — Restez-vous ?

Deuxième Bourgeois.

Certainement. Et vous ?

Premier Bourgeois.

Moi aussi. Je suis vieux, mais encore assez solide pour faire mon devoir à côté de mes fils. Ce qui me désole, c’est que ma femme ne veut pas partir ; elle dit qu’elle mourrait d’inquiétude loin de nous et que son poste est à nos côtés.

Deuxième Bourgeois.

Elle a raison. La mienne aussi voulait rester, mais je l’ai décidée à partir avec les enfants. Cette séparation m’est très pénible ; mais nous ne savons pas à quelles extrémités nous pouvons être réduits, et je ne veux pas que ces pauvres petits êtres souffrent de la faim. (On entend le clairon dans le lointain.) Qu’est-ce que C’est que ça ?

Premier Bourgeois.

Sans doute des mobiles qui arrivent.

Deuxième Bourgeois.

Braves jeunes gens !

Premier Bourgeois.

Ainsi vous allez vous trouver seul !

Deuxième Bourgeois.

Mon Dieu, oui.

Premier Bourgeois.

C’est très dur. Mais vous savez, voisin, que vous aurez toujours une place à notre table et au coin de notre feu… tant que nous aurons un morceau de pain et une bûche.

Deuxième Bourgeois.

Merci, mon ami… je ne dis pas non.

Ils disparaissent dans la rue Bonaparte.



Scène II

JEAN, puis CHATEAUVIEUX.
Jean, sort de la maison de briques et reste un moment en silence contemplant Paris.

En suis-je venu là ? est-ce possible ?

Chateauvieux, le bras en écharpe, en uniforme de soldat de la ligne, débouche derrière la baraque à gauche et se dirige vers la maison de Jean. — À Jean.

Parbleu ! j’étais bien sûr que tu n’étais pas parti ! De quel côté vas-tu ? Je t’accompagnerai un bout de chemin.

Jean, sombre.

Je ne vais nulle part ; je sortais pour prendre l’air. Veux-tu que nous montions chez moi ou que nous fumions notre cigare sur le quai ?

Chateauvieux.

Il fait un temps superbe et les passants ne nous gêneront pas : promenons-nous.

Ils marchent côte à côte sur la scène.
Jean.

Eh bien, héros, comment va ta blessure ?

Chateauvieux.

Elle se ferme. Dans huit jours, je pourrai reprendre mon fusil.

Jean.

Reichshoffen t’as mis en goût, il paraît. Quel enragé ! Tu as manqué ta vocation.

Chateauvieux.

Ce n’est pas une affaire de vocation, mais de devoir. Et puis j’ai la rage au cœur ! je veux venger mes pauvres amis Champin et Puyseux, tués à mes côtés.

Jean.

Je te demande s’ils n’auraient pas mieux fait de rester chez eux, comme de bons bourgeois qu’ils étaient !

Chateauvieux.

Ils aimaient leur pays.

Jean.

Leur mort lui a été bien utile ! — Ah ! que je remercie le papa Jonquières de s’être mis en travers quand je voulais faire la même folie que vous autres !

Chateauvieux.

C’eût été, en effet, une folie de ta part ; à la veille de te marier tu n’avais pas le droit de courir au-devant du danger. Personne n’a songé à te blâmer. Mais, depuis lors, permets-moi de te le dire, tu as pris une attitude si bizarre, tu t’es répandu en sarcasmes si étranges contre ce que tu appelles encore le chauvinisme, que tous tes amis s’en affligent, je ne te le cache pas.

Jean, ironique.

Vraiment ?

Chateauvieux.

Et sais-tu ce qui m’amène chez toi ? On disait tout à l’heure, au cercle, que tu étais parti ce matin avec ton futur beau-père et ta fiancée. Je me suis porté fort pour toi.

Jean.

Et tu venais t’assurer que ton aveugle confiance ne se trompait pas ? Merci, mon ami. — As-tu parié gros ?

Chateauvieux.

Je n’ai rien parié du tout.

Jean.

Tu as bien fait, car je pars demain.

Chateauvieux.

Tu pars ?

Jean, avec un soupir.

À mon grand regret.

Chateauvieux.

À la bonne heure ! Dis-le donc !

Jean, d’une voix stridente.

Oui ! Roblot me proposait une affaire magnifique et tout à fait française. Il a flairé que le siège fera la fortune des marchands de comestibles… Il a loué une boutique et des caves ; il fait entrer un amas de conserves de toutes sortes, du beurre surtout… il paraît que le beurre se vendra au poids de l’or. Il y a là un million à gagner…

Chateauvieux.

Roblot fait cela ? Il n’a pas honte…

Jean, amèrement.

Bah ! un peu de honte est bientôt bue, je t’assure. Tu n’en as jamais goûté ? Cela ressemble beaucoup au genièvre : la première gorgée est très désagréable, mais on s’y fait, et on finit par s’en griser comme d’un vin généreux. — Or donc, Roblot me faisait l’honneur de m’offrir une association ; c’était bien tentant, comme tu vois. — Par malheur, le papa Jonquières s’est mis encore une fois en travers : il m’a déclaré que, si je ne partais pas avec lui tout est rompu, mon gendre ; et l’opération matrimoniale étant de beaucoup supérieure à l’autre, tu comprends que j’ai dû me rendre aux injonctions de mon bailleur de dot.

Chateauvieux.

Quelle manie as-tu, mon pauvre Jean, de te calomnier toi-même ?

