Jean de Thommeray
Théâtre completTome 7 (p. 103-136).
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ACTE QUATRIÈME


À Trouville. Le salon de l’appartement de Jean et de Roblot à l’hôtel. — Portes latérales au premier plan. — Porte au fond donnant sur un large corridor. — À droite au premier pian, un canapé. — À gauche, une table. — Dans un pan coupé à droite, une fenêtre donnant sur la mer.


Scène première

JEAN et ROBLOT, Attablés à gauche.
Ils achèvent de déjeuner
.
Roblot.

Avouez, vicomte, que les villes de bains sont une jolie invention moderne ! C’est la vie de château sur une grande échelle, avec plus de liberté, plus de laisser aller, et sans châtelain. Il n’y a pas de mélancolie qui tienne contre cette fête perpétuelle.

Jean.

Croyez-vous ?

Roblot.

Voyons, ne faites pas le ténébreux ; pour votre débotté, vous avez dansé comme un perdu au Casino.

Jean.

Je me le reproche assez… Vous m’aviez fait dîner au champagne.

Roblot.

Mais… voilà une bouteille de moët frappé. — Et puis comme ce grand spectacle de l’Océan est propre à vous rasséréner l’âme et à vous ouvrir l’appétit ! J’en suis fâché pour votre mélancolie, mon pauvre vicomte ; mais, depuis une demi-heure, vous n’avez fait que tordre et avaler d’un air triste. Décidément nous avons bien fait de venir à Trouville.

Jean.

C’est en Bretagne que je devrais être.

Roblot.

Je croyais la question vidée ! Votre rupture avec votre famille vous est très douloureuse, je le comprends…

Jean.

Plus que je ne puis dire.

Roblot.

Mais, en somme, ce n’est pas votre faute ! Ils ont été d’une dureté pour vous !…

Jean.

Oui. Mon père est sans indulgence ; mais il en a le droit, étant sans reproche.

Roblot.

Le temps raccommode bien des choses. Enfin ce qui est fait est fait. Ne pensez plus à vos vaisseaux, ils sont brûlés,

Jean.

Vous avez raison. Étourdissons-nous. (Il lui tend son verre.) Le remords est une fatigue inutile comme l’inquiétude. Le sage est fataliste. Allons à la dérive et buvons au destin. (Après avoir bu.) Du moët, ça ? c’est de l’eau de Seltz.

Roblot.

Vous êtes trop délicat.

Jean.

On ne saurait trop l’être, en pareille matière. À défaut du banquet de Platon, il me faut celui de Sardanapale ! Les dieux s’en vont…

Roblot.

C’est le moment de faire un dieu de son ventre.

Jean.

Vous l’avez dit !

Roblot.

Oui ; mais il y a les frais du culte, auxquels vous ne songez pas. Heureusement, j’y songe pour vous.

Jean.

Ne vous mettez pas martel en tête. Je me fie à mon étoile.

Roblot.

Elle commence à pâlir ! Vous avez liquidé en perte le mois dernier.

Jean.

Bah ! je me suis fait reporter ; je me rattraperai à la liquidation de juillet. Je reste à la hausse. Je ne crois pas à la guerre, ou, si elle éclate, je crois à la victoire.

Roblot.

Les nouvelles de Berlin sont bonnes, tout s’arrange ; mais vous avez reçu un premier avertissement ; vous avez senti le sol trembler sous vos pieds : n’éprouvez-vous pas le besoin de bâtir sur la terre ferme ?

Jean.

Vous y revenez ?

Roblot.

J’y reviens. Comment trouvez-vous la petite Jonquières ?

Jean.

Ni bien ni mal… mais quel rapport ?

Roblot.

Ni bien ni mal ? Cependant vous l’avez fait danser deux fois hier soir.

Jean.

Parbleu ! la seconde fois, c’est vous qui l’aviez invitée et qui m’avez prié de vous remplacer, sous prétexte que vous vous étiez tourné le pied.

Roblot.

Je m’en ressens encore. — Eh bien, mon cher, il n’en a pas fallu davantage pour faire jaser.

Jean.

Ce n’est pas possible !

Roblot.

