Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre II

CHAPITRE II


État de la France en 1665. — Louis XIV règne et gouverne. — Colbert et Fouquet. — Les malversations de celui-ci sont démasquées. — La chambre de justice. — Le roi investit Colbert d’une immense juridiction. — Cet illustre ministre réforme l’administration et réalise de merveilleux progrès. — La situation de la France est prospère. — Louis XIV et Colbert tournent leurs regards vers le Canada, qui agonise. — La mission de Pierre Boucher. — L’épître du Père Le Jeune. — Un changement de régime. — Le roi se fait rétrocéder par les Cent-Associés le domaine et le gouvernement du Canada. — Il promet des secours. — Le conflit avec Rome et la campagne de Hongrie en retardent l’envoi. — La nomination, les fautes et la révocation de M. de Mésy. — La mission de M. de Tracy. — MM. de Courcelle et Talon sont nommés gouverneur et intendant. — Louis XIV envoie un régiment. — Un cri de gratitude.


En 1665, au moment où Jean Talon était nommé intendant de la Nouvelle-France, notre ancienne mère-patrie traversait une période prospère et glorieuse. Mazarin, décédé le 9 mars 1661, avait eu la satisfaction de terminer, avant de mourir, son œuvre de pacification intérieure et extérieure. Les traités d’Osnabrück, de Munster et des Pyrénées, signés après une longue série de victoires[1]assuraient à la France une situation prépondérante dans les affaires européennes. Louis XIV, âgé de vingt-trois ans et altéré de gloire, inaugurait son grand règne en s’appliquant sérieusement au métier de roi, et appuyait de son autorité désormais absolue les mesures réformatrices et progressives suggérées par Colbert, que lui avait légué le cardinal-ministre. Au lendemain du jour où ce dernier était descendu dans la tombe, le jeune monarque avait affirmé sa volonté de gouverner lui-même. Ayant convoqué le conseil d’État, composé de M. le chancelier Séguier, du surintendant Fouquet, des secrétaires d’État LeTellier, de Lionne, Brienne, Duplessis-Guénegaud et la Vrillière, il s’était exprimé comme suit, en s’adressant d’abord au chancelier : « Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’État pour vous dire que jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même ; vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. Hors le courant du sceau auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et ordonne, monsieur le chancelier, de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m’en avoir parlé, à moins qu’un secrétaire d’État vous les porte de ma part… Et vous, Messieurs, » — s’adressant aux secrétaires d’État, — « je vous défends de rien signer, pas même une sauvegarde ou un passe-port, sans mon consentement, de me rendre compte chaque jour à moi-même, et de ne favoriser personne dans vos rôles du mois. Monsieur le surintendant, je vous ai expliqué mes intentions ; je vous prie de vous servir de M. Colbert que feu M. le cardinal m’a recommandé.[2] »

Comme on le voit, Colbert ne faisait pas encore partie du Conseil, à ce moment. Né à Reims, en 1619, d’une famille adonnée au négoce, il était entré de bonne heure dans les bureaux de la guerre, grâce à la protection de son oncle, le sieur Colbert de Saint-Pouange. Michel Le Tellier, alors secrétaire d’État, c’est-à-dire ministre de ce département, l’avait bientôt remarqué et attaché à son cabinet. En 1651, Mazarin voulant s’assurer un agent dévoué, intelligent et actif, au milieu des difficultés et des embarras que lui suscitait la Fronde, avait demandé à Le Tellier de lui céder Colbert. Pendant onze ans, celui-ci servit le cardinal avec une fidélité et une habileté qui finirent par lui gagner entièrement la confiance du ministre. S’occupant non seulement des affaires personnelles de Mazarin, mais conduisant aussi pour lui d’importantes négociations politiques, et voyant de près les événements et les hommes, il acquit une connaissance approfondie de l’administration, toucha du doigt les abus, et commença à mûrir dans son esprit les idées de réforme et de réorganisation qu’il appliqua plus tard. Lorsque Mazarin mourut en le recommandant au roi, il était prêt pour la tâche dont le chargea Louis XIV.