Jean, éclatant de rire.

Me calomnier ! Mes actions ne sont-elles pas en parfait accord avec mon langage ?

Chateauvieux.

Non, et c’est pourquoi je reste ton ami. Tu vaux mieux que tes paroles.

Jean.

Ni plus ni moins, je te jure !

Chateauvieux.

Alors pourquoi voulais-tu t’engager avec nous après Wissembourg ?

Jean.

Parbleu ! j’ai été soldat, j’aime l’odeur de la poudre.

Chateauvieux.

Dis donc la vérité sans fausse honte : tu aimes ta patrie.

Jean, froidement.

Mon cher, la patrie est un grand mot que je croyais comprendre autrefois et que je ne comprends absolument plus. Le patriotisme me paraît la plus haute facétie qu’aient inventée les hommes. C’est te total d’un tas de billevesées dont j’ai appris le néant à votre école, mes bons amis.

Chateauvieux.

As-tu donc pris au sérieux le scepticisme que nous avions sur tes lèvres ?

Jean.

Sur les lèvres ? Vous croyez donc à la famille, vous autres ? à l’amour ? au désintéressement ? au sacrifice ?

Chateauvieux.

Oui, nous y croyons, et la preuve, c’est que nous croyons à la patrie et que nous nous dévouons pour elle. Depuis nos désastres, as-tu entendu d’un seul de nous une raillerie contre les grandes vertus ?

Jean.

Si votre scepticisme n’était que sur vos lèvres, il fallait m’avertir. Il est trop tard maintenant, c’est fait. N’en parlons plus.

Chateauvieux.

Mais, malheureux, souviens-toi de ta devise !

Jean.

Qu’est-ce qu’elle dit, ma devise ?

Chateauvieux.

Un seul mot : « Présent ! »

Jean, avec une colère sourde.

Eh bien, c’est fort simple, je la changerai… Absent ! absent de tout ! de la patrie comme de la famille, comme de l’amour, comme de l’honneur ! Ce n’est plus une devise qu’il me faut, c’est une enseigne : « Roblot et Thommeray, au beurre de Bretagne ! » (Éclatant.) Tombe donc, ville maudite, qui as fait de moi ce que je suis ! Te défende qui voudra ! Moi, j’ouvrirais plutôt tes portes à l’ennemi ! Qu’il t’écrase, qu’il te rase, tant mieux ! Je n’ai qu’un regret en partant, c’est de ne pas assister à ta chute, de ne pas voir tes ruines s’entasser sur les miennes ! (On ontend le biniou dans le lointain. Jean s’arrête comme frappé de stupeur et prête l’oreille.) Les Bretons !…

Chateauvieux.

Les Bretons ?

Jean.

Oui… ceux de chez nous.

Chateauvieux, regardant vers la rue Bonaparte.

Ceux de chez toi ! La colonne s’avance sous un rayon de lune ; connais-tu ce vieillard et ces deux jeunes gens qui marchent en tête ?

Jean, regardant à son tour, avec un grand cri.

Mon père ! mes deux frères !

Chateauvieux.

Ton père ! — Eh bien, qu’en dis-tu ? Crois-tu à la famille maintenant ? crois-tu au devoir et à l’honneur ? crois-tu à la patrie ? — Chapeau bas ! La voilà devant toi !

Jean, effaré.

Allons-nous-en !

Chateauvieux, le saisissant par le bras.

Non ! reste ! Tu es sur le chemin de Damas ! Regarde passer les vérités éternelles que tu blasphémais !

Le comte paraît entre ses deux fils, suivi de la colonne des mobiles bretons.



Scène III

Les Mêmes, LE COMTE, ses Deux Fils,
en uniforme de capitaine et de lieutenant ; Mobiles.
Le Comte.

C’est bien ici. (Au capitaine.) Fais faire halte.

Le Capitaine.

Bataillon ! halte ! front ! Reposez armes !

Le Comte, dépliant un ordre et lisant.

« Le commandant arrêtera sa colonne au quai Malaquais, où il attendra les ordres. »

Le Capitaine, revenant au comte.

Ils sont fatigués et tristes, mon père.

Le Comte, à ses hommes.

Courage, mes enfants ! nous sommes au but. La patrie est en danger, êtes-vous tous résolus à la défendre ?

Les Mobiles.

Oui, tous.

Le Comte.

Vos mères et vos sœurs seront fières de vous, et moi, je suis fier de vous commander. Vous vous êtes levés comme un seul homme : nobles, bourgeois, paysans, personne n’a manqué à l’appel, personne… excepté un !

Jean, s’élancant vers lui.

Personne ! me voilà !

Le Comte, reculant d’un pas et retenant du geste ses deux fils.

Je ne vous connais pas. Comment vous appelez-vous ?

Jean, après un silence.

Je m’appelle Jean.

Le Comte.

Qui êtes-vous ?

Jean.

Un homme qui a mal vécu et qui demande à bien mourir.

Le Capitaine.

Vous l’entendez, mon père ; c’est notre sang qui lui remonte au cœur. Il se souvient enfin de notre devise.

Jean.

« Présent ! » Oh oui, présent !

Le comte prend un fusil à l’un de ses hommes et le présente à Jean, qui lui baise la main sur le fusil même.

Le Comte.

Jean de Thommeray ! entrez dans le rang.

Tous.

Vive Thommeray !

Le Comte, se découvrant, d’une voix grave :

Non, vive la France !