Éditions Édouard Garand (48p. 38-42).

CHAPITRE X

UN DRAME DANS LA FORÊT


Malgré qu’il fût désemparé devant la réalité de l’événement, Jean de Brébeuf ne perdit pas la tête.

Il interrogea les parents de Marie.

Voici ce qu’ils narrèrent : l’Araignée était entré à l’improviste dans leur cabane. Il avait tiré un couteau et avait menacé de les tuer si tous deux ne gardaient le silence. Puis il leur avait dit : « Je suis venu chercher Madonna pour en faire ma femme. Elle sera la femme d’un grand chef. Elle sera honorée dans ma nation et admirée. Après elle son père et sa mère seront les premiers de la nation. Mais s’ils s’opposent à ma volonté, les plus grands malheurs les atteindront bientôt, eux et leur tribu. » Épouvantés par les menaces du jeune iroquois, ils n’avaient donc pas bougé de leur lit et avaient laissé partir Marie qui, d’ailleurs, avait paru suivre l’indien de bonne volonté.

Jean de Brébeuf demeurait fort intrigué. Par quel prodige Marie était-elle partie de son plein vouloir ? Quoi ! aimait-elle l’Araignée ? Son amour pour Jean Huron n’avait-il été qu’une comédie ? Au fait, elle avait avoué ce soir-là qu’elle n’aimait pas Jean Huron autant qu’elle avait pensé ! Il fallait donc supposer que Marie aimait l’Araignée et qu’elle avait toujours dissimulé ses sentiments. Cependant le missionnaire ne pouvait encore admettre pour réelle cette hypothèse. À moins, se disait-il, qu’elle n’ait obéi aux menaces faites contre elle-même et contre sa tribu ? Jean de Brébeuf était plutôt enclin à accepter cette hypothèse. Mais il n’osait s’appuyer sur aucune de ces hypothèses pour saisir la vérité, parce qu’il connaissait le caractère de ces enfants de la forêt, caractère très changeant, sujet aux revirements les plus subits et les plus extraordinaires.

Il essayait donc de percer le mystère qui se présentait à lui, lorsque, tout à coup, Jean Huron parut. D’une voix sourde et agitée, le jeune homme cria :

— Marie est partie ! Je le sens… je le sais…

— Oui, fit seulement Jean de Brébeuf. Mais sois tranquille, ajouta-t-il aussitôt, nous la ramènerons !

— Non, répliqua durement Jean Huron… elle sera morte !

— Morte, dis-tu ?

— Oui… l’Araignée la tuera plutôt que de me la rendre !

Puis il fit entendre un long rugissement, tourna sur lui-même et se jeta dehors, avant que le missionnaire eût fait un mouvement pour le retenir.

Jean de Brébeuf s’élança après lui.

Mais dans les ténèbres, il ne put voir le jeune homme courir à une plateforme, enjamber la palissade et sauter de l’autre côté.

Que faire ? se demanda le missionnaire.

Mû par une idée nouvelle, il se dirigea hâtivement vers sa demeure et réveilla Gaspard Remulot.

— Ah ! ça, s’écria l’ancien marin la voix enrouée, est-ce que les Iroquois sont là ?

— Gaspard, dit le missionnaire, habille-toi, allume ta lanterne et suis-moi. Marie vient d’être enlevée par l’Araignée, et nous allons essayer de la lui reprendre.

— Oh ! le maudit iroquois ! jura Gaspard avec colère. Soyez tranquille, Père, cette fois je vais l’envoyer promener au Paradis de ses pères, par mon âme !

Gaspard ne prit pas seulement la lanterne, mais aussi son fusil, et l’instant d’après, accompagnés par les huit guerriers hurons qui montaient la garde autour de la palissade, lui et le missionnaire s’engageaient dans la forêt.