Celui-ci voulant gouverner, et non pas seulement régner, il lui fallait se mettre au courant des différentes parties de l’administration. Et tout d’abord l’état des finances sollicitait son attention. Elles étaient dans le plus affreux désordre. Le roi se défiait avec raison de Fouquet, le surintendant, dont les dilapidations avaient été dénoncées à Mazarin par Colbert. Il eut donc recours aux lumières de ce dernier. Alors se joua dans les hautes régions gouvernementales une pièce à trois personnages, dont le début tint de la comédie, mais dont le dénouement fut tragique. Le matin, Fouquet soumettait au roi des états frauduleux, des chiffres groupés avec un art trompeur, et le soir Colbert, plume en main, rectifiait les exposés fallacieux, rétablissait les réalités dissimulées, et culbutait l’échafaudage d’impostures édifié par le ministre infidèle[3]. De ces conférences secrètes de Louis XIV avec Colbert, naquirent le crédit de ce dernier et la disgrâce éclatante de Fouquet. Celui-ci fut arrêté soudain, à Nantes, dix-huit jours après avoir donné en l’honneur du roi, dans sa princière résidence de Vaux, une fête, dont le faste inouï et insensé combla la mesure du mécontentement royal.

On sait ce qui suivit. Au mois de décembre 1661 Louis XIV institua une chambre de justice composée, du chancelier Séguier, du premier président Lamoignon et de vingt-six conseillers d’État, maîtres des requêtes et conseillers aux divers parlements. Ce tribunal extraordinaire fit le procès de Fouquet, qui fut condamné au bannissement, peine commuée singulièrement par Louis XIV en une détention perpétuelle[4]. La charge de surintendant des finances fut abolie, et un conseil royal des finances fut créé. Il était composé du maréchal de Villeroy, de Colbert et de deux autres conseillers d’État. L’autorité et l’influence de Colbert y furent prépondérantes. Quoiqu’il ne reçût que plus tard et graduellement les titres des différentes fonctions ministérielles dont il fut chargé, on peut dire que de ce moment date véritablement son administration. C’est ce que fait très bien ressortir M. Geffroy dans la préface de l’Histoire de Golbert[5] :

« Le roi, écrit-il, décida en le nommant (au conseil des finances) qu’il ordonnerait de beaucoup d’affaires à lui tout seul : c’était lui remettre toute l’administration financière, c’était lui conférer à l’avance une autorité que sanctionna, en décembre 1665, le titre de contrôleur-général, que devaient conserver les ministres des finances jusqu’en 1789. Cette autorité était fort étendue. Le contrôleur-général des finances était non seulement chargé de la perception des impôts ainsi que des paiements au nom du Trésor, mais aussi de tout ce qui pouvait influer sur le revenu de l’État, sur l’assiette et sur le taux des diverses impositions, sur les sources enfin de l’impôt, telles que l’agriculture, le commerce et l’industrie. Il est très difficile de se rendre compte des limites entre lesquelles furent contenus les pouvoirs dont Colbert reçut le dépôt, tant l’ancienne organisation administrative de la France comportait de nombreuses et étranges anomalies. Il eut dans son département, avec les finances, la marine et le commerce, les ports et les fortifications maritimes, toutes les places fortes de ce qu’on nommait alors l’ancien domaine du roi. Ce ne fut pourtant que le 9 mars 1669 qu’il fut chargé officiellement de la marine, des manufactures et du commerce. Bien qu’il eût dès le commencement ces sortes d’affaires dans ses attributions, c’était le secrétaire d’État de la marine, de Lionne, qui contresignait les dépêches »[6].

