Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre XVII

CHAPITRE XVII


Courcelle et Talon obtiennent leur rappel. — Frontenac est nommé gouverneur. — Ses antécédents. — Ses qualités et ses défauts. — Son arrivée et ses débuts. — Les États généraux de Québec. — Un mot de Colbert. — Talon et Frontenac. — Un incident à propos des droits sur les pelleteries. — Frontenac estime que Talon avait trop de pouvoirs. — Deux arrêts du Conseil d’État. — Talon crée une foule de seigneuries. — L’institution seigneuriale. — Son utilité. — Son organisation et son fonctionnement. — L’œuvre de Talon. — Critique mal fondée. — Changement d’orientation dans le règne de Louis XIV — La guerre de Hollande. — Le Canada est négligé. — Fin d’une époque. — Talon devient baron des Islets. — La reconnaissance d’un roi et la reconnaissance d’un peuple. — Départ de Talon. — Regrets universels.


Le 11 novembre 1670, Talon écrivait à Colbert : « J’ai l’honneur de vous servir, et j’ose dire bien et fidèlement pour vous plaire et pour reconnaître les témoignages favorables que vous avez rendus au roi sur mes services en 1669, dans sa chambre et en ma présence. J’ai déjà plusieurs fois exposé ma vie, j’ai pris sur moi des fatigues et des peines qui ne sont pas concevables ; j’ai renoncé depuis longtemps aux douceurs de la vie ; j’ai même préféré, si j’ose le dire, l’emploi du Canada à un autre, et je puis assurer que je sacrifie tout au travail et que j’en fais mon unique plaisir pour en faire votre gloire. » Le 31 octobre 1671 Talon écrivait encore : « Il y aura sept ans au mois de février prochain que le roi me tira du Hainaut pour m’envoyer ici. J’ai eu l’honneur d’y servir Sa Majesté avec le zèle qu’on doit à un prince et la conformité que son service demande qu’on ait aux volontés de son ministre. J’ai exécuté avec toute la ponctualité que j’ai pu les ordres de Sa Majesté, et j’ai travaillé avec beaucoup d’étude et d’application à bien remplir vos intentions et à donner à vos entreprises tout le succès que vous en deviez attendre, de manière que, sans blesser la modestie qu’on doit garder quand on parle de soi, je puis dire que sur l’un et l’autre de ces chefs je demeure satisfait de moi-même. Si mon obéissance à partir de l’Europe pour l’Amérique, l’exposition de ma vie dans les différents périls de mer et de maladie que j’ai courus depuis sept ans, et mes travaux dans un pays aussi rude qu’était celui-ci dans ses commencements, ont mérité quelques grâces du roi, je les renferme toutes dans la permission que je demande de retourner en France, si vous estimez que Sa Majesté ne doive ni par justice ni par faveur les étendre au-delà. Vous n’aurez pas de peine à me faire accorder ce retour quand vous aurez appris l’état auquel je suis[1]. »

Louis XIV lui-même répondit à ces instances, et il le fit dans les termes les plus flatteurs. Le 17 mai 1672, il écrivit à Talon : « Les infirmités qui vous sont survenues depuis votre retour au Canada ne vous permettant pas d’y demeurer plus longtemps, je trouve bon que vous repassiez dans mon royaume pour que vous travailliez au rétablissement de votre santé, et je serai bien aise de vous donner, en toute occasion, des marques de la satisfaction que j’ai de votre application et des services que vous m’avez rendus dans l’emploi que je vous ai confié[2]. »

M. de Courcelle avait écrit, de son côté, pour demander son rappel, et le roi lui avait adressé une lettre, datée du 7 avril 1672, par laquelle il lui témoignait sa satisfaction et lui permettait de repasser en France. L’administration des deux fonctionnaires touchait à son terme.

Le gouverneur nommé pour succéder à M. de Courcelle était le comte de Frontenac. Ce personnage, qui a joué un si grand rôle dans l’histoire de la Nouvelle-France, était alors âgé d’environ cinquante-trois ans. Il avait passé une partie de sa jeunesse et de son âge mûr dans les armées, et s’était distingué en Flandre, en Catalogne et en Italie. Mestre de camp à vingt-quatre ans, maréchal de camp[3] à vingt-sept, sa carrière militaire avait été couronnée en 1669 par l’expédition de Candie, dans laquelle il commandait les troupes vénitiennes, qui agissaient de concert avec un contingent français. Honneur d’autant plus grand que le choix de Frontenac était dû à Turenne[4]. En 1648, il avait fait un mariage romanesque avec Anne de La Grange-Trianon, qui devint célèbre par ses expéditions durant la Fronde, aux côtés de la princesse de Montpensier. Sa beauté et son esprit étaient renommés[5]. Mais son union avec Frontenac fut parfois orageuse. Les caractères étaient peut-être trop semblables pour que l’entente fût parfaite. Les campagnes et les gouvernements de Frontenac les tinrent presque constamment éloignés l’un de l’autre. Toutefois leurs relations restèrent amicales, et la comtesse rendit de loin de réels services à son mari[6].

Frontenac avait de grandes qualités et de grands défauts : de la vivacité dans l’intelligence, de la hauteur dans les vues, de la hardiesse dans les conceptions, de la persévérance dans les desseins, de la fidélité dans les amitiés, de l’intrépidité dans les résolutions et les actes ; mais, en même temps, de la violence dans le caractère de la vanité dans les prétentions, de l’obstination dans les préjugés, de l’injustice dans les jugements, de la petitesse dans les procédés, de l’âcreté dans les rancunes. Sa nature forte et complexe offrait d’étranges contrastes. Il mériterait à un égal degré la critique et l’éloge, si l’héroïsme avec lequel, au déclin de sa vie tourmentée, il chassa l’invasion du sol sacré de la patrie, ne le couronnait d’une auréole qui dissimule, sans les effacer, les fautes de sa carrière. Aux yeux de la foule, Frontenac apparaît toujours dans l’attitude épique où le bronze d’Hébert l’a saisi et fixé à jamais : l’éclair au regard, le défi aux lèvres, le geste foudroyant, il répond aux sommations insolentes des envahisseurs « par la bouche de ses canons. » Et, au milieu du décor grandiose de Québec assiégé et délivré, il s’impose de haute lutte à l’admiration de la postérité. Figure originale et saisissante, dont les traits énergiquement accentués se détachent avec un puissant relief parmi le groupe de nos administrateurs illustres !