Vous savez, la ville des bains, c’est la petite ville à la quatrième puissance. Le bruit court qu’il y a mariage sous roche entre mademoiselle Jonquières et vous.

Jean.

Le bruit court ? C’est vous qui le faites courir, Roblot. Est-ce là le parti que vous aviez en vue ?

Roblot.

Vous pourriez plus mal choisir.

Jean.

Ce n’est pas la question. Je n’entends pas que cette petite fille soit compromise à propos de moi.

Roblot.

Le mal ne serait pas irréparable !

Jean.

Pardonnez-moi : je ne suis pas à marier.

Roblot.

Pourtant, vicomte, il faut envisager votre situation en face.

Jean.

Je ne vous dis pas le contraire… mais rien ne presse.

Roblot.

Pardon ! l’occasion presse ! Les dots de quinze cent mille francs, dans des conditions honorables de tous points, cela ne court pas les rues.

Jean.

Cela ne fait jamais que soixante-quinze mille livres de rente. Si mon nom était à vendre, je mettrais mon honneur à le vendre très cher ; car l’argent est une chose honteuse qui ne se sauve que par la quantité.

Roblot.

Soit ; mais ce qui me touche plus que la dot dans ce mariage-là, c’est l’alliance du papa Jonquières. Le papa Jonquières est un personnage, mon cher, non pas encore tant par sa fortune, que par les deux journaux dont il est propriétaire, le vieux malin !… Il est mêlé à toutes les grandes affaires et nous y entrerons à sa suite.

Jean.

À la suite du papa Jonquières ? Cette perspective est sans doute très flatteuse ; mais, pour couper court, apprenez que je ne suis pas libre.

Roblot.

Je m’en doutais ; mais, quand on n’est pas libre, on se libère.

Jean.

L’honneur ne me le permet pas. D’ailleurs, qui vous dit que j’en aie envie ?

Roblot.

Qui ? Blanche, parbleu !

Jean.

Ne peut-on pas faire une infidélité à une femme sans cesser de l’aimer ? En êtes-vous à savoir qu’il y a deux sortes d’amour ?

Roblot.

Il y en a même plus de deux.

Jean.

Brisons là. (Il se lève et va à la fenêtre. — À part.) Hortense est sur la plage, elle m’a vu, elle me fait signe. (Haut.) Pardon si je vous quitte, mon ami. J’aperçois quelqu’un à qui j’ai deux mots à dire.

Roblot.

Faites, faites.

Jean sort par le fond.



Scène II

ROBLOT, seul ; puis JONQUIÈRES et CLARA.
Roblot, allant à la fenêtre.

Je gage que ce quelqu’un est madame de Montlouis… Tout juste ! Il est bon le vicomte avec sa liaison mystérieuse à qui il doit tous les sacrifices, excepté la fidélité. Comme il me saura gré de ne pas m’arrêter à sa petite manifestation chevaleresque !

Jonquières entre brusquement par le fond avec sa fille.
Jonquières.

Et moi je vous dis qu’hier soir au bal, avec ce vicomte, vous avez flirté. Le diable emporte leurs mots anglais !

Clara.

Non, papa, je n’ai pas flirté.

Jonquières.

Si vous n’aviez pas flirté, les bruits qui courent ne courraient pas.

Clara.

Quand ils auront assez couru, ils s’arrêteront, voilà tout.

Jonquières.

C’est comme ça qu’une jeune fille se trouve compromise.

Clara.

Eh bien, tu en seras quitte pour me marier au vicomte.

Jonquières.

Si vous croyez que je vais vous donner à un nobliau de deux sous.

Clara.

Un nobliau de deux sous ! Il porte de sinople à trois merlettes.

Jonquières.

Qu’est-ce que c’est que ça, des merlettes ?

Clara.

Oh papa ! — la merlette est un petit oiseau sans bec ni pattes qui indique dans le blason qu’on a été aux croisades.

Jonquières.

Il peut bien y retourner ! Voilà ce qu’on vous apprend aux Oiseaux ? Un beau merle avec ses merlettes !

Clara.

Ah ! oui, très beau.

Jonquières.

Vous ne l’épouserez pas, tenez-vous-le pour dit.

Clara.

