Éditions Édouard Garand (48p. 66-68).

CHAPITRE XIX

MARTYRE


Jean de Brébeuf fut rudement poussé vers le premier poteau, tout près de l’endroit où se tenait le chef iroquois. On le dépouilla rapidement de ses vêtements. L’Araignée se précipita sur le crucifix qui venait de tomber dans la neige, le saisit et, sardonique, cria :

— Chien, vois ton Dieu ! S’il est plus fort que moi, qu’il montre sa puissance !

Il jeta le crucifix par terre, il le piétina avec rage, le ramassa et le jeta dans un brasier.

Au ciel Jean de Brébeuf lança cette parole sublime :

— Pardon pour lui, ô Jésus ! c’est un insensé, il ne sait pas ce qu’il fait !

Puis, se jetant à genoux devant le poteau qu’on lui avait désigné, il l’embrassa, murmurant :

— Ô mon Dieu ! faites que je souffre plus que vous n’avez souffert, si c’est possible !

Des Iroquois le firent lever à coups de pied, le poussèrent contre le poteau et l’y attachèrent solidement à l’aide de lanières de peau de cerf.

Pendant ce temps, d’autres sauvages, non moins brutaux, non moins féroces et sanguinaires, attachaient à d’autres poteaux Gabriel Lalemant et les prisonniers hurons.

Alors commença un spectacle si horrible qu’il est impossible d’en faire la juste narration.

Il y avait quatorze poteaux, c’est-à-dire quatorze victimes, et autour de chaque victime s’agitait une bande forcenée de ces démons rouges.

Mais c’est Jean de Brébeuf qui avait autour de lui la plus grosse bande. À six pas de là, l’Araignée, drapé dans sa cape brodée de poils de porc-épic, demeurait comme une statue.

Au moment où un des bourreaux s’apprêtait à commencer le supplice, le jeune chef iroquois sortit de son mutisme et demanda :

— Veux-tu la liberté et la vie, chien ? Renie ton Dieu et adore le mien !

Jean de Brébeuf se borna à sourire. Tranquille, il priait les yeux levés au ciel.

— Allez ! commanda rudement le jeune chef.

Un sauvage saisit un brandon allumé et brûla la barbe du missionnaire. Il se produisit un curieux grésillement qui fit rire toute la bande. Jean de Brébeuf se contenta de sourire, tout en continuant de prier et d’implorer les forces nécessaires pour subir la torture.

Un deuxième sauvage lui enfonça un couteau dans la cuisse gauche et lui enleva une large tranche de chair. Il piqua cette tranche de chair au bout d’un bois et la suspendit un moment au-dessus de la flamme. Les braises crépitèrent sous les gouttes de sang qui tombaient. Et l’ayant tournée une fois, le sauvage en mangea un morceau et jeta le reste à un de ses congénères, qui l’avala gloutonnement comme un dogue avec un grognement de joie.

Jean de Brébeuf sourit encore. Sa figure ne perdait rien de sa placidité.

De ses yeux perçants l’Araignée ne le quittait pas une seconde. Il voulait saisir une défaillance, une expression de souffrance, une simple crispation des traits non seulement pour voir sa vengeance satisfaite, mais surtout pour se dire qu’il avait vaincu le missionnaire et son Dieu.

Aussi commençait-il à craindre que ce Dieu, dont lui avait parlé l’apôtre, ne possédât véritablement la toute-puissance.

Car Jean de Brébeuf demeurait inébranlable. À diverses reprises d’autres bourreaux lui arrachèrent des lambeaux de chair par toutes les parties de son corps, et d’autres apportaient du suif fondu et brûlant qu’ils faisaient couler sur les plaies vives.

Le corps de Jean de Brébeuf semblait de pierre, pas une fibre ne tressaillait. Seulement, sur ses lèvres s’amplifiait le sourire.

— Mon Seigneur Jésus, murmura-t-il une fois, voici que je me sens plus près de vous ! Tendez-moi vos bras, ô Seigneur ! tendez-moi vos divins bras !

Le sourire qui s’élargissait sur les lèvres de sa victime fit mal à l’Araignée ; il semblait que les souffrances de l’autre le torturaient lui-même, tant les traits de sa figure, généralement impassibles, se contractaient de moment en moment.

Un autre monstre s’approcha et versa sur la tête chauve du missionnaire de l’huile bouillante. Avec son sourire doux et sa voix suave Jean de Brébeuf dit au fauve :

— Merci, mon fils, tu me rafraîchis !

L’Araignée fit entendre un grognement de rage.

Il cria à l’un des tourmenteurs :

— Perce-lui les mains et les pieds comme son Dieu !

L’autre obéit avec une joie cruelle. Il tira du feu une barre de fer rougie et lentement perça les deux mains et les deux pieds du missionnaire. La chair grésillait, et aux narines des bourreaux montait une vapeur qui paraissait les enivrer davantage. La victime continuait de prier doucement.

De temps en temps arrivait jusqu’à Jean de Brébeuf un gémissement. Il tournait la tête, et à quelques poteaux plus loin il voyait Gabriel Lalemant qui, sous les tortures qu’on lui infligeait aussi, défaillait.