Le nouveau gouverneur arriva à Québec au commencement du mois de septembre 1672. Talon recevait en même temps une lettre de Colbert datée du 4 juin, dans laquelle ce dernier lui disait : « Vous recevrez par votre secrétaire votre congé, et ainsi vous ne demeurerez en Canada que jusqu’au mois de septembre ou d’octobre ; mais vous devez observer d’y demeurer le plus tard que vous pourrez, afin que vous y puissiez donner tous les ordres nécessaires et même en maintenir l’exécution pour quelque temps en votre présence. » Entrant dans les vues du ministre, Talon demeura ici jusqu’aux dernières navigations.

Comme le roi n’avait pas nommé d’intendant pour le remplacer, Frontenac allait se trouver chargé de toute l’administration civile. Talon dut l’initier aux affaires, et constata sans doute, au cours de leurs brèves relations, que sa situation deviendrait promptement difficile en face d’une personnalité aussi impérieusement agissante. En effet le nouveau gouverneur sortit immédiatement des sentiers battus. Ses lettres patentes avaient été enregistrées au Conseil Souverain le 12 septembre. Dès le 17, il prenait séance avec une solennité inusitée, et prononçait une harangue de fière allure[7], qui constituait déjà une innovation. Elle fut suivie de la prestation du serment de fidélité au roi par tous les membres et officiers du conseil. Un mois plus tard, après avoir fait une excursion rapide dans la région de Québec, et remonté le fleuve jusqu’aux Trois-Rivières, il convoquait une assemblée imitée des États généraux de France, et partagée en trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état. Il y prononçait encore une harangue dans la même note que la première, et faisait prêter aux assistants le serment d’allégeance. Détail significatif, Talon n’était pas présent à cette réunion, qui fut tenue dans l’église même des Jésuites. Il souffrait, parait-il, d’une légère indisposition[8]. Était-ce une indisposition diplomatique ? Nous inclinons à le croire, car, deux jours plus tard, il assistait à une séance du Conseil. Talon, imbu des idées qui prévalaient alors dans les hautes sphères gouvernementales, devait goûter médiocrement cette reproduction insolite d’un ordre de choses que la monarchie absolue tenait à faire oublier ; et il prévoyait peut-être que Louis XIV et Colbert en accueilleraient sans enthousiasme le compte rendu officiel. Effectivement le ministre adressa à Frontenac cette discrète admonition : « L’assemblée et la division que vous avez faite de tous les habitants en trois ordres ou états pour leur faire prêter le serment de fidélité, pouvait produire un bon effet dans ce moment-là ; mais il est bon que vous observiez que, comme vous devez toujours suivre dans le gouvernement et la conduite de ce pays-là, les formes qui se pratiquent ici, et que nos rois ont estimé du bien de leur service depuis longtemps de ne point assembler les états généraux de leur royaume, vous ne devez aussi donner que très rarement et, pour mieux dire, jamais, cette forme au corps des habitants du dit pays ; il faudra même, avec un peu de temps, et lorsque la colonie sera encore plus forte qu’elle n’est, supprimer insensiblement le syndic, qui présente des requêtes au nom de tous les habitants, étant bon que chacun parle pour soi et que personne ne parle pour tous[9]. » La maxime énoncée dans les derniers mots de cette citation résumait tout un programme. Cette formule énergique et concise : « que chacun parle pour soi et que personne ne parle pour tous, » éclairait d’une vive lumière la politique du moment. Ce que voulait Louis XIV, ce que voulaient les légistes césariens, c’était qu’il n’y eût rien, aucun corps, aucune forme de représentation, aucun intermédiaire entre le roi et les sujets, entre le pouvoir et les particuliers, entre l’État et l’individu. Erreur funeste, dont les conséquences devaient être désastreuses pour la monarchie !

Le temps qui s’écoula depuis l’arrivée du nouveau gouverneur jusqu’au départ de l’intendant fut trop court pour qu’il se produisît entre eux des conflits. Frontenac laissa le champ libre à Talon jusqu’à la dernière minute : « Je me suis conformé, écrivait-il, en tout ce qui concerne les affaires de ce pays, aux conseils et aux lumières que M. Talon m’a voulu donner[10]. » Mais certains passages de sa lettre du 2 novembre indiquent bien qu’il ne se serait pas facilement résigné à laisser Talon jouer le rôle prédominant qui avait jusqu’ici été le sien. On peut en juger par cette citation : « On avait toujours accoutumé de faire au Conseil Souverain tous les règlements généraux de police qui regardaient le bien et la conservation de la colonie. Cependant par les arrêts du Conseil d’État qu’on a envoyés à M. Talon depuis mon départ, on lui a donné seul le pouvoir de le faire, comme aussi de donner toutes les concessions, ce qui paraît contraire au neuvième article de mes instructions, par lequel il m’était ordonné de le faire, comme M. de Tracy et les gouverneurs qui l’ont précédé l’avaient toujours fait. Si M. Talon revient en ce pays, ou quelqu’autre en sa place, je vous supplierai, Monseigneur, de vouloir régler toutes ces choses, car de quelque manière que vous vouliez qu’elles aillent, je mettrai toujours ma gloire et ma satisfaction à vous obéir aveuglément. Vous savez mieux que moi que lorsqu’un gouverneur sera ici sans pouvoir de faire aucune grâce et presque sans fonction, comme M. de Courcelle y a été depuis quelque temps, il ne pourra pas acquérir beaucoup de crédit et d’estime ni être en état d’y servir le roi, et de vous y être bon à quelque chose comme je le souhaiterais. »