J’épouserai qui je voudrai, ne fais donc pas le méchant… et je ne veux pas d’un roturier, je t’en préviens. Je suis Gondreville par ma mère, et je veux rentrer dans la caste dont tu m’as fait sortir.

Jonquières.

En attendant, rentrez dans votre chambre, insolente ! Nous partirons ce soir. (Il aperçoit Roblot qui écouta dans l’embrasure de la fenêtre.) Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

Roblot.

Et vous ?

Jonquières.

Je suis chez moi.

Roblot.

Pardon ! vous êtes chez moi et chez le vicomte.

Jonquières, regardant auteur de lui.

Sapristi ! je me suis trompé de porte ! Tous ces salons d’hôtel se ressemblent… — Rentrez chez vous, mademoiselle ! J’ai à parler à monsieur.

Mademoiselle Jonquières sort, son père la suivant des yeux dans le corridor.



Scène III

JONQUIÈRES, ROBLOT.
Roblot.

Eh bien, monsieur Jonquières, comment cela va-t-il ?

Jonquières.

Vous le voyez bien… cela va… furieux !

Roblot.

Contre qui ?

Jonquières.

Parbleu ! contre votre ami Thommeray.

Roblot.

À cause des bruits qui courent ? Il n’y est pour rien, je vous en réponds. Il en est plus furieux que vous-même.

Jonquières.

Plus furieux que moi ? Je le trouve encore bon, celui-là !… — S’il savait le cas que je fais du hasard de la naissance !

Roblot.

Alors pourquoi avez-vous épousé une fille de qualité ?

Jonquières.

Dans ce temps-là, je pensais qu’un alliage de noblesse décuplerait la force de mon argent.

Roblot.

Vous pensiez bien.

Jonquières.

Je pensais mal : je l’ai appris à mes dépens. La famille de ma femme m’a tourné le dos le lendemain de la noce.

Roblot.

Parbleu ! quand on veut s’allier à la noblesse, ce n’est pas une femme qu’il faut y prendre, c’est un mari.

Jonquières.

Mais… je n’avais pas le choix.

Roblot.

Non, mais la combinaison est possible pour le compte de mademoiselle votre fille, à moins qu’elle n’y répugne.

Jonquières, à part.

Au contraire, pécore !

Roblot.

Un gendre titré est une valeur industrielle…

Jonquières.

De premier ordre.

Roblot.

Ne parlons pas de Thommeray, il n’est pas en cause ; mais vous avez sous la main un charmant garçon qui vous ramènerait la famille de votre femme : vous feriez d’une pierre deux coups.

Jonquières.

Qui cela ?

Roblot.

Boislangeais.

Jonquières.

Tai ! C’est une idée.

Roblot.

Vous me direz peut-être qu’il n’est pas d’une santé irréprochable… Jeunesse orageuse !

Jonquières.

Alors, votre serviteur ! Il ne me suffit pas que mes petits-fils soient de qualité ; je les veux de qualité solide.

Roblot.

Boislangeais a un besan d’or dans son écu ; il remonte aux croisades.

Jonquières.

Si ce n’est que cela, Thommeray aussi ; et sain comme l’œil.

Roblot.

Thommeray descend des croisés ?

Jonquières.

Vous ne le saviez pas ? Il a des merlettes.

Roblot.

Et moi qui le traitais à la bonne franquette ! Mais qui aurait deviné qu’un garçon aussi fort dans les affaires…

Jonquières.

Est-il vraiment très fort ?

Roblot.

Lui ! Il sera un jour notre maître à tous.

Jonquières.

Vous badinez.

Roblot.

Il a le flair, le sang-froid, la décision, et une veine !

Jonquières.

Très joli cavalier par-dessus le marché !

Roblot.

Charmant ! sa femme ne sera pas à plaindre.

Jonquières.

Est-ce qu’il songe à se marier ?

Roblot.

Pas encore, il n’a que vingt-cinq ans.

Jonquières.

C’est le bon âge.

Roblot.

Je ne dis pas que, s’il se présentait un parti digne de lui…

Jonquières.

Il doit tenir avant tout à la naissance ?

Roblot.

Pas le moins du monde ; il en a pour deux.

Jonquières.

Alors pourquoi est-il furieux de ces bruits ?…

Roblot.

