Éditions Édouard Garand (48p. 42-45).

CHAPITRE XI

SURPRISE ET JOIE


La mort de Jean Huron et l’enlèvement de Marie par l’Araignée avaient jeté dans les deux bourgades Saint-Louis et Saint-Ignace non seulement la stupeur, mais aussi un gros malaise. Ce malaise fut accompagné d’inquiétudes. Les sauvages avaient certainement une grande confiance dans le missionnaire, mais cette confiance ne réussissait pas à faire disparaître leur crainte de l’iroquois et particulièrement de l’Araignée.

Dans ces deux bourgades il se trouvait des hurons aveuglément dévoués et fidèles à leur Père Noir, mais il en était aussi qui manquaient de confiance et qui, d’une foi chancelante, étaient souvent près de faire cause commune avec la nation iroquoise. Parmi ces derniers il s’en trouvait qui, par crainte de représailles de l’Araignée, en voulaient à Jean de Brébeuf d’avoir épargné la vie du jeune chef iroquois. Ils avaient été témoins de la menace qu’il avait faite après que le missionnaire lui eut fait ouvrir la porte de la bourgade. Ils se doutaient bien qu’un jour ou l’autre il tenterait de surprendre le village et de massacrer sa population. Or, parmi ces hurons craintifs il en était un qui avait assisté à l’assassinat de Jean, et le lendemain, avec quelques congénères mécontents, il fit courir parmi la population de Saint-Louis le bruit que Jean de Brébeuf avait fait tuer Jean Huron afin que Marie devînt la femme de l’Araignée. Et ces brebis galeuses ajoutèrent que le missionnaire avait eu des ententes avec le jeune chef agnier pour sacrifier Jean et Marie, et qu’à présent il méditait de livrer le village Saint-Louis et ses habitants à la férocité des guerriers Iroquois.

La calomnie trouva, bien entendu, quelques oreilles complaisantes, puis elle franchit la palissade et alla s’insinuer dans la population de Saint-Ignace. Si la majorité demeura sourde à ces mensonges, elle n’en ressentit pas moins une grande inquiétude, et sa confiance dans le Père Noir fut légèrement ébranlée. Et sans admettre ces mensonges, plusieurs néanmoins se demandaient quel avait été l’intérêt du missionnaire à protéger la vie de l’Araignée, et pourquoi et dans quel dessein le jeune chef agnier s’était trouvé sous le toit de Jean de Brébeuf. Et en repassant toute la scène de la veille au soir, ils demeuraient étonnés et ils n’étaient pas loin de soupçonner le missionnaire d’intrigues funestes. Malgré les enseignements religieux qu’ils avaient reçus, ils ne pouvaient comprendre encore que le missionnaire eût sauvé la vie du chef iroquois.

Ce manque de pénétration était dû à leur esprit rancunier, car l’indien n’oublie jamais un affront. Il sait dissimuler en attendant l’occasion de laver l’outrage reçu.

Les Hurons en voulaient à l’Araignée d’avoir détruit la bourgade Saint-Joseph et d’avoir massacré ses habitants, ils lui en voulaient pour les menaces qu’il avait faites contre les habitants de Saint-Louis, et la parole de miséricorde de l’Évangile n’était pas encore suffisamment ancrée dans leur esprit pour se défaire de leur ressentiment. L’enseignement du pardon des offenses sonnait toujours mal à leurs oreilles. Et chose étrange, s’ils n’étaient pas toujours disposés à oublier les injures, s’ils ne voulaient pas les oublier, ils s’étonnaient grandement que leur Père Noir, lui, les pardonnât et les oubliât. Et si la fougue vindicative de ces pauvres sauvages était souvent retenue, c’était bien grâce au magnifique exemple que leur donnait le missionnaire.

Comme on le comprend, ce jour-là, qui était dimanche, la population de Saint-Louis se trouvait donc fort mal à l’aise. Un peu avant l’heure de la messe elle se réunit sur la place de la chapelle et commenta longuement à voix basse les événements de la nuit précédente. Jean de Brébeuf ne manqua pas de remarquer ce trouble qui se manifestait dans l’esprit de ses ouailles, et il mit ce trouble sur la surprise qu’avait causée l’enlèvement de Marie.