Cependant, comme Talon devait bientôt partir, Frontenac évita d’entrer en lutte avec lui. Il s’abstint même d’intervenir dans une affaire assez importante, où il n’était pas du même avis que l’intendant. M. Charles Bazire, agent de la compagnie des Indes Occidentales, présenta à Talon une requête dans laquelle il se plaignait des fraudes commises par les marchands et les habitants à l’égard des pelleteries et du paiement des droits. Il demandait la permission de visiter ou de faire visiter « dans toutes les maisons les pelleteries qui y seraient, et le pouvoir d’obliger tous les marchands forains et habitants d’en faire une déclaration précise, avec défense de les donner à qui que ce fût, qu’elles ne fussent apportées au bureau et marquées du sceau de MM. de la Compagnie. » Frontenac ne dissimula pas à l’intendant qu’une telle permission lui paraissait inopportune. Talon, après avoir paru persuadé, décida cependant en sens contraire, et donna virtuellement l’ordre sollicité par Bazire. Aussitôt les marchands protestèrent et demandèrent à l’intendant de rappeler son ordonnance, déclarant qu’elle ruinerait leur commerce, que le sieur Bazire pourrait connaître toutes leurs affaires par le rapport de ses commis, que cette mesure donnerait lieu à de grandes vexations, et ainsi de suite.

Une seconde pétition expliquait la première ; et une troisième signée de plusieurs marchands et habitants, et du syndic Lemire, vint accentuer l’opposition[11]. Devant ces instances si pressantes, Talon eut le bon esprit de revenir sur ses pas, et suspendit l’exécution de son ordonnance. Frontenac rapporta longuement l’incident au ministre : « M. Talon, écrivit-il, me fit la grâce de me la communiquer (la requête du sieur Bazire), et je lui en fis voir les dangereuses suites, puisque les pelleteries n’étant pas seulement en ce pays une marchandise, mais encore une espèce de monnaie dont on se sert ici pour toutes sortes d’achats et de commerce, c’était donner au sieur Bazire le même privilège que si on lui accordait d’aller visiter les cassettes des particuliers pour savoir s’il y aurait des louis d’or ou des écus blancs…, qu’après tout les pelleteries ne devaient le droit que lorsqu’on les veut embarquer, et qu’il me semblait qu’on avait fait tout ce qui se pouvait pour la conservation des droits de MM. de la Compagnie, lorsqu’on avait ordonné la confiscation des pelleteries et du vaisseau même du capitaine qui avait fraudé, et que les embarquements ne se feraient qu’entre deux soleils ; que le reste me paraissait inutile pour leurs intérêts, mais de très grande conséquence pour le soulèvement que cela pourrait causer quand on verrait qu’on voudrait ôter la liberté qui est toujours l’âme de tous les commerces. Il témoigna déférer en quelque façon à mes raisons et ne vouloir point accorder au sieur Bazire ce qu’il souhaitait. Cependant quelques jours après il répondit sa requête d’une manière qu’il lui accordait indirectement ce qu’il demandait, puisqu’en défendant aux habitants ou à qui que ce soit de donner ou recevoir des pelleteries qu’elles ne fussent marquées, il les engageait tacitement à cette déclaration précise que le sieur Bazire demandait[12]. Nous n’avons ici qu’une version de l’affaire ; celle de Talon nous manque malheureusement. Dans sa réponse au gouverneur, Colbert évita de se prononcer sur le mérite de la question. Nous lisons dans sa lettre du 13 juin 1673 : « Sur la requête qui a été présentée à M. Talon par le commis de la Compagnie, au bas de laquelle il a mis la permission de visiter les maisons des habitants pour faire payer le droit des pelleteries, permission dont il a depuis, sur la requête des mêmes habitants, suspendu l’exécution, je vous dirai que l’intention de Sa Majesté est que vous employiez toute l’autorité qu’elle vous a mise en mains pour faire payer exactement les impositions qui sont établies, remédier à tous les abus qui se peuvent commettre et faire en sorte qu’aucun ne s’exempte du payement des droits ; mais en même temps elle veut que vous teniez la main à ce que le commerce soit libre entre tous les habitants pour toutes les marchandises sur lesquelles elle n’aura point donné de privilège, ni apporté des restrictions par ses ordres exprès, auxquels, en ce cas, vous déférerez lorsqu’ils vous seront présentés. »

En même temps que la lettre de Colbert datée du 4 juin 1672, Talon avait reçu deux arrêts du Conseil d’État. Par l’un de ces arrêts, il était chargé de donner un état précis de la qualité et de la quantité des terres concédées aux habitants du Canada, « du nombre de personnes et de bestiaux employés à la culture, » et ensuite de retrancher la moitié des concessions faites avant les dix dernières années, et de distribuer ces terres ainsi retranchées aux particuliers qui se présenteraient pour les cultiver. À cette fin Talon était investi des plus grands pouvoirs : « Ordonne Sa Majesté, que les ordonnances qui seront faites par le dit sieur Talon seront exécutées selon leur forme et teneur, souverainement et en dernier ressort comme jugements de Cour Supérieure, Sa Majesté lui attribuant pour cet effet toute cour, juridiction et connaissance »[13]. Évidemment cette tâche difficile et délicate était une œuvre de temps, et ne pouvait être accomplie dans un ou deux mois. Talon rendit, le 27 septembre, une ordonnance conforme à cet arrêt. En 1675, le Conseil d’État dut le renouveler en termes identiques, le nouvel intendant, M. Duchesneau, étant cette fois chargé de l’exécution.