— Courage, mon fils, disait Jean de Brébeuf de sa voix chaude et ferme, Jésus a plus souffert que nous sans se plaindre. Bientôt vous reposerez dans ses bras !

Il ramenait ses regards remplis de lumières célestes sur ses bourreaux.

L’un approchait avec six haches rougies au bûcher et disposées en collier. Il dit en grimaçant :

— Si le Père Noir aime les parures, voici qui va le satisfaire.

Il mit l’horrible collier au cou du missionnaire qui lui répliqua :

— Oui, mon ami, ce collier m’est agréable et me fait beaucoup de bien, s’il n’est ni beau ni riche !

L’Araignée trépignait. Ah ! quels tourments donc inventer pour abattre cet homme ! S’il se réjouissait de voir et d’entendre Gabriel Lalemant gémir douloureusement, il enrageait de constater que Jean de Brébeuf restait impassible. Et pourtant le corps de l’apôtre n’était plus qu’une plaie atroce. Ah ! c’est que ce n’était plus un corps qui vivait, c’était une âme !

Un autre sauvage vint lui enfoncer dans le ventre une sorte de trident rougi au feu. Jean de Brébeuf ne broncha pas… seulement, quelques sueurs, oh ! à peine perceptibles, perlèrent pour la première fois à ses tempes. Ses forces diminuaient : mais il avait tellement de volonté sur lui-même, qu’il résistait à la douleur. L’Araignée, ayant aperçu ces sueurs, sourit.

Il fit un geste aux tortionnaires.

Avec un couteau énorme l’un d’eux enleva habilement la peau de la tête à la victime dont la figure demeura placide. Un autre rassembla dans une casserole des braises ardentes et les déposa sur le crâne sanguinolent. Un léger crépitement se fit, puis une mince fumée auréola la tête du patient. Et malgré l’extrême souffrance, Jean de Brébeuf souriait encore.

— Mon fils, dit-il au bourreau, ma tête faisait mal, tu l’as guérie !

Pendant ce temps des cris de douleur, des gémissements, des lamentations, des râlements montaient de toutes parts : c’étaient les autres victimes, les hurons, qui n’avaient pas la force d’endurer de tels supplices.

Vers ces malheureux Jean de Brébeuf tourna la tête et leur cria :

— Mes enfants, élevez vos âmes vers Dieu… lui seul soulage et guérit !

Un des tortionnaires lui enfonça dans la gorge un fer brûlant.

— Parle encore, si tu peux ! dit le monstre.

— Que Dieu ait pitié de toi, pauvre insensé ! dit le missionnaire en élevant ses yeux vers le ciel radieux.

L’Araignée poussa un rugissement de bête aux abois :

— Ah ! chien, si ton Dieu t’empêche de souffrir, il ne peut te sauver de la mort… tiens !

De sa hache il lui fendit la mâchoire.

Sous ce coup terrible Jean de Brébeuf pencha sa tête sur sa poitrine… Il sentit l’agonie venir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il, recevez votre serviteur ! Comme il a hâte de vous voir !

On lui coupa le nez, on lui arracha la langue.

Puis, pour la seconde fois, un barbare lui enfonça dans la gorge une barre ardente qu’il retourna et retourna atrocement…

Alors ce colosse qui, pendant seize ans, avait fait trembler les forêts et ses habitants féroces, rendit sa belle âme à Dieu… ou plutôt il alla lui porter cette âme comme la plus pure et la plus exquise des fleurs.

Les tortionnaires avec rage jetèrent ce géant sur le bûcher.

Le supplice avait duré un peu plus de trois heures.

L’Araignée, tremblant, venait de s’approcher pour regarder ce cadavre… Longtemps le jeune chef iroquois avait été dévoré de jalousie et de haine contre le pouvoir surnaturel que semblait posséder le Père Noir. Il eût voulu dompter ce pouvoir qui diminuait tant sa supériorité. Cette puissance mystérieuse que décelaient les gestes et les paroles du missionnaire le subjuguait, l’irritait, et il essayait de se convaincre qu’il pouvait en avoir raison en forçant le prêtre-apôtre à crier grâce. Oh ! comme il aurait triomphé alors ! Car alors il n’eût existé d’autre pouvoir supérieur au sien ! Mais à mesure qu’avançait le supplice du Père Noir, l’Araignée commençait à douter de sa propre supériorité. Une autre supériorité planait au-dessus de la sienne ! Ah ! ce Dieu que prêchait et qu’adorait cet homme en robe noire, existait-il donc vraiment ? Il eut peur de l’admettre, car cette admission eût été pour lui une défaite. Mais lorsque Jean de Brébeuf, sans la moindre défaillance, toujours souriant, toujours priant son Dieu, exhala le dernier soupir, doucement comme un souffle qui s’éteint, le jeune indien sentit tout à coup peser sur lui comme une suprême malédiction. Cette puissance terrible dont il avait douté, qu’il avait narguée et qu’il avait voulu détruire le domina tellement que son cœur fut rempli d’effroi. Il fit entendre une effroyable imprécation, puis, baissant la tête, courbant ses épaules, il s’enfuit dans la forêt comme s’il eût été saisi de la plus grande épouvante.