Mais là, dans les broussailles épaisses et obscures, à travers des troncs d’arbres renversés, au travers de fourrés souvent inextricables, les dix hommes n’auraient pu jamais passer, même éclairés de leur lanterne, si au loin la lueur d’un feu de bivouac ne les eût guidés. Ils auraient certainement erré à l’aventure sans jamais atteindre le but proposé, car il était impossible de suivre une direction exacte, encore moins quand ils ignoraient la direction prise par l’Araignée. Seuls, peut-être, Jean Huron et l’Araignée pouvaient se diriger sûrement la nuit dans la forêt. Jean de Brébeuf avait bien pensé à tout cela, mais comme toujours il se jetait dans la lutte avec l’assurance que Dieu l’aiderait. Sa confiance encore n’avait pas été vaine : alors que, après un moment de marche, le missionnaire et ses compagnons se trouvaient déjà désorientés, la clarté d’un feu lointain — telle l’étoile de Bethléem — vint guider leurs pas. De suite Jean de Brébeuf pensa que c’était un feu allumé par les Iroquois. Mais à quelle distance se trouvait ce feu ? N’importe ! il fallait l’atteindre le plus tôt possible, et le missionnaire et ses compagnons hâtèrent leur marche.

La tempête diminuait rapidement. Le vent ne soufflait plus dans les cimes que par secousses molles. Et par échappées on pouvait de temps à autre percevoir le rayonnement d’une étoile. Et à mesure que le calme se faisait au-dessus des cimes, sous la voûte de la forêt le silence grandissait.

Gaspard avait éteint la lanterne pour que sa lumière n’attirât pas l’attention de l’ennemi.

Après une heure de marche la petite troupe s’arrêta sur le bord d’un ravin profond. Sur le bord opposé elle pouvait apercevoir des silhouettes humaines s’agitant dans la clarté du feu. Mais elle était encore trop loin pour reconnaître à qui elle avait affaire.

— Franchissons le ravin, suggéra Gaspard, et nous serons suffisamment rapprochés pour voir ce qui se passe par là.

La petite troupe s’engagea dans la pente abrupte et très obscure.

À ce moment des cris gutturaux montèrent dans le grand silence des bois.

— Je pense bien, dit Gaspard, que ce sont nos Iroquois. Nous allons leur causer une belle surprise. Ils doivent être loin de s’imaginer que nous nous sommes mis à leur poursuite par une nuit pareille.

— Fort probablement aussi, dit le missionnaire, qu’ils ne se doutent pas que l’enlèvement de Marie nous est connu.

Il fallut un quart d’heure pour traverser le ravin.

Lorsque la troupe eut atteint le bord opposé, elle se trouva suffisamment rapprochée pour reconnaître les dix guerriers de l’Araignée. Les Iroquois dansaient autour du feu en lançant des cris de joie. Le jeune chef demeurait un peu à l’écart, debout, bras croisés, sombre. Jean de Brébeuf vit le chef iroquois et ses guerriers, mais il ne put découvrir Marie. Un tressaillement de joie l’agita. Peut-être, pensa-t-il, que Jean Huron avait réussi à reprendre Marie ? Mais Gaspard disait :

— Père, je vais me faufiler au travers de ces troncs d’arbres, me rapprocher encore et tâcher de m’assurer si Marie est là ou non.

— C’est bien, consentit le missionnaire, va, mais sois prudent.

Gaspard disparut sans faire de bruit.

Les huit guerriers hurons, impassibles en apparence, attendaient les ordres du Père Noir, car ils n’obéissaient qu’à lui.

Au bout de dix minutes Gaspard revint auprès de ses compagnons.

— Père, dit-il, Marie est là. Je l’ai vue assise dans l’ombre sur un tronc d’arbre.

— Ah ! ah ! fit le missionnaire violemment ému.

Il se mit à réfléchir, puis il dit :

— Je veux la voir aussi, afin que je puisse mieux prendre mes dispositions. S’il y a moyen de la ravir à ses ennemis à leur insu, ça vaudra mieux, car je ne veux pas qu’il y ait du sang répandu.

Il recommanda à ses Hurons de demeurer là prêts à répondre à son appel, et, accompagné de Gaspard seulement, il se glissa à travers les arbres vers la clairière où dansaient les guerriers iroquois. Bientôt il lui fut possible de voir la jeune huronne.