L’autre arrêt enjoignait à l’intendant de faire des règlements de police et de nommer des juges dans les endroits où la compagnie des Indes n’en avait pas établi[14]. Nous ne voyons pas que Talon se soit mis en frais d’édicter ces règlements ; mais il nomma le sieur Gilles Boyvinet aux fonctions de lieutenant civil et criminel pour la juridiction des Trois-Rivières.

L’œuvre qui occupa surtout Talon durant les dernières semaines de son séjour au Canada, ce fut l’institution et la création d’une multitude de seigneuries et de fiefs. Œuvre d’une importance capitale, au point de vue du développement et de la colonisation du pays. Du dix octobre au huit novembre, Talon accorda au moins soixante concessions seigneuriales à des officiers, et à d’autres personnes désirant former ici des établissements. Dans la seule journée du trois novembre, il en octroya trente et une. La plupart des titres de ces concessions se ressemblent quant à la rédaction. Voici le texte d’une de ces pièces : « Jean Talon, conseiller du roi en ses conseils d’état et privé, intendant de la justice, police et finances de la Nouvelle-France, île de Terreneuve, Acadie et autres pays de la France septentrionale, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut : Sa Majesté ayant de tous temps recherché avec soin, et le zèle convenable au juste titre de fils aîné de l’Église, les moyens de pousser dans les pays les plus inconnus, par la propagation de la foi et la publication de l’évangile, la gloire de Dieu, avec le nom chrétien, fin première et principale de l’établissement de la colonie française au Canada, et par accessoire de faire connaître aux parties de la terre les plus éloignées du commerce des hommes sociables la grandeur de son nom et la force de ses armes, et n’ayant pas estimé qu’il y en eut de plus sûrs que de composer cette colonie de gens capables de la bien remplir par les qualités de leurs personnes, l’augmenter par leurs travaux et leur application à la culture des terres, et de la soutenir par une vigoureuse défense contre les insultes et les attaques auxquelles elle pourrait être exposée dans la suite des temps, a fait passer dans ce pays bon nombre de ses fidèles sujets, officiers de ses troupes dans le régiment de Carignan, et autres, dont la plupart se conformant aux grands et pieux desseins de Sa Majesté, voulant bien se lier au pays en y formant des terres et seigneuries d’une étendue proportionnée à leur force ; et le sieur de Verchères, enseigne dans la compagnie de Monsieur de Contrecœur, nous ayant requis de lui en départir : Nous en considération des bons, utiles et louables services qu’il a rendus à Sa Majesté en différents endroits, tant en l’ancienne France que dans la nouvelle, depuis qu’il y est passé par ordre de Sa Majesté, et en vue de ceux qu’il témoigne vouloir encore rendre ci-après, en vertu du pouvoir par elle à nous donné, avons accordé, donné et concédé, accordons, donnons et concédons au dit sieur de Verchères, une lieue de terre de front etc.[15]»

Les concessions étaient faites aux conditions suivantes : « à la charge de la foi et hommage que le sieur de Verchères, lui, ses hoirs et ayant cause, seront tenus porter au château de Saint-Louis, de Québec, duquel il relèvera, avec droits et reconnaissances accoutumés et aux désirs de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, qui sera suivie à cet égard par provision et en attendant qu’il en soit ordonné par Sa Majesté, et que les appellations du juge qui pourra être établi au dit lieu ressortiront par devant… ; à la charge qu’il continuera de tenir ou faire tenir feu et lieu sur sa dite seigneurie, et qu’il stipulera dans les contrats qu’il fera à ses tenanciers, qu’ils seront tenus de résider dans l’an, et tenir feu et lieu sur les concessions qu’il leur accordera ou leur aura accordées, et qu’à faute de ce faire, il rentrera de plein droit en possession des dites terres ; que le dit sieur de Verchères conservera les bois de chêne qui se trouveront sur la terre qu’il se sera réservée pour faire son principal manoir, même qu’il fera la réserve des dits chênes dans l’étendue des concessions particulières faites à ses tenanciers, qui seront propres à la construction des vaisseaux ; pareillement qu’il donnera avis au roi ou à la compagnie royale des Indes Occidentales, des mines, minières ou minéraux, si aucuns se trouvent dans l’étendue du dit fief ; et à la charge d’y laisser les chemins ou passages nécessaires, le tout sous le bon plaisir de Sa Majesté, de laquelle il sera tenu prendre la confirmation des présentes dans un an du jour d’icelles. »

L’automne de 1672, durant lequel cette masse de seigneuries furent créées, marque une date mémorable dans l’histoire du Canada. Avant Talon il y avait eu des concessions seigneuriales. Mais il semblait qu’elles eussent été faites accidentellement, un peu au hasard, au gré des sollicitations individuelles, et sans plan d’ensemble ni objectif précis. En 1672, c’est tout différent. La soixantaine de concessions faites à la fois par Talon, et la manière dont elles sont faites, indiquent l’application d’une idée et le développement d’un dessein. Si Talon n’a pas été absolument l’initiateur, on peut dire qu’il a été l’organisateur de l’institution seigneuriale au Canada.

Il avait en vue deux objets : la protection du pays et sa colonisation. Il se proposait de protéger le Canada par l’établissement des seigneuries de la rivière Richelieu et des environs. Les concessions faites le 29 octobre 1672 à MM. de Sorel, de Chambly, de Varennes, de Saint-Ours, de Verchères, de Contrecœur, tous officiers du régiment de Carignan, devaient, dans la pensée de Talon, former autant de petites colonies militaires, dont la population serait constituée principalement par des soldats licenciés, qui, à la fois défricheurs et guerriers, opposeraient une forte barrière aux incursions iroquoises si elles se renouvelaient un jour. L’événement ne répondit pas absolument à son attente, mais cela fut dû à un ensemble de causes dont il ne fut pas responsable.