En 1665, il y avait déjà quatre ans que Colbert était investi de cette immense juridiction ministérielle. Depuis quatre ans, profitant de la paix et de l’appui intelligent de Louis XIV, cet administrateur illustre restaurait les finances, relevait le commerce, ressuscitait la marine, protégeait les industries, secourait l’agriculture et encourageait tous les arts. Quelques-uns des principes suivis et des procédés adoptés par le monarque et son ministre peuvent être discutés aujourd’hui, mais on ne saurait refuser d’admirer l’activité féconde dont la France ressentit alors la stimulante impulsion. Au mois de décembre 1662, après seize mois seulement d’administration, Colbert pouvait soumettre au roi une note dont voici le résumé : « En septembre 1661, le revenu était réduit à 21 millions, et encore mangé pour deux ans ; aujourd’hui (décembre 1662), en seize mois, il a augmenté de 50 millions. Alors le roi payait 20 millions d’intérêt ; aujourd’hui pas un sou ; alors le roi, dépendant des financiers, ne pouvait faire aucune dépense extraordinaire ; aujourd’hui, après son achat de Dunkerque, l’Europe l’a vu si riche qu’elle tremblait de lui voir acheter toutes les places de sa convenance ; alors, point de marine ; aujourd’hui 24 vaisseaux viennent d’être construits, lancés ; on a préparé des galères, etc. Sous cette protection, le commerce multiplie ses vaisseaux. Alors l’art et l’éclat, le luxe étaient chez les ministres ; aujourd’hui chez le roi. Le roi n’avait pas 8,000 livres pour l’embellissement des maisons royales, il vient d’y mettre de 2 à 3 millions[7]. »

Si la situation était si bonne en 1662, elle était encore meilleure en 1665. Et ce fut heureux pour le Canada, vers lequel Louis XIV et Colbert allaient tourner leur attention. Déjà ils avaient commencé à se préoccuper de cette France lointaine qui se débattait depuis trente ans contre l’inertie d’une compagnie impuissante et les agressions sanglantes des hordes iroquoises. Au moment où le soleil du grand règne illuminait et vivifiait la mère-patrie de ses premiers rayons, la colonie fondée sous Henri IV et Richelieu devait-elle rester dans l’ombre glaciale où elle agonisait ? Non, l’influence bienfaisante sous laquelle la France renaissait allait aussi se faire sentir, à travers les mers, jusque sur les rivages du Saint-Laurent.

Vers la fin de l’automne de 1661, trois mois après l’arrestation du surintendant Fouquet, un délégué canadien arrivait à Paris et sollicitait une audience de Louis XIV, qui venait précisément d’inaugurer son gouvernement personnel. Il s’appelait Pierre Boucher, et avait résidé au Canada depuis 1634. Tour à tour, et souvent à la fois, colon, voyageur, interprète, juge et capitaine de milice, il s’était distingué en toutes rencontres par son courage, son énergie, son intégrité de caractère, son dévouement au bien public. Après avoir défendu victorieusement la bourgade des Trois-Rivières contre une armée iroquoise en 1653, il avait exercé les fonctions de gouverneur de ce poste durant plusieurs années. M. Boucher était accrédité par des lettres de M. d’Avaugour, gouverneur de la Nouvelle-France. Il devait exposer au roi, d’une part, l’état presque désespéré de la colonie, la ruine dont elle était menacée par l’hostilité des cantons iroquois, les secours urgents dont elle avait besoin en armements et en hommes, de l’autre, ses ressources, ses richesses naturelles, et les avantages qu’elle offrirait pour la colonisation et le commerce, si par un décisif effort on écrasait ses ennemis implacables.