Marie, en effet, était assise sur un tronc d’arbre à quelques pas du jeune chef iroquois ; elle demeurait les coudes sur les genoux et la tête dans les mains. Pleurait-elle ? Le missionnaire le pensa, et de nouveau son cœur s’émut vivement.

— Gaspard, murmura-t-il, je pense qu’en nous glissant au travers de ces fourrés nous pourrions arriver inaperçus auprès de Marie et l’emporter avant que les iroquois ne se soient aperçus de notre présence.

— Je pense de même, répondit Gaspard. En avant donc, il ne faut pas perdre de temps ! Tout de même, Père, j’ai une forte démangeaison d’aplatir une balle sur le front de l’Araignée. Voyez, quelle belle cible !

— Non… je te le défends, Gaspard ! Il n’est pas permis de tuer, à moins que nous n’ayons à défendre notre vie, tu le sais. Ensuite, tu tuerais probablement l’Araignée, mais tu risquerais de faire tuer par représailles Marie. Essayons de nous approcher de la pauvre enfant !

Mais à la même minute Gaspard saisit le bras du missionnaire et dit :

— Par ma foi ! qu’est-ce cela ? N’est-ce pas Jean Huron ?…

Il indiquait une silhouette humaine qui, à la clarté du feu, venait de se détacher nettement à côté de l’Araignée.

Jean de Brébeuf frémit.

Et la scène qui suivit fut si rapide qu’elle apparut imaginaire.

Oui, c’était bien Jean Huron qui profilait sa taille près du jeune chef iroquois.

La danse et les cris des Iroquois cessèrent tout à coup. Il y eut d’abord un moment de surprise. Puis les guerriers ennemis coururent à leurs armes. Mais déjà l’Araignée et Jean Huron fonçaient l’un sur l’autre en poussant chacun un cri féroce. La lutte ne fut pas longue, elle dura à peine vingt secondes. Un guerrier iroquois leva soudain un terrible tomahawk et l’asséna de toute sa force sur la tête de Jean Huron, qui lâcha son adversaire et s’écroula sur le sol où il demeura inanimé.

Un cri de femme… un cri déchirant monta. Marie d’un bond allait se jeter en pleurant sur le corps de son fiancé.

Débarrassé de son ennemi, l’Araignée poussa un grondement de fureur et s’élança pour se jeter sur la jeune fille.

À la même seconde, Gaspard épaulait son fusil et faisait feu.

La détonation ressembla à un coup de tonnerre.

— Malheureux ! clama Jean de Brébeuf.

— Malheureux, oui, grogna Gaspard, car je l’ai manqué !

Manqué ? Non, pas tout à fait. L’Araignée venait d’arrêter son élan, et sa main gauche s’était, portée à son épaule droite. Il chancela un moment, puis se raidissant, il alla en titubant s’asseoir sur le tronc d’arbre qui avait servi de siège à Marie.

Je l’ai frappé ! cria Gaspard avec joie. En avant !

Et sans attendre le missionnaire il bondit vers le feu et les Iroquois qui, stupéfaits et épouvantés, reculaient dans l’ombre prêts à abandonner leur chef.

Mais l’Araignée leur jeta un cri.

Le missionnaire criait en même temps à ses Hurons d’accourir. L’instant d’après Hurons et Iroquois se faisaient face, séparés seulement par le feu de broussailles qui se mourait peu à peu.

Le missionnaire se penchait sur Marie et disait :

— Ma pauvre enfant, quel malheur !…

Il avait de suite constaté que Jean Huron, le crâne fendu, était mort.

L’Araignée, à la vue du missionnaire, s’était levé comme pour se jeter sur lui, mais Gaspard le prévint en le menaçant de la crosse de son fusil.

— Prends garde, mon garçon, dit-il ; si je t’ai manqué de ma balle, je ne te manquerai pas de ma crosse.

— Arrière, Gaspard ! ordonna Jean de Brébeuf en s’avançant vers le chef iroquois qui tenait une main ensanglantée à son épaule droite.

Marie, sans pleurer, demeurait toujours penché sur le corps inerte du jeune huron, immobile, rigide, comme statufiée.

Les Hurons pour maintenir les Iroquois en respect les menaçaient de leurs flèches.