Le second résultat visé par lui fut le développement plus prompt et plus général de la colonisation. En concédant des fiefs à un grand nombre de seigneurs, avec la stipulation qu’ils tiendraient feu et lieu sur leur domaine, et que leurs tenanciers seraient astreints à tenir également feu et lieu sous peine de déchéance, il espérait faire surgir sur les deux rives du St-Laurent une foule d’établissements agricoles qui deviendraient prospères et populeux. L’intérêt des seigneurs serait d’attirer des colons sur leurs terres, d’avoir le plus de tenanciers possible, pour augmenter le petit revenu de leurs rentes et de leurs droits seigneuriaux. Aiguillonné par le désir légitime d’accroître ses ressources et de léguer à sa famille une situation meilleure, chaque titulaire de fief deviendrait un agent de colonisation mû par les plus puissants mobiles qui puissent influencer les hommes.

Certains écrivains, saisis d’horreur au mot de féodalité, n’ont pas voulu pousser plus avant, et se sont répandus en déclamations puériles contre un système dont ils n’avaient pas étudié le fonctionnement. En dépit de leurs tirades, nous sommes d’avis que l’idée de Talon était juste. L’institution seigneuriale au Canada a été pendant plus d’un siècle une source de force et de progrès. « Le seigneur, a écrit M. Rameau, n’était, à vrai dire, que l’entrepreneur du peuplement d’un territoire donné, et le bénéfice qui lui était accordé était loin d’être excessif ; il fallait pour tirer partie de sa seigneurie, qu’il y attirât des colons, et il était lié à sa colonie, non par l’intérêt transitoire d’un homme une fois payé, comme le spéculateur, mais par celui d’une rente et de droits perpétuels ; il avait donc des motifs puissants pour bien choisir son personnel et soutenir ses colonies dans leur établissement, par son bon vouloir sous toutes les formes, conseils, direction, et même secours matériels… Les seigneurs du Canada ont donc rempli un rôle utile, et même, à notre sens, ils étaient infiniment supérieurs à l’industrie suspecte de ces spéculateurs de bas aloi qui s’occupent aujourd’hui de terrains aux États-Unis. Plus tard, comme toute chose vieillie, hors de service, ce mécanisme seigneurial est devenu sans profit et nuisible même aux transactions sociales. Mais il en est ainsi de toutes les institutions ; chacune a son utilité propre à l’époque et aux circonstances qu’elle a été appelée à desservir… Les seigneurs du Canada, loin d’être un mal, furent une dérogation utile au système de l’omnipotence de l’État, et une heureuse intervention de l’activité individuelle ; un gouvernement intelligent et soigneux aurait pu et aurait dû en tirer un parti plus considérable. Il eût fallu les multiplier en excitant en France, par des encouragements d’argent, d’honneurs, etc., etc., quelques particuliers puissants à prendre des concessions et à porter au Canada des capitaux et des hommes. L’institution seigneuriale eût été alors un des plus puissants véhicules du peuplement, comme elle fut un des plus utiles agents de la colonisation[16]. » Nous souscrivons de tout cœur à ce jugement porté par un homme qui avait longuement étudié la question.

Les obligations du seigneur envers la couronne n’étaient point lourdes. Il devait rendre foi et hommage pour son fief, et fournir un état appelé aveu et dénombrement, c’est-à-dire une description de tout ce qui était contenu dans ce fief, du manoir, du domaine réservé, une indication des cens, rentes et autres redevances, et de la somme à laquelle ils pouvaient s’élever annuellement, du nombre et du nom des censitaires, des droits et servitudes dus à cause du fief, etc. La foi et hommage consistait en une cérémonie assez anodine. Le seigneur devait se rendre à la résidence de l’intendant, représentant le roi, ou le suzerain, et « tête nue, genou en terre, sans épée et sans éperons, » il devait déclarer qu’il venait porter foi et hommage à cause du fief qu’il tenait suivant tel titre ; il devait ensuite prêter serment de bien et fidèlement servir son suzerain. La foi et hommage était rendu et l’aveu et dénombrement était fourni à chaque mutation de seigneurs, soit par succession, donation, vente, échange, etc.[17]

Les fiefs étaient assujettis aux droits de quint, en vertu duquel, lorsqu’ils étaient vendus ou aliénés par acte équivalent à vente, l’acquéreur devait payer au roi le cinquième du prix d’acquisition.

Les obligations du censitaire envers le seigneur étaient peu onéreuses, surtout au début. Les principales étaient les cens et rentes et les lods et ventes. Les cens et rentes consistaient généralement en un sol de cens par chaque arpent de front, quarante sols de rente par chaque arpent de front sur quarante de profondeur, un chapon gras pour chaque arpent de front, ou vingt sols tournois, au choix du seigneur, ou un demi-minot de blé froment pour chaque arpent de front[18]. Les lods et ventes étaient un droit payable par le censitaire quand il vendait sa terre ; il devait alors verser au seigneur la douzième partie du prix de vente[19].

Outre ces droits et redevances il y avait le droit de banalité en vertu duquel le censitaire était tenu d’aller faire moudre son grain au moulin du seigneur. Dans certains contrats de concession il était stipulé que le censitaire serait obligé de fournir gratuitement au seigneur un certain nombre de journées de travail : c’était la corvée. Enfin le droit de justice était attaché aux fiefs, et dans beaucoup de seigneuries des juridictions furent établies et fonctionnèrent jusqu’à la cession du pays à la couronne anglaise.

Voilà dans ses grandes lignes le système seigneurial tel qu’établi au Canada à partir de 1672.