Au prône il s’efforça d’expliquer clairement l’action de la jeune huronne qu’il attribua à la volonté de Dieu. Il essaya de leur faire comprendre que Dieu avait choisi Marie pour travailler à la conversion de la nation iroquoise. En devenant la femme du grand chef iroquois son prestige serait énorme. Avec la puissance de Dieu elle ferait un chrétien de son époux, et par la suite toute la nation marcherait dans la voie de son chef. Et Jean de Brébeuf, qui n’avait pu s’expliquer le revirement de la jeune huronne, n’était pas loin de penser que Dieu voulait se servir de Marie comme d’un premier levier pour attaquer le paganisme de la nation iroquoise. Puis longuement il s’étendit sur la sainte maxime du pardon des offenses. Il se montra si éloquent, ce jour-là, que la plupart des sauvages pleurèrent à chaudes larmes.

— Ah ! mes chers enfants, s’était-il écrié à un moment, quelles souffrances cruelles vous pourrez éprouver un jour, quand, bourrelés de remords, vous implorerez pardon et que ce pardon vous sera refusé parce que vous n’aurez pas voulu pardonner à votre frère ! Songez-y, ce sera votre plus affreux châtiment, et vous serez frappés comme vous aurez frappé ! Et vous aurez beau vous traîner et user vos genoux ensanglantés, vous aurez beau tordre vos mains suppliantes, vous aurez beau répandre des larmes de sang et de feu et gémir de toute la douleur de vos âmes, vous serez dédaignés, repoussés ! Et alors, dans votre misère atroce, le ciel se couvrira d’un voile sombre, la forêt cessera de chanter, le lac s’asséchera, le gibier s’éloignera si loin qu’il ne sera plus possible de le prendre, et dans la noirceur et la tristesse de ces jours de deuil vous sentirez la famine horrible s’emparer de vos corps et les torturer. Pardon !… crierez-vous. La voix effrayante de la forêt morte répondra : — Pas de pardon !… Pitié !… râlerez-vous dans la soif qui brûlera vos gosiers. Pas de pitié ! répondra sourdement le lac asséché.

Puis, levant les yeux au ciel et joignant les mains, le missionnaire s’écria avec une sincérité et une foi qui portèrent l’émotion à son comble :

— Ô grand Dieu ! vous qui avez tant souffert pour nous… vous que la faim et la soif ont torturé plus qu’il n’était possible… vous que d’infâmes bourreaux ont cloué à une croix en enfonçant dans vos mains nobles et pures des clous hideux… vous que des barbares ont couronné d’épines… vous qu’ils ont transpercé de leurs lances… vous sur qui ils ont osé, les misérables, jeter leurs crachats immondes… oui, vous, Seigneur, la plus grande et la plus sainte des victimes humaines, vous avez pardonné ! Sur la tête de vos tourmenteurs vous avez appelé les bénédictions du Ciel ! Eh bien ! Seigneur, à votre exemple est-il possible que nous ne pardonnions à qui nous ont moins fait souffrir que vous n’avez souffert ? Non ! non ce n’est pas possible ! Nous voulons pardonner aussi, Seigneur ! Nous vous demandons de nous communiquer le souffle si généreux de votre âme pour nous aider à donner le pardon ! Laissez tomber dans nos pauvres cœurs un peu de votre générosité ! Commandez à nos lèvres de répéter cette sublime parole que les vôtres ont dite à votre Père sur le mont du Golgotha Oh ! nous vous en prions, mon Dieu, ne nous abandonnez pas dans notre égoïsme affreux ! Ne nous laissez pas nous en aller dans les ténèbres de la mort comme s’en vont ceux qui ont refusé le pardon des offenses, mais faites-nous entrer dans la voie de la vie et de la lumière que vous avez suivie pour atteindre au grand royaume des joies célestes et éternelles !…

Et l’office divin était depuis longtemps fini, que Jean de Brébeuf, agenouillé, prosterné devant le petit autel, demeurait plongé dans une sainte méditation, et que les Hurons, tout impressionnés par les grandes paroles de leur Père Noir, n’osaient quitter la chapelle. Ils demeuraient comme éblouis, les yeux fixés sur le missionnaire, silencieux, immobiles, craignant de troubler le recueillement de l’apôtre.

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Le sermon de Jean de Brébeuf avait rétabli la confiance dans les âmes. Aussi, lorsque après la messe, trois hurons déloyaux tentèrent de soulever la bourgade contre le missionnaire, furent-ils vivement repoussés et menacés d’être chassés du village s’ils ne cessaient leurs ignobles menées. Ils ne furent pas tout à fait rebutés. À quelques jours de là, le missionnaire s’étant rendu en compagnie de Gaspard à la bourgade Saint-Ignace où il voulait conférer avec le Père Lalemant, les trois hurons rassemblèrent la population de Saint-Louis, jurèrent que le Père Noir trahissait la tribu, qu’ils avaient surpris ses secrets, et que les pires calamités allaient s’abattre sur la tribu si le Père Noir n’était chassé.