Uniquement au point de vue de mademoiselle votre fille, qu’il trouve charmante.

Jonquières.

C’est d’un galant homme.

Roblot.

Comptez sur sa loyauté pour couper court à ces propos ridicules.

Jonquières, à part, faisant quelques pas.

Ridicules, ridicules ! Après tout, l’enfant veut un gentilhomme ; celui-là lui plaît… Très fort, des merlettes, de la santé… (Haut.) Roblot, il y a cinquante mille francs pour vous si ce mariage-là se fait.

Roblot.

Vous ne mâchez pas vos paroles.

Jonquières.

Très rond en affaires, moi.

Roblot.

Moi, sans être pointu, je refuse votre pot-de-vin ; le plaisir de vous obliger me suffit.

Jonquières.

Tu iras loin, petit !

Roblot.

Dieu vous entende ! Quant à votre affaire, je dois vous en montrer tout de suite la difficulté. Thommeray considère le mariage comme une chose tout à fait sérieuse et qui doit mettre absolument fin à sa vie de garçon.

Jonquières.

Je l’entends bien ainsi.

Roblot.

Mais il n’est pas encore las de la vie de garçon, et il ne se résignera à lui faire ses adieux que devant des considérations irrésistibles ; or, à ma connaissance, il a déjà résisté à quinze cent mille francs.

Jonquières, se levant.

Ce n’est pas mon dernier mot.

Roblot.

À la bonne heure !

Jonquières, sur la porte.

Roblot ! — Puisque vous êtes l’ange du désintéressement, je vais vous donner un petit avis qui vaut bien cinquante mille francs au bas mot : Mettez-vous à la baisse.

Roblot.

Est-ce qu’il y a des nouvelles de Berlin ?

Jonquières.

Je ne peux rien vous dire, mais mettez-vous à la baisse.

Il sort par le fond.



Scène IV

ROBLOT, seul ; puis BLANCHE.
Roblot, seul.

Courons au télégraphe. Voilà ce mariage en bon chemin, et, si rien ne vient à la traverse…

Blanche paraît à la porte du fond.
Roblot.

Te voilà, toi !

Blanche.

En personne.

Roblot.

Et que viens-tu faire ici, s’il te plaît ?

Blanche.

Oui, n’est-ce pas, pourquoi n’ai-je pas été dupe du départ de Jean pour la Bretagne ? Pourquoi ne l’ai-je pas attendu chez moi en lui tricotant des bas ? Je me doutais de quelque chose : j’ai corrompu le vertueux Justin, et me voilà ! — Ah ! M. le vicomte court après sa femme du monde ? Eh bien, moi, je viens le chercher, je viens faire de l’esclandre.

Elle s’assied à droite.
Roblot, à part.

Elle le ferait comme elle le dit. (Haut.) Tu sais que le baron est ici ?

Blanche.

Ça m’est bien égal !

Roblot.

Tu sais, ma petite, qu’un esclandre te brouille avec lui ?

Blanche.

Mais je ne demande que ça. Je ne suis pas une femme d’argent, moi. Je mourrai peut-être sur la paille, mais je me serai passé toutes mes fantaisies. J’aime mon petit Breton et je veux me donner le luxe d’être à lui seul. Sois tranquille, je ne lui coûterai rien : je vendrai mes bijoux, je ferai des dettes… Il est si naïf qu’il ne s’en doutera pas, et, quand je ne lui plairai plus, ce jour-là… un baron de perdu, vingt de retrouvés !

Roblot.

Ton plan est délicieux, mais je t’en propose un qui te dispensera de vendre tes bijoux ; c’est que Thommeray devienne millionnaire.

Blanche.

Ah ! ce serait le rêve.

Roblot.

Il est près de se réaliser.

Blanche.

Un oncle d’Amérique ?

Roblot.

Un beau-père d’Amérique.

Blanche.

Hein ?

Roblot.

Je suis en train de marier le vicomte.

Blanche.

Et tu me dis cela, à moi ?

Roblot.

Qu’est-ce que ça te fait ? Est-ce qu’on te quitte, toi ?

Blanche.

Mais je ne veux pas le partager !

Roblot.

Tu le partagerais si peu ! La future est si laide !