Ce qui montre combien était réelle et sérieuse l’application de Louis XIV aux affaires, c’est que Pierre Boucher le vit en personne et put l’entretenir longuement de sa mission. Ce fils d’un métayer, cet ancien commis d’une société de marchands[8], pouvait faire bonne figure au Canada ; mais, quoique récemment anobli, il devait paraître un bien mince personnage, à la cour, dans les antichambres royales, parmi les grands seigneurs, les hauts dignitaires et les officiers de la couronne. Cependant, l’humble député de la pauvre petite nation canadienne ne fut pas renvoyé de bureau en bureau, de secrétaire en secrétaire. Il fut reçu par le monarque qui fixait les regards de toute l’Europe, et qui, au milieu des plaisirs les plus enivrants et des fêtes les plus éblouissantes, roulait déjà dans sa pensée de vastes et ambitieux projets. Louis XIV l’écouta, l’interrogea, voulut se renseigner sur cet embryon de peuple jeté au milieu des forêts de l’Amérique septentrionale, comme une sentinelle perdue de la civilisation française. L’entretien n’eut rien de superficiel. Le roi posa des questions précises ; il demanda, par exemple, si le pays était fécond en enfants. Pierre Boucher, plein de son sujet, fournit des informations complètes ; il montra l’avenir glorieux réservé à la Nouvelle-France si le roi qui venait de donner la paix à l’Europe voulait simplement châtier quelques peuplades barbares. Louis XIV se détermina dès lors à secourir le Canada et promit des troupes pour réduire les Iroquois[9]. Toutes les impressions qu’il reçut vers cette époque durent affermir en lui ce dessein. La belle et touchante épître que lui adressa presque au même moment le Père Le Jeune émut sans aucun doute sa fierté royale et sa foi chrétienne. « Sire, » écrivait ce vénérable religieux, « voici votre Nouvelle-France aux pieds de Votre Majesté. Une troupe de barbares, comme vous fera voir ce petit livret, l’a réduite aux abois. Écoutez, Sire, si vous l’avez pour agréable, sa voix languissante et ses dernières paroles : « Sauvez-moi, s’écrie-t-elle, je vais perdre la religion catholique : on me va ravir les Fleurs de Lys ; je ne serai plus française, on me dérobe ce beau nom, dont j’ai été honorée depuis si longtemps ; je tomberai entre les mains des étrangers quand les Iroquois auront tiré le reste de mon sang qui ne coule quasi plus ; je serai bientôt consommée dans leurs feux : et le démon va enlever un grand nombre de nations qui attendaient le salut de votre piété, de votre puissance et de votre générosité. » Sire, voilà les soupirs et les sanglots de cette pauvre affligée. Il y a environ un an que ses enfants, vos sujets, habitants de ce nouveau monde, firent entendre l’extrémité du danger où ils étaient ; mais le malheur du temps n’ayant pas permis qu’ils fussent secourus, le ciel et la terre ont marqué par leurs prodiges les cruautés et les feux que ces ennemis de Dieu et de Votre Majesté leur ont fait souffrir depuis ce temps-là. Ces perfides raviront un fleuron de votre couronne, si votre main puissante n’agit avec votre parole. Si vous consultez le ciel, il vous dira que votre salut est peut-être enfermé dans le salut de tant de peuples, qui seront perdus, s’ils ne sont secourus par les soins de Votre Majesté. Si vous considérez le nom français, vous saurez, Sire, que vous êtes un grand roi, qui, faisant trembler l’Europe, ne doit pas être méprisé dans l’Amérique. Si vous regardez le bien de votre État, votre esprit, qui voit à l’âge de vingt-quatre ans ce que plusieurs grands princes ne voient pas à cinquante, connaîtra combien la perte d’un si grand pays sera dommageable à votre royaume. J’en dis trop pour un cœur si royal, pour une vertu si héroïque, et pour une générosité si magnanime. La Reine, votre très honorée mère, dont la bonté est connue au delà des mers, a empêché jusques à présent la ruine entière de la Nouvelle-France ; mais elle ne l’a pas mise en liberté. Elle a retardé sa mort, mais elle ne lui a pas rendu la santé, ni les forces. Ce coup est réservé à votre Majesté, qui, sauvant les corps et les biens de sa colonie française, et les âmes d’un très grand nombre de nations, les obligera toutes de prier Dieu qu’il vous fasse porter le nom de saint, aussi bien qu’à votre grand aïeul, dont vous imiterez le zèle, entreprenant une guerre sainte. Ce sont les désirs, les souhaits et les vœux de celui, qui, avec la permission de votre bonté, se dit, non en termes de cour, mais avec le langage du cœur, de Votre Majesté le très humble et très obéissant sujet et serviteur très fidèle… »[10].

Ainsi donc, dès 1662, le roi avait été mis au courant de la question canadienne et s’y était intéressé. Il est même probable qu’il se préoccupa avant Colbert de la triste situation où se trouvait la Nouvelle-France. En effet le ministre était alors absorbé par le procès Fouquet et les procédures de la chambre de justice, par ses opérations sur les rentes, et son âpre campagne contre les traitants et les concussionnaires. Mais il entra bientôt dans les vues de son maître et tourna lui aussi ses regards vers l’Amérique. En 1663, Pierre Boucher, redevenu gouverneur des Trois-Rivières, lui dédiait son Histoire véritable et naturelle de la Nouvelle-France. Il rendait témoignage aux bonnes dispositions de Colbert envers le Canada. « J’ai cru », disait-il, « que cet ouvrage vous était dû, Dieu vous ayant donné pour ce pays un amour particulier, qui sans doute ira croissant, lorsque vous aurez été plus amplement informé de la bonté et de la beauté de toutes nos contrées. C’est le sentiment commun de tous ceux qui vous connaissent que l’unique chose qui ait pouvoir sur votre esprit est de vous faire bien connaître qu’il y va de la gloire du roi et des intérêts de la France, et qu’ensuite on peut tout se promettre de vos soins et de votre crédit. Cela étant, j’ai cru, Monseigneur, que ce narré pourrait contribuer quelque chose aux inclinations que vous avez déjà de faire fleurir notre Nouvelle-France et d’en faire un monde nouveau »[11].