Les seigneuries créées par l’intendant Talon n’ont pas grandi en un jour, sans doute. Mais dès la fin du XVIIème siècle la plupart d’entre elles formaient déjà des groupements agricoles appréciables. Et avec le temps, elles se sont transformées en paroisses florissantes. Sur la rive sud de notre royal St-Laurent, la Rivière-Ouelle, Ste-Anne de la Pocatière, le Cap St-Ignace, Berthier, St-Vallier, St-Michel, Beaumont, Lotbinière, Nicolet, Sorel, St-Ours, Contrecœur, Verchères, Varennes, Chambly, sur la rive nord, les Grondines, Ste-Anne de la Pérade, Champlain, la Rivière du Loup, Maskinongé, Lavaltrie, etc., etc., sont nés des concessions seigneuriales faites par Talon en 1672. Et lorsque l’on remonte jusqu’à leur origine, on voit son nom célèbre inscrit à la première page de leurs annales. Car, ne l’oublions pas, la paroisse canadienne, cette forteresse indestructible de notre vie nationale et religieuse, est née de la seigneurie par un développement naturel et normal.

L’organisation du système seigneurial fut le dernier grand acte officiel de Talon au Canada. Il avait heureusement rempli le programme qu’il s’était tracé en 1665. Il avait établi des institutions administratives et judiciaires qui ont traversé tout notre ancien régime. Il avait puissamment activé le progrès de l’agriculture, de la colonisation, du commerce, de l’industrie, de la marine, encouragé l’éducation et les œuvres hospitalières, créé des centres nouveaux de population, fortifié les frontières de la colonie, et préparé les voies, avec une remarquable prévoyance, pour notre développement, notre expansion et nos accroissements futurs.

On a critiqué son œuvre. On a reproché à Louis XIV, à Colbert et à Talon, d’avoir soumis la Nouvelle-France à un régime trop paternel, d’avoir trop substitué l’action gouvernementale à l’action individuelle, et d’avoir ainsi engourdi les énergies du peuple canadien. Ce reproche, qui nous paraît assez fondé lorsqu’on l’applique aux époques subséquentes, manque de justesse quand il s’agit de l’administration de Talon. À ce moment, la politique de protection intense, de subvention continue, d’initiative vigoureuse par le gouvernement, dans la plupart des cas, s’imposait avec une impérieuse nécessité. Tout était à faire ; et les colons canadiens se trouvaient dans des conditions tellement spéciales que l’intervention royale, en 1665, la Nouvelle-France était voué à la ruine. Talon multiplia les encouragements et les secours ; mais en même temps, il ne négligea rien pour stimuler les efforts individuels. Si Louis XIV eut fait continuer jusqu’en 1700 l’œuvre féconde que cet homme éminent avait poursuivie au Canada de 1665 à 1672, le pays aurait alors acquis assez de force pour marcher seul et trouver en lui-même ses éléments d’avancement et de progrès.

Malheureusement le grand règne entrait dans une phase nouvelle et funeste. En 1672, Louis XIV, cédant à une ambition mal inspirée, s’engageait dans la déplorable guerre de Hollande[20], qui allait bientôt lui mettre sur les bras une partie de l’Europe, et devait être suivie, à de courts intervalles, par la guerre contre la ligue d’Augsbourg, et par celle de la succession d’Espagne. Sans doute l’avenir lui réservait encore bien des jours de triomphe. Mais les victoires de Condé, de Turenne, et de Luxembourg, les lauriers de Senef, de Turckeim, de Fleurus et de Nerwinde, devaient coûter à la France beaucoup d’or et de sang dont la perte l’appauvrit et l’épuisa. Le Canada porta, lui aussi, la peine de cette orientation fatale dont gémissait Colbert. Dès le 4 juin 1672, le roi écrivait à Talon qu’il ne pouvait faire, cette année, pour la colonie, les mêmes dépenses que par le passé, en raison de la guerre[21]. L’année suivante Colbert écrivait à Frontenac : « Je vous dirai que Sa Majesté n’a pas fait dessein de donner aucune assistance au Canada cette année, par les grandes et prodigieuses dépenses qu’elle a été obligé de faire pour l’entretènement de plus de 200,000 hommes qu’elle a à présent sur pied, et de 100 vaisseaux et 25 galères qu’elle a en mer[22]. » La plus belle et la plus heureuse période de notre ancien régime était décidément close.

Se conformant au désir exprimé par Colbert, Talon attendit jusqu’au milieu de novembre pour quitter le Canada. Il tenait à ne point laisser derrière lui d’affaire inachevée. Il avait aussi à cœur de régler toutes les réclamations relatives à son intendance. À cette fin il publia une ordonnance par laquelle il avertissait tous ceux qui avaient quelque créance pour fournitures, travaux, ou quoi que ce fût, de se présenter afin qu’il pût les payer avant son départ.

Sa carrière d’intendant de la Nouvelle-France avait reçu son couronnement à la séance du Conseil Souverain tenue le 17 septembre. Ce jour-là étaient lues et enregistrées des lettres du roi, expédiées à Saint-Germain-en-Laye, le 14 mars 1671, signées « Louis », et sur le repli, « par le roi, Colbert », et scellées du « grand sceau de cire verte sur lacs de soie rouge et verte », par lesquelles Sa Majesté faisait « don, cession et transport de trois bourgs appelés le Bourg Royal, le Bourg la Reine et le Bourg Talon, et de leurs appartenances et dépendances en quoi qu’ils pussent consister, à Messire Jean Talon, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, intendant de la justice, police et finances en Canada, Acadie, Île de Terreneuve et autres pays de la France Septentrionale, pour être unis et incorporés à la terre et seigneurie des Islets dont il est propriétaire, et ne faire dorénavent qu’une seule et même terre, fief et seigneurie, laquelle Sa Majesté a créée et érigée en dignité de baronnie avec don du droit de justice, haute, moyenne et basse, en toute l’étendue tant de la dite terre et seigneurie des Islets que des dits bourgs[23]. »