Blanche, défiante.

Vraiment laide ?

Roblot.

Et bête à faire plaisir.

Blanche.

Elle est donc bien riche ?

Roblot.

Trois millions et six autres en espérance.

Blanche.

Mais ce n’est plus un mariage, c’est un héritage…

Roblot.

C’est moins gai, mais on prend ce qu’on trouve.

Blanche.

C’est égal, je ne veux pas, je l’aime trop.

Roblot.

Remarque donc que, du même coup, il rompt avec sa femme du monde.

Blanche.

Tiens, c’est vrai.

Roblot.

Et c’est celle-là qui est belle !

Blanche.

Tu la connais ?

Roblot.

Un œil bleu long comme ça, une taille, des pieds, des mains !

Blanche.

Et les cheveux ?

Roblot.

Pas comme les tiens, non, mais un fin duvet au coin des lèvres…

Blanche.

Des moustaches !… je la déteste !

Roblot.

Maintenant, si tu veux faire un esclandre, libre à toi ; voilà l’héritage à vau-l’eau.

Blanche, s’asseyant.

Je n’en ferai pas, je te le promets.

Roblot.

Mais si tu restes, c’est lui qui fera quelque sottise ! Il n’y va déjà pas si gaiement, à l’autel.

Blanche.

Je crois bien, pauvre petit ! — Que faut-il faire ?

Roblot.

Il faut filer par le premier train.

Blanche.

À quelle heure ?

Roblot.

Je m’informerai… — En attendant, entre dans ma chambre.

Blanche.

Je suis donc chez toi ?

Roblot.

Tu es chez nous… voici ma chambre, voilà celle du vicomte. Enferme-toi dans la mienne et n’ouvre à personne, pas même à Jean s’il rentrait… Tu m’en donnes ta parole d’honneur ?

Blanche.

Foi d’honnête homme ! (Sur la porte de gauche.) Qu’est-ce que je vais faire là, toute seule ? Donne-moi des bonbons.

Roblot.

Je n’en ai pas… voici des cigarettes. (Il lui donne son étui à cigarettes.) Et fais la morte.

Elle entre dans la chambre à gauche.



Scène V

ROBLOT, seul ; puis Jean.
Roblot.

Cette folle m’a retardé. (Tirant sa montre.) Bah ! il n’est pas une heure… mes ordres arriveront encore à temps.

Jean, entrant par le fond.

Il m’advient une singulière aventure, mon cher.

Roblot.

Dites vite.

Jean.

J’ai aperçu M. Jonquières sur la plage… — Je l’ai abordé pour me défendre d’être complice des bruits qui courent…

Roblot.

Eh bien ?

Jean.

N’a-t-il pas fini par m’offrir la main de sa fille avec deux millions ?

Roblot.

Bah ! — Deux millions ! cent mille livres de rente ! sans compter les espérances !… — Il me semble que la chose honteuse, comme vous dites, commence à se sauver par la quantité… Qu’en pensez-vous ?

Jean.

La proposition m’a ébloui, je l’avoue ; mais je me suis remis du premier trouble et j’ai vaillamment refusé.

Roblot.

Refusé !

Jean.

Tout net. Je suis content de moi.

Roblot.

Vous n’êtes pas difficile. Qu’a répondu Jonquières ?

Jean.

Il ne se tient pas pour battu ; il me donne huit jours de réflexion.

Roblot.

Bravo !

Jean.

Oh !… toutes mes réflexions sont faites, mon cher. N’espérez pas que je change d’avis,

Roblot.

Nous en reparlerons. Pour le moment, je n’ai pas le temps. Je cours au plus pressé.

Jean.

Qu’est-ce donc ?

Roblot.

Je vous l’expliquerai plus tard… Quand votre mariage ne nous rapporterait pas autre chose, je me tiendrais payé de mes peines.

Il sort par le fond.



Scène VI

JEAN, seul.

Voilà une bonne journée qui me réconcilie avec moi-même. Je ne me suis pas conduit comme le premier venu. Il ne manquera pas de gens qui me traiteront de cerveau fêlé, de don Quichotte… Tant pis pour eux ! Ceux-là ne connaîtront jamais l’orgueilleuse satisfaction du devoir accompli. D’ailleurs, quand la joie d’Hortense serait ma seule récompense, elle me suffirait. (On frappe un petit coup à la porte du fond.) Entrez !