Comme on le voit, du fond de l’abîme où il se sentait mourir, le Canada ne cessait de pousser vers la mère-patrie ses pathétiques appels. Le Père Lalemant s’écriait dans la Relation de 1662 : « Le plus grand des monarques chrétiens ne souffrira pas que sa Nouvelle-France soit plus longtemps captive sous la tyrannie d’une poignée de barbares. » Le gouverneur écrivait des lettres pressantes. Mgr  de Laval passait en France, non seulement pour régler certaines difficultés, mais aussi pour solliciter des secours. Aux accents de toutes ces voix suppliantes, Louis XIV et Colbert comprenaient l’urgence de mesures énergiques, et ils se préparaient à agir.

La colonie avait déjà commencé à recevoir quelques renforts. En 1662, Pierre Boucher avait ramené avec lui au Canada, trois cents hommes de travail. Un sieur Dumont, commissaire nommé par le roi, l’accompagnait ; il venait prendre un aperçu du pays et de ses ressources. En 1663, une centaine de familles furent envoyées ici pour activer la colonisation ; le roi leur fournissait leur subsistance pour un an. En 1664, il fit passer huit cents engagés dont il défraya les dépenses de voyage. Ce n’était là que les préliminaires du grand effort auquel le roi et le ministre étaient déterminés, pour sauver la Nouvelle-France.

Mais il fallait d’abord déblayer le terrain, c’est-à-dire mettre fin au régime misérable qui avait conduit à la ruine la colonie fondée par Champlain. La compagnie des Cent-Associés, suzeraine et propriétaire du pays depuis 1627, n’avait point rempli ses obligations de le peupler, de le coloniser, de le défendre. Au printemps de 1663, le roi se fit rétrocéder la Nouvelle-France, en reprit le gouvernement direct, y créa un conseil souverain composé du gouverneur, de l’évêque, d’un procureur général et de cinq conseillers, et nomma un intendant chargé spécialement de la justice, de la police et des finances.

Ceci n’était qu’un premier pas. Le conflit avec Rome[12], — où malheureusement Louis XIV commença à manifester cet esprit d’orgueil qui devait lui être fatal, — l’envoi d’une armée contre le Turc pour secourir l’Autriche envahie[13], retardèrent l’expédition au Canada des troupes promises. En 1664, Colbert créa une nouvelle compagnie, — dont nous parlerons au chapitre suivant, — à laquelle fut transféré le domaine de la Nouvelle-France, mais qui laissa tout son jeu à l’administration royale. Ce fut en 1665 seulement que purent être envoyés les secours si longtemps désirés, si impatiemment attendus.

Dans l’intervalle, M. de Mésy avait succédé à M. d’Avaugour comme gouverneur du Canada. Ami de Mgr  de Laval qui l’avait recommandé au roi, il s’était bientôt brouillé avec lui pour de futiles motifs, et avait commis de graves abus d’autorité en révoquant irrégulièrement plusieurs membres du Conseil Souverain. Le roi décida son rappel. Le 23 mars 1665, M. de Courcelle fut nommé à sa place. Le même jour, M. Talon recevait sa commission d’intendant, comme successeur du sieur Robert, qui, investi de cette charge en 1663, n’était pas venu en exercer ici les fonctions.