L’un des guerriers hurons se leva tout à coup et cria avec colère aux trois calomniateurs :

— La langue des trois guerriers s’est corrompue à la langue des guerriers iroquois, elle est plus sale et plus dangereuse que la langue d’une vipère !

Et il cracha par terre avec mépris.

Toute la bourgade approuva ces paroles fières, et les trois traîtres en furent une fois encore pour leurs peines. Mais fort mécontents, ils quittèrent Saint-Louis et allèrent vivre à la bourgade Saint-Ignace. Là ils recommencèrent leurs attaques sournoises contre Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant, s’ingéniant à faire croire aux hurons que les deux missionnaires allaient attirer tous les malheurs sur la tribu. Là, ils furent plus écoutés, parce que Gabriel Lalemant, presque étranger à ces sauvages, attendu qu’il n’était venu en Huronie qu’au printemps, ne possédait pas le prestige de Brébeuf dont il était l’assistant. Mais le jeune missionnaire fut tôt mis au courant de ce qui se passait. Il s’aperçut d’abord que le nombre des assistants aux offices divins diminuaient peu à peu, que beaucoup d’enfants manquaient à la classe, et il découvrit que, contre l’ordinaire, des guerriers allaient chasser dans la forêt le dimanche.

De suite il voulut faire rentrer dans le devoir ces brebis infidèles, mais il n’y put réussir. Il entendait des murmures de mécontentement, des grondements de sourde colère, il saisissait des regards menaçants. Ce que voyant, il fit venir Jean de Brébeuf. Celui-ci vint à Saint-Ignace un dimanche du commencement de septembre, quelques jours après que la récolte de maïs et de blé eut été mise à l’abri dans une grande baraque qui servait de grange.

La parole chaude, vibrante et si sincère de Jean de Brébeuf produisit l’effet attendu : les murmures cessèrent, la confiance se rétablit et la paix et l’harmonie continuèrent de régner sur le village. Les trois hurons qui avaient déserté Saint-Louis furent chassés de Saint-Ignace. Ils retournèrent au village Saint-Louis, mais les guerriers hurons leur en refusèrent l’entrée.

Ceci s’était passé à l’insu du missionnaire.

Les trois malheureux hurons errèrent dans la forêt pendant un mois comme des âmes en peine. Un jour de froidure du mois d’octobre ils revinrent frapper à la porte de la palissade. Averti de leur présence, Jean de Brébeuf alla ouvrir lui-même la porte de la palissade et dit avec son sourire inaltérable :

— Entrez, mes fils, c’est ici votre maison et il serait injuste de vous en chasser !

Ces trois hurons allaient héroïquement endurer le martyre avec leur Père Noir.

Tout était donc rentré dans la paix et la tranquillité.

Vint l’hiver.

Ce fut l’époque des grandes chasses. Malheureusement, peut-être à cause de l’épaisseur des neiges, le gibier fut loin d’être abondant, il manqua des journées entières. Les Hurons s’en plaignirent au missionnaire qui leur répondit :

— Mes enfants, souvenez-vous que vous avez commis bien des fautes durant l’été, vous avez été injustes à l’égard de votre Père Noir qui vous aime mieux qu’un père n’aime ses enfants, et le bon Dieu veut vous faire entendre qu’il importe d’écouter sa voix qui parle par ma bouche si vous désirez que le gibier abonde dans la forêt et le poisson dans les lacs. Écoutez donc la voix de votre Père Noir quand il parle, suivez ses conseils, obéissez à ses commandements et vous verrez que le gibier sera abondant !

Plusieurs sauvages attribuèrent la rareté du gibier à l’absence de Marie, et quelques-uns firent part au missionnaire de leur soupçon.

Jean de Brébeuf, comme s’il eût été inspiré par le ciel, répliqua :

— S’il est vrai que le gibier manque parce que Marie est allée au pays des Iroquois, c’est que Dieu l’a voulu pour vous punir. Mais si vous avez confiance en lui, si vous respectez le Père Noir et l’aimez toujours comme avant, eh bien ! je vous promets que Marie va revenir bientôt et que le gibier sera de nouveau abondant.

Et, prodige merveilleux, à la fin de ce même jour du mois de janvier 1649, et au plus grand émerveillement des hurons, ceux-ci virent tout à coup Marie paraître dans la porte de la bourgade.

Après la première surprise, ce fut une course, une ruée formidable à la rencontre de la jeune fille. Toute la population, folle de joie délirante, clama :

— Ekon ! Ekon !…

De sa hutte Jean de Brébeuf accourut.

Marie tomba dans ses bras en sanglotant…