On frappe un second coup ; Jean va ouvrir.



Scène VII

JEAN, HORTENSE.
Hortense, encore dehors à demi voix.

Êtes-vous seul ?

Jean.

Tout seul.

Elle entre. — Il pousse le verrou de la porte.
Hortense.

Que vous a conté M. Jonquières pendant cette interminable conversation ?

Jean.

Que diriez-vous s’il m’avait offert la main de sa fille ?

Hortense.

Je dirais que vous l’avez refusée.

Jean.

Voilà tout ?

Hortense.

Vous l’a-t-il offerte ?

Jean.

Oui.

Hortense.

Vous l’avez refusée ?

Jean.

Elle et ses deux millions.

Hortense.

Ces gens-là ne doutent de rien ! Ils proposent leur alliance avec une désinvolture toute princière !

Jean.

Permettez ! La proposition n’a rien d’offensant, et plus d’un y regarderait à deux fois avant de la repousser. Deux millions sortant de la poche d’un honnête homme et apportés par une charmante jeune fille…

Hortense.

Charmante ? Une petite sotte, affolée de noblesse, qui déplore la mésalliance de sa mère, qui méprise son père, et qui d’ailleurs a bien raison…

Jean.

Je vous arrête, ma chère. M. Jonquières n’a-t-il pas une réputation excellente ? 1

Hortense.

Oh ! il n’a pas subi la moindre condamnation, je l’avoue. Il est reçu partout, mais… il n’est accueilli nulle part. C’est un lourdaud rusé que Dieu semble avoir enrichi pour montrer le cas qu’il fait de la richesse. — Ce n’est pas là une famille où vous puissiez entrer. Vous vous marierez, mon ami ; je n’ai pas l’égoïste prétention d’absorber à mon profit votre existence tout entière ; mais reposez-vous sur moi du soin de votre bonheur. Je veux que votre mariage ne soit pas un marché, je veux que votre femme soit si charmante, qu’il ne vienne à l’esprit de personne de demander si elle est riche ou pauvre ; je veux que l’éclat de sa dot pâlisse devant sa grâce et sa beauté.

Jean.

Mais, chère Hortense, où prendrez-vous cette merveille ?

Hortense.

Je la chercherai, je la trouverai. C’est moi qui lui apprendrai à vous aimer… Cher Thomé ! c’est pour moi que vous avez refusé cette fortune… J’ai l’air d’une ingrate ; mais, au fond du cœur, je vous en sais autant de gré que si votre refus était une folie… Je suis heureuse, bien heureuse… et pourtant je suis triste ; jusqu’ici, il ne m’était pas venu à la pensée que vous pussiez vous marier. (Se jetant à son cou.) Jure-moi que tu ne te marieras jamais !

On entend grincer la clef dans la serrure de la porte du fond.
Hortense, effrayée.

Quelqu’un !

Jean.

J’ai mis le verrou.

Montlouis, au dehors.

Thommeray !

Hortense.

Mon mari !

Montlouis, du dehors.

Vous êtes chez vous, puisque la clef est sur la porte et le verrou poussé… Ouvrez, j’ai à vous parler !

Il frappe.
Hortense.

Je suis perdue.

Montlouis, du dehors.

Faites-vous la sieste ? Réveillez-vous, que diable ! C’est important !

Il frappe à coups redoublés.
Jean.

Il va ameuter tout l’hôtel. J’aime mieux le recevoir… Entrez là. Je l’aurai bientôt congédié.

Hortense entre dans la chambre à droite : Jean va ouvrir la porte du fond à Montlouis.



Scène VIII

JEAN, MONTLOUIS, légèrement gris.
Montlouis.

Vous dormiez, vicomte ?

Jean.

Oui… je m’étais assoupi.

Montlouis.

Tudieu ! quel assoupissement ! (Regardant les débris du déjeuner.) Je vois ce que c’est… vous avez bien déjeuné… moi aussi, d’ailleurs. Seulement le champagne ne me porte pas au sommeil, mais plutôt à une gaieté douce et affectueuse.