Le 19 novembre 1663, M. de Tracy avait été nommé lieutenant-général de Sa Majesté pour toutes les colonies de l’Amérique, en l’absence du comte d’Estrade, vice-roi, à ce moment ambassadeur de France en Hollande. Chargé de la mission de visiter toutes les possessions françaises dans les deux Amériques et d’y exercer l’autorité du roi pour le bien de ses sujets, il avait quitté la France en février 1664, était allé à Cayenne, aux Antilles, et devait arriver à Québec au printemps de 1665. Le roi le chargea, conjointement avec MM. de Courcelle et Talon, de faire le procès de M. de Mésy, de réorganiser le Conseil Souverain, en un mot de rétablir l’ordre. En même temps il devait recevoir un régiment de bonnes troupes pour aller faire la guerre aux iroquois.

L’effroyable crise que traversait le Canada depuis quinze ans était terminée. Un long soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines canadiennes. Un cri de gratitude et d’allégresse salua le jour nouveau qui se levait pour la petite colonie française des bords du Saint-Laurent[14].



  1. — Traités de Munster et d’Osnabrück, avec l’Allemagne, 1648 ; traité des Pyrénées avec l’Espagne, 1659.
  2. Histoire de France, par Guizot, vol. 4, p. 248.
  3. Mémoires de l’abbé de Choisy. Collection Petitot, 2ème série, vol. 63, p. 235.
  4. — Outre le procès Fouquet, la chambre de justice procéda à des informations contre beaucoup de traitants, de financiers, de fonctionnaires infidèles, qui s’étaient enrichis aux dépens de l’État.
  5. Histoire de Colbert et de son administration, par Pierre Clément, troisième édition ; Paris, Perrin et Cie, 1892.
  6. — Parlant de la multiplicité et de l’étendue des fonctions de Colbert, un de ses biographes écrit : « En somme, il avait les attributions qui sont aujourd’hui réparties entre les ministres des finances, de la marine et des colonies, de l’agriculture, des travaux publics, du commerce, des beaux arts, de l’instruction publique, même jusqu’à un certain point de l’intérieur. » (L. Delavaud : article Colbert dans la Grande Encyclopédie).
  7. — Article Colbert dans le Grand Dictionnaire universel.
  8. — Son père, Gaspard Boucher, avait été fermier des jésuites à Beauport, et lui-même avait été commis des Cent-Associés aux Trois-Rivières.
  9. Lettres de la Mère de l’Incarnation, édition Richaudeau, 1876, volume II, p 425. — Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada, Paris, 1664.
  10. — Cette « épistre au Roy » figure en tête de la Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la compagnie de Jésus en la Nouvelle-France, ès années 1660 et 1661. Le Père LeJeune était venu au Canada en 1632 ; il avait occupé le poste de supérieur jusqu’en 1639, et continua de travailler aux missions sauvages jusqu’en 1649. Rappelé alors en France, il fut chargé des fonctions importantes de procureur des missions canadiennes. Il nous a paru que sa lettre à Louis XIV méritait d’être mise plus en lumière qu’elle ne l’a été jusqu’ici.
  11. — Cette dédicace était datée du 8 octobre 1663. Elle était adressée à « Monseigneur Colbert, conseiller du roi en son conseil royal, intendant des finances, et surintendant des bâtiments de Sa Majesté, baron de Seignelay, etc. » Le livre de Pierre Boucher fut imprimé à Paris, en 1664.
  12. — En 1662, à la suite d’une rixe entre des gens appartenant à l’escorte du duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome, et des soldats de la garde corse du Pape, ceux-ci assaillirent le palais de l’ambassadeur et tirèrent même sur ce dernier. Créqui abandonna son poste et Louis XIV demanda avec hauteur une réparation. Peu satisfait de celle que lui offrait le Saint-Père, il proféra des menaces, fit saisir le Comtat Venaissin, et passer des troupes en Italie (1663). Le pape dut subir les conditions humiliantes exigées par le roi.
  13. — Dans l’été de 1664.
  14. — Écoutez le Père LeMercier dans l’avant-propos de la Relation de 1665 : « Jamais, » s’écrie-t-il, « la Nouvelle-France ne cessera de bénir notre grand monarque d’avoir entrepris de lui rendre la vie et de la tirer des feux des Iroquois. Il y a tantôt quarante ans que nous soupirons après ce bonheur. Nos larmes ont enfin passé la mer, et nos plaintes ont touché le cœur de Sa Majesté qui va faire un royaume de notre barbarie, et changer nos forêts en villes et nos déserts en provinces. »