Talon devenait donc baron des Islets. Il avait sollicité cette faveur dans sa lettre à Colbert du 10 novembre 1670. Après avoir parlé de sa terre près de Québec, il ajoutait : « Elle peut recevoir un titre s’il plaît au roi lui en donner, et pour la rendre plus susceptible d’une marque d’honneur que j’espère de Sa Majesté, elle peut y joindre les trois villages que j’ai fait faire, sous tels noms qu’il lui plaira ; elle ne sera peut-être pas fâchée de commencer par moi à mettre l’émulation parmi les officiers et les colons accommodés qui travailleront fortement à étendre leurs terres dans l’espérance qu’ils auront de recevoir quelque titre. Vous savez, Monseigneur, que M. Berthelot m’a chargé d’employer de sa part dix mille livres pour lui faire une terre ; d’autres personnes de France sollicitent de leur en faire faire, à la vérité de moindre dépense ; ces titres que je propose auxquels il faudrait proportionner les terres seraient un moyen fort utile à l’avancement de la colonie[24]. » C’était sur la recommandation de Colbert que Louis XIV s’était rendu à cette demande, et avait créé Talon baron des Islets. Dès le 11 février 1671 le ministre en informait l’intendant : « Sur le compte que j’ai eu l’honneur de rendre au roi du défrichement considérable que vous avez fait d’une terre en Canada, Sa Majesté a estimé à propos de l’ériger en baronnie, et j’en ai expédié, suivant ses ordres, les lettres-patentes que vous trouverez ci-jointes[25]. Je ne doute pas que cette marque d’honneur ne convie non seulement tous les officiers et habitants du pays qui sont riches et accommodés, mais même les sujets du roi de l’ancienne France, à entreprendre de pareils défrichements et à pousser ceux qui sont commencés, dans la vue de recevoir de pareilles grâces de Sa Majesté. C’est à quoi il est bien important que vous les excitiez fortement en poussant encore plus avant celui que vous avez fait. »

Évidemment Talon était en pleine faveur. Le roi et le ministre appréciaient ses services et tenaient à les récompenser magnifiquement. Mais par ses efforts, par son dévouement, par le zèle intelligent qu’il avait déployé pour donner l’essor à la Nouvelle-France, il s’était assuré une récompense plus haute que les titres et les dons royaux. Il avait gagné la reconnaissance d’un peuple destiné à vivre et à grandir, et dont le souvenir fidèle allait assurer à son nom l’immortalité de l’histoire.

Son départ, qui eut lieu vers le milieu de novembre 1672, fut considéré comme une calamité publique. « Il fut regretté de tout le monde, où il avait fait des biens sans nombre à toute sorte de personnes et aux communautés en particulier », lisons-nous dans les annales de l’Hôtel-Dieu. « Tout ce que nous en avons dit n’est qu’un léger crayon de ce qu’on en pourrait dire ; il mérite d’être loué par des personnes plus éloquentes que nous, qui ne pouvons que prier Dieu de récompenser nos bienfaiteurs. Nous ne pourrons jamais trop publier les bontés que Monsieur Talon a eues pour nous, et les services qu’il nous a rendus. Il avait été autrefois Intendant du Quesnoi en Flandre où il s’était employé à la bâtisse de plusieurs hôpitaux avec le même zèle qu’il fit paraître en Canada. Il avait un talent particulier pour distribuer les libéralités du Roi d’une manière noble et désintéressée qui charmait autant ceux qui les recevaient, que le don même dont il les gratifiait ; en un mot on peut bien dire de lui en le comparant à ceux qui l’ont suivi : « Non est inventus similis illi, il n’a point eu son semblable ». Nous gardons son portrait dans notre hôpital, avec un grand soin, comme l’image de celui à qui nous avons d’éternelles obligations ».

Le Père Dablon se faisait l’interprète du sentiment public dans les lignes suivantes par lesquelles débutait la Relation de 1672 : « Nous ne pouvons regarder sans quelque chagrin les vaisseaux qui partent de notre rade, puisqu’ils enlèvent en la personne de Monsieur de Courcelle et en celle de Monsieur Talon, ce que nous avions de plus précieux. Éternellement nous nous souviendrons du premier, pour avoir si bien rangé les Iroquois à leur devoir ; et éternellement nous souhaiterons le retour du second, pour mettre la dernière main aux projets qu’il a commencé d’exécuter si avantageusement pour le bien de ce pays[26]. »

Ce vœu, qui était dans toutes les âmes, ne devait pas être exaucé. L’intendant Talon ne devait plus revoir cette Nouvelle-France, à laquelle il avait consacré pendant sept ans son intelligence et son cœur, et qui, en retour, allait sauver sa mémoire de l’injuste oubli qui sert de linceul à tant de nobles carrières.



  1. Talon à Colbert, 31 octobre 1671 ; Arch. féd., Canada, corr. gén., vol. III. Dans cette même lettre Talon proposait son secrétaire, Patoulet, comme son successeur, et offrait de laisser à celui qui le remplacerait, son domaine des Islets, ses autres établissements faits avec ses fonds et ceux faits des deniers du roi, « afin, disait-il, de composer un domaine utile au roi, qui aura tel égard qu’il lui plaira à la manière désintéressée avec laquelle j’aurai eu l’honneur de le servir ; je retournerai en France avec trop de bien si j’y retourne avec votre estime et un peu de santé. »

    Malgré ses pressantes demandes de rappel, Talon aurait peut-être consenti à demeurer au Canada pourvu qu’il eût été investi d’un pouvoir non partagé. C’est du moins ce que l’on peut inférer de quelques lignes contenues dans un mémoire de Patoulet. Celui-ci écrirait à Colbert le 25 janvier 1672 : « M. Talon supplie sur toutes choses le roi de lui accorder son congé, sinon de le laisser seul en ce pays-là. »