Jean.

Vous avez à me parler ?

Montlouis.

Très longuement. Armez-vous de patience et offrez-moi un canapé.

Il s’étend sur le canapé à sa droite.
Jean, à part.

Maudit homme !… Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est légèrement ému.

Montlouis.

J’ai beaucoup de sympathie pour vous, mon jeune ami. Vous avez un goût de sauvageon qui me plaît. Et puis, vous êtes loin de vos conseillers naturels : vous m’avez été adressé ; je me considère un peu comme ayant charge d’âme à votre égard, avec votre permission. Permettez-vous ?

Jean.

Je suis très touché…

Montlouis.

Bien. Alors vous ne me trouverez pas trop indiscret si je m’ingère dans vos affaires intimes. Je représente ici vos parents, c’est entendu.

Jean.

Mais, monsieur…

Montlouis.

Très bien. — Or je viens de rencontrer votre ami Roblot : charmant garçon qui vous aime beaucoup… Vous lui faites du chagrin.

Jean.

Moi ?

Montlouis.

Il a versé cela dans mon sein, et il a bien fait. Je suis le tombeau des secrets, moi. Le vôtre est en sûreté.

Jean.

Mon secret ? Que vous a donc conté M. Roblot ?

Montlouis.

Tout !… La proposition de Jonquières et la cause romanesque de votre refus.

Jean, à part.

Mauvais drôle !

Montlouis.

Je ne vous laisserai pas accomplir en paix une pareille sottise, passez-moi le mot.

Jean.

Mon Dieu, monsieur, j’apprécie le sentiment qui inspire votre démarche ; mais elle est inutile… mon parti est pris.

Montlouis.

Non, mon cher ! vous ne sacrifierez pas votre avenir à une liaison d’un jour, à une liaison qui commence à vous peser, je le sais.

Jean.

Plus bas, de grâce !

Montlouis.

Est-ce que nous ne sommes pas seuls ?

Jean.

Si fait. Mais les murs d’hôtel ont plus d’oreilles que les autres.

Montlouis.

Soyez tranquille, je ne nommerai pas la dame, je ne sais pas son nom. — Qu’on fasse un pareil sacrifice au premier quartier d’une lune de miel, soit ; mais la vôtre est en pleine décroissance.

Jean.

Plus bas, vous dis-je !

Montlouis.

Décidément nous ne sommes pas seuls. Ce n’est pas votre sieste que j’ai interrompue, mon gaillard ! Il paraît que vous avez aussi le champagne affectueux.

Jean.

Monsieur !

Montlouis.

L’héroïne de votre roman est cachée quelque part… (Indiquant les deux portes latérales.) là ou là ; elle nous entend. Eh bien, cela se trouve au mieux. Je vais vous rendre un fier service. (S’adressant tour à tour aux deux portes.) Madame ! je n’ai ni l’honneur ni la curiosité de vous connaître, rassurez-vous. Je suis le baron de Montlouis, ami de la famille Thommeray et pour le moment subrogé-tuteur du jeune homme.

Jean, à demi voix.

Que prétendez vous faire ?

Montlouis, de même.

Vous allez voir. (Haut.) Permettez-moi, madame, ès nom et qualités, de vous donner un conseil qui importe à votre dignité et même à votre bonheur. N’acceptez pas un sacrifice qu’on ne vous pardonnerait pas, si chevaleresque qu’on soit.

Jean.

Assez monsieur !

Montlouis.

Rendez le vicomte à ses destinées et retournez aux vôtres ! Vous avez un intérieur, une famille, des enfants… épargnez-leur l’amitié sacrilège de votre amant !

Jean.

Mais c’est de la démence, monsieur.

Montlouis.

C’est de l’éloquence !

Jean.

Vous êtes gris !

Montlouis.

Qu’importe, pourvu que je vous sauve, ingrat ! (Il lui prend la main et la garde dans la sienne.) Votre mère m’applaudirait. (Haut.) Épargnez à votre amant lui-même l’amitié humiliante de votre mari et sa poignée de main loyale… (Jean retire sa main et reste immobile, les yeux baissés. Montlouis le regarde avec étonnement et après un silence, désignant la porte de droite.) C’est madame de Montlouis qui est là.