Mais sur un signe de l’Araignée l’un de ses guerriers se glissa subrepticement dans les fourrés assombris, rampa vers Marie et leva sur elle un long couteau. Mais sa main ne descendit pas. Il regarda le chef iroquois comme pour attendre son ordre.

Jean de Brébeuf continuait de s’avancer vers l’Araignée. Celui-ci dit :

— Si le Père Noir fait encore un pas, je donne l’ordre à mon guerrier de frapper Madonna.

Surpris Jean de Brébeuf s’arrêta et tourna ses yeux vers la jeune fille. Elle demeurait écrasée sur le cadavre de son fiancé, mais à genoux près d’elle un iroquois tenait un couteau suspendu au-dessus de sa nuque. Le missionnaire ne perdit pas son calme.

— Tu ne donneras pas cet ordre, mon fils, dit-il sévèrement, parce que tu commettrais un crime monstrueux que le grand Dieu vengerait de suite !

— Je ne crains pas ton grand Dieu ! répondit le jeune indien avec mépris.

Puis indiquant Gaspard, qui tenait son fusil par le canon prêt à s’en servir comme une massue, il ajouta sur un ton menaçant :

— Le guerrier blanc m’a brisé l’épaule droite. C’est bien. Mais gare à lui ! L’Araignée promet de lui casser la tête avant que les os de ses pères n’aient blanchi durant six autres lunes !

— Prends garde que je ne te casse la tienne de suite ! gronda Gaspard en levant la crosse de son fusil.

— Silence, Gaspard ! commanda le missionnaire. Mon fils, reprit-il en s’adressant au chef iroquois, j’admire ton énergie et ta force. Mais le guerrier blanc a agi trop vite et il s’en repent. À présent je te demande de me rendre Madonna.

— Non ! dit résolument l’Araignée.

— Oublies-tu qu’elle ne veut pas être ta femme ?

— Elle le voudra maintenant que l’autre n’est plus. Rien ne l’empêchera plus de me suivre.

— Elle ne veut pas te suivre.

— Elle veut… Demande-lui !

Depuis une minute Marie regardait le missionnaire et le chef iroquois.

Jean de Brébeuf dirigea son regard clair vers elle. Elle baissa les yeux et parut demeurer confuse.

— Est-ce vrai, Marie, que tu veux devenir la femme de l’Araignée ?

— Oui, Père, répondit-elle sans lever les yeux.

Jean de Brébeuf leva les yeux au ciel où, par une déchirure de nuages, brillaient quelques pâles étoiles. Il parut adresser à Dieu une muette prière. Puis, ramenant ses regards attristés sur la jeune huronne, il murmura :

— C’est bien, ma fille, va et que Dieu te bénisse !

Il s’approcha des Hurons et leur expliqua la décision de Marie. Puis il revint à l’Araignée disant :

— Mon fils, puisque Marie consent à te suivre, emmène-la et qu’elle soit heureuse en te rendant heureux ! Va… que tes guerriers te suivent ! À ce pauvre enfant huron qui gît là inanimé nous donnerons demain la sépulture. Va ! va ! mon fils, et que mon Dieu soit avec toi et ta tribu !

Sans mot dire, le jeune chef iroquois alla prendre Marie par une main et, suivi de ses guerriers, il s’enfonça dans les ténèbres de la forêt.

Gaspard Remulot alors jeta son fusil par terre, prit sa tête à deux mains et s’écria ;

— Par ma foi ! je pense que l’esprit me chavire ! Non, ce n’est pas possible que cette pauvre Marie devienne la femme de cette brute d’iroquois maudit que je regrette bien de n’avoir pas mieux tiré !

Mais Jean de Brébeuf donna ordre aux Hurons d’entasser des branches sur le corps rigide de Jean, donnant lui-même l’exemple.

Quand ce fut fait, il dit :

— Demain, après la messe, nous viendrons le chercher pour lui donner la sépulture.

Et lentement, tristement, le missionnaire reprit le chemin de la bourgade, suivi de Gaspard qui ne cessait de grommeler avec humeur et des huit guerriers hurons indifférents en apparence.