  2. — Arch. du min. des colonies, Paris ; Registre des dépêches concernant les Indes orientales et occidentales, vol. 4, folio 58½. — Le roi avait donné à Talon, dès 1669, une lettre dans laquelle il lui permettait d’avance de revenir en France à l’expiration de deux ans.
  3. — Le grade de mestre de camp correspondait alors à celui de colonel ; celui de maréchal de camp au grade de général de brigade ; celui de lieutenant général au grade de général de division.
  4. — Une ambassade vénitienne était venue à Paris pour solliciter du secours contre les Turcs qui avaient attaqué Candie, et pour demander un officier français auquel ils donneraient le commandement de leurs troupes. Ils prièrent Turenne de leur désigner quelqu’un ; et le grand homme de guerre nomma Frontenac.
  5. — Dans les cercles mondains de l’époque, madame de Frontenac et son amie mademoiselle d’Outrelaise étaient appelées « les Divines. »
  6. — Le seul fils né de leur mariage fut tué très jeune dans une bataille en Allemagne.
  7. — On en jugera par ce passage : « Sa Majesté désire que vous enregistriez la déclaration de la guerre qu’elle a faite par mer et par terre contre les Hollandais, mais vous ne saurez pas plutôt par là qu’ils sont ses ennemis que je vous dirai qu’ils sont devenus ses sujets, et qu’elle a poussé ses conquêtes avec tant de rapidité qu’en un mois de temps elle s’est assujettie des peuples qui pendant plus de cent ans avaient résisté à toute la puissance de la Maison d’Autriche, lors même qu’elle était dans le plus haut point de sa grandeur et de son élévation. » (Jugements et délibérations du Conseil Souverain, I, p. 690).
  8. Frontenac à Colbert, 2 nov. 1672. — Arch. prov. Man. N.-F., 1ère série, vol. 1. — Ces États généraux canadiens furent tenus à Québec le 23 octobre 1672. (Ibid.)
  9. Lettres, Instructions, etc., 3, II, p. 558.
  10. Frontenac à Colbert, 2 nov. 1672. — Arch. prov., Man. N.-F., 1ère série, vol. II.
  11. Supplément-Richard, p. 56 — Requête du sieur Bazire, 8 octobre 1672. — Requête des marchands. — Explication des marchands, 14 octobre. — Requête des habitants. — Lettre de Frontenac, 2 nov. 1672.
  12. Frontenac à Colbert, 2 novembre 1672 ; Arch. prov. ; Man. N. F., 2ème série, vol. II.
  13. Édits et Ordonnances, etc, p, 70.
  14. Ibid, p. 72.
  15. Pièces et documents relatifs à la tenure seigneuriale, 1852, pp. 6 et 7. — Le début varie quelquefois dans les titres. Quelques-uns commencent comme suit : « Sa Majesté désirant qu’on gratifie les personnes qui, se conformant à ses grands et pieux desseins, veulent bien tenir au pays en y formant des terres d’une étendue proportionnée à leurs forces, et le sieur de Vitré ayant déjà commencé de faire valoir les instructions de Sa Majesté, nous ayant requis de lui en départir, Nous, en vertu du pouvoir, » etc. D’autres débutent ex abrupto : « Savoir faisons qu’en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, nous avons accordé, donné et concédé, » etc.
  16. La France aux colonies, pp. 111, 112.
  17. Traité de la loi des fiefs, par Cugnet, pp. 2 à 7.
  18. — Cugnet, Traité des fiefs, p. 44. — Ainsi d’après ces taux une terre de trois arpents sur quarante payait : Un sol de cens par chaque arpent de front, soit 3 sols ; 2° Un sol de rente par chaque arpent en superficie, soit 3 fois 40 ou 112 sols ; 3° Un chapon ou 20 sols par chaque arpent de front, soit 3 chapons ou 60 sols ; ou bien un demi-minot de blé par chaque arpent de front, soit un minot et demi. Au plus, 175 sous de cens et rentes, pour une terre de 120 arpents.
  19. — C’était là le droit le plus onéreux, celui qui de nos jours causait le plus d’embarras et de récriminations. La réforme de 1854 est venue à son heure pour faire disparaître cette entrave au développement du pays. Mais au début ce droit n’était pas un grand fardeau, et, en soi, il n’avait rien d’injuste. « D’abord, a écrit l’abbé Faillon, le seigneur était obligé de céder gratuitement le fonds de sa terre avec tous les arbres qui s’y trouvaient, et si le censitaire venait à donner ce même fonds, ou à l’échanger pour quelque autre immeuble, ou enfin à le laisser à ses héritiers naturels ou à d’autres, dans tous ces cas le seigneur n’avait aucun droit à prétendre. Il y a, dans l’île de Montréal, des terres pour lesquelles, depuis deux siècles, il n’a jamais été payé aucun droit de mutation… Ce droit ne foulait nullement le vendeur, puisque ayant reçu gratuitement la terre il retenait pour lui les onze douzièmes du prix que lui comptait l’acquéreur. » (Histoire de la colonie française, III, p. 369).
  20. — La déclaration de guerre est datée du 6 avril 1672.
  21. Supplément-Richard, p. 245.
  22. Lettres, Instructions, etc., 3, II, p. 557.
  23. Jugements et délibérations du Conseil Souverain, I, p.692. — Talon pouvait faire rendre la justice dans sa baronnie par « un juge châtelain, lieutenant, greffier, procureur fiscal et autres officiers qu’il voudrait » ; il pouvait en outre « établir prisons, fourches patibulaires à quatre piliers où bon lui semblerait dans l’étendue de la dite baronnie avec un pilier à carcan où ses armoiries seraient empreintes. »
  24. Talon à Colbert, 10 nov. 1670 ; Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. I.
  25. 2 — Cependant ces lettres ne furent signées que le 14 mars.
  26. — Outre le départ de MM. de Courcelle et Talon, le Canada fit plusieurs pertes cruelles, en 1671-72. Madame de la Peltrie, la pieuse fondatrice des Ursulines de Québec, mourut le 18 novembre 1671, et la Mère de l’Incarnation, son éminente amie, la suivit dans la tombe le 30 avril 1672. L’année suivante, mademoiselle Mance disparaissait à son tour. La population canadienne pleura la mort de ces femmes distinguées à qui l’on pourrait décerner justement le titre de « mères de la patrie. »