Jean.

Non, monsieur.

Montlouis.

Si ce n’est pas elle, vous m’en devez la preuve. Je suis homme d’honneur : ouvrez-moi cette porte.

Jean.

Vous ne l’espérez pas !

Montlouis.

Ouvrez cette porte, vous dis-je !



Scène IX

Les Mêmes, BLANCHE, paraissant sur la porte de gauche la cigarette à la bouche.
Blanche.

Par ici, cher baron.

Montlouis.

Blanche !

Blanche.

Ce n’est pas la porte de droite qui vous fait des traits, c’est la porte de gauche.

Montlouis.

Vous, Blanche ! vous !

Blanche.

Moi-même.

Montlouis, accablé.

Elle me trompait !

Blanche.

Eh bien, cela vous étonne ? Vous ne vous en doutiez pas ?

Montlouis.

En vérité, vous le prenez sur un ton !…

Blanche.

Le ton d’une femme offensée, monsieur. Me soupçonner de vous être fidèle, à vous ! Je vous prenais pour un homme d’esprit ; du moment que vous n’êtes qu’un joli garçon…

Montlouis, à part.

C’était elle ! (À Jean.) Je vous tuerai, vous.

Jean.

Je suis à vos ordres, monsieur.

Blanche.

Nous attendons vos témoins. Je suis curieuse de voir les deux généraux de brigade qui auront écouté sans rire le récit de votre accident.

Montlouis, à part.

C’est qu’elle a raison !

Blanche.

Tenez, mon pauvre baron, vous n’êtes qu’un ingrat : vous devriez rendre grâce à votre étoile de trouver une baronnette là où vous avez craint de trouver une baronne.

Montlouis.

Allez tous au diable !

Il sort.



Scène X

BLANCHE, JEAN, HORTENSE.
Blanche.

Dites un peu que je suis méchante !… Je la détestais pourtant, votre femme du monde. Savez-vous pourquoi je l’ai tirée d’affaire ? Parce que j’ai entendu sa conversation avec vous. J’ai senti qu’elle à du cœur, et je n’ai pas voulu qu’on lui fît du chagrin… Qui est-elle ? Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir… je redeviendrais peut-être mauvaise. Je pars pour Paris ; faites-la sortir, et n’ayez pas peur que je l’attende dans l’escalier pour la voir. Je ne veux pas la connaître.

Hortense, sortant de la chambre de droite.

Et moi je veux que vous me connaissiez, mademoiselle. Vous m’avez sauvée ; je vous remercie.

Blanche.

Oh ! madame !

Hortense.

Ne courbez pas la tête devant moi Je ne sais pas qui vous êtes, pas plus que vous ne savez qui je suis. Vous êtes le bienfait, je suis la reconnaissance, voilà tout. — Quant à vous, monsieur, vous êtes libre, vous êtes oublié.

Elle sort.



Scène XI

JEAN, BLANCHE.
Jean.

Ces grands airs lui vont bien, sur ma parole !

Blanche.

Ah ! mais oui, très bien ! C’est une très grande dame, — et vous étiez très petit garçon devant elle, je ne vous le cache pas, mon cher. — Je n’aime pas les petits garçons. — Soyez heureux en ménage ! votre servante…

Elle sort.



Scène XII

JEAN, seul ; puis ROBLOT.
Jean, seul.

Jusqu’à celle-là qui m’abandonne ! Tout conspire donc à ce mariage ? Je me vois suspendu sur l’abîme de la chute finale… Le vertige me prend… Je ne me soutiens plus qu’à un reste d’orgueil.

Roblot, entrant par le fond et laissant la porte ouverte à deux battants.

Ah ! mon ami ! quelle nouvelle ! La guerre est déclarée… Cinq francs de baisse !

Jean.

Ruiné ! C’est trop ! (Jonquières passe avec sa fille dans le corridor.) Fermons les yeux et tombons (Il s’avance résolument vers eux.) Monsieur, j’ai eu le plaisir de danser hier avec mademoiselle sans lui avoir été présenté…

Jonquières.

Le vicomte Jean de Thommeray, ma fille.

Jean s’appuie sur Roblot, qui lui